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Full text of "Alpes et Pyrénées"

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ŒUVRES    POSTHUMES    DE    VICTOR    HUGO 


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EN    VOYAGE 


ALPES    ET    PYRE>EES 


TOrS     DROITS     RKSERVKS 


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VICTOR    HUGO 


EN    VOYAGE 


ALPES  ET  PYRÉNÉES 


PARIS 


J.    H  E  T  Z  E  L    &    C*  I      SOC.  FR.  D'ÉDITIONS  D'ART 

U-HENRY    MAY 

18,   Rue  Jacob.  I         Rue  Saint-Benoît,  9  et  11. 


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AVERTISSEMENT 


Le  Voyage  aux  Alpes,  par  lequel  s'ouvre  ce  volume,  est 
de  1839,  comme  le  second  Voyage  au  Rhin,  dont  il  est  la 
suite.  A  part  l'épisode  des  Bateleurs  détaché  d'une  lettre 
à  Louis  Boulanger,  le  Voyage  aux  Alpes  se  compose  de 
lettres  adressées  à  M""'  Victor  Hugo,  datées  des  villes  et 
timbrées  de  la  poste. 

Le  Voyage  aux  Pyrénées  (18Zi3)  est  formé  d'une  manière 
un  peu  différente.  Il  a  été  écrit  au  fur  et  à  mesure,  sur 
des  pages  d'album,  dans  les  lieux  mêmes  qu'il  dépeint. 
Les  deux  albums  qui  le  contiennent  sont  remplis  de  des- 
sins à  la  plume  faits  sur  place  et  ont  pour  signets  des  fleurs 
et  des  herbes  cueillies  dans  la  montagne  ou  dans  la  forêt. 

Le  Voyage  se  poursuit  ainsi,  ininterrompu  et  complet, 
jusqu'à  Pampelune.  A  partir  de  là,  nous  n'en  avons  que 
des  chapitres  isolés.  Le  voyageur  prenait  des  notes  pour 
achever  plus  tard  son  récit;  mais  il  n'a  décrit  sur-le- 
champ  que  les  lieux  et  les  choses  qui  l'ont  le  plus  frappé. 
Après  la  mort  de  sa  fille  Léopoldine,  il  n'a  pas  eu  le  cou- 
rage de  terminer  le  Voyage. 


1839 


ALPES 


LE    MONT    PILATE 


Lucerue.  —  10  septembre,  minuit. 


Je  suis  arrivé  à  Lucerne  de  nuit.  Je  me  suis  logé  à  la 
pension  Lichman,  excellent  hôtel  installé  dans  une  belle 
vieille  tour,  à  mâchicoulis,  ma  foi  !  J'ai  soupe,  j'ai  demandé 
une  chambre,  j'ai  ouvert  ma  fenêtre,  et  je  vais  probable- 
ment passer  la  nuit  à  t'écrire,  ma  chère  Adèle,  car  j'ai  la 
tête  pleine  de  spectacles  et  le  cœur  plein  de  tendresse. 

Quand  le  paysage  qui  remplit  ma  croisée  ouverte  en 
vaut  la  peine,  j'en  fais  un  croquis  et  je  te  l'envoie.  Aujour- 
d'hui il  est  admirable,  malgré  la  nuit,  et  peut-être  en 
partie  à  cause  de  la  nuit. 

J'ai  sous  les  yeux  le  lac  des  Quatre-Cantons,  la  merveille 
de  la  Suisse.  L'eau  du  lac  vient  jusque  sous  ma  croisée 
battre  doucement  les  vieilles  pierres  de  la  tour.  J'y 
entends  sauter  les  poissons  avec  un  bruit  faible.  L'obscu- 
rité est  profonde.  Cependant  je  distingue  à  ma  droite  un 
pont  de  bois  vermoulu  à  toiture  aiguë  qui  va  se  rattacher 
à  une  grosse  tour  d'un  superbe  profil.  Des  lueurs  vagues 
courent  sur  l'eau.  Quelques  hauts  peupliers  noirs  se  reflè- 
tent dans  le  lac  sombre  vis-à-vis  de  moi,  à  cinq  cents  pas 
de  ma  tour.  Une  large  brume,  versée  par  la  nuit  sur  le 


II 


6  ALPES. 

lac,  me  cache  le  reste.  Cependant  elle  ne  monte  pas  assez 
haut  pour  m'empècher  de  voir  le  développement  sinistre 
du  mont  Pilate  posé  devant  moi  dans  toute  son  immen- 
sité. 

Au-dessus  des  trois  dents  de  son  sommet,  Saturne, 
avec  quatre  belles  étoiles  d'or  au  milieu  desquelles  il  est 
placé,  dessine  dans  le  ciel  un  gigantesque  sablier.  Der- 
rière le  Pilate  et  sur  les  rives  du  lac  se  pressent  pêle-mêle 
une  foule  de  vieux  monts  chauves  et  difformes,  Titlis, 
Prosa,  Crispait,  Badus,  Galenstock,  Frado,  Furca,  Mut- 
thorn,  Beckenviederberg,  Urahorn,  HochstoUen,  Rathorn, 
Thierstock  et  Brunig.  J'entrevois  confusément  tous  ces 
géants  goitreux  et  bossus  accroupis  dans  l'ombre  autour 
de  moi. 

De  temps  en  temps  le  vent  m'apporte  à  travers  les  ténè- 
bres un  bruit  de  clochettes  éloignées.  Ce  sont  les  vaches 
et  les  chèvres  qui  errent  en  secouant  leurs  grelots  dans 
les  pâturages  aériens  du  Pilate  et  du  Rigi,  et  cette  douce 
musique  qui  vient  jusqu'à  moi  tombe  de  cinq  ou  six  mille 
pieds  de  haut. 

J'ai  vu  dans  ma  journée  trois  lacs,  le  lac  de  Zurich  que 
j'ai  quitté  ce  matin,  le  lac  de  Zug  qui  m'a  gratifié  d'une 
excellente  anguille  pour  mon  déjeuner,  et  le  lac  de  Lucerne 
qui  vient  de  me  donner  à  souper  avec  ses  admirables 
truites  saumonées. 

Vus  à  vol  d'oiseau,  le  lac  de  Zurich  a  la  forme  d'un 
croissant  qui  appuie  l'une  de  ses  pointes  à  Zurich  et 
l'autre  à  Uznach,  le  lac  de  Zug  a  la  forme  d'une  pantoufle 
dont  la  route  de  Zug  à  Art  ferait  la  semelle,  le  lac  des 
Quatre-Cantons  figure  jusqu'à  un  certain  point  une  patte 
d'aigle  brisée  dont  les  fractures  font  les  deux  golfes  de 
Brunnen  et  de  Buochs,  et  dont  les  quatre  ongles  s'enfon- 
cent profondément,  l'un  dans  Alpnach,  l'autre  dans  Win- 
kel,  le  troisième  dans  Lucerne  et  le  dernier  dans  Kuss- 
nacht,  où  Tell  a  tué  Gessler.  Le  point  culminant  du  lac  est 
Fluelen. 

Avant  de  quitter  le  lac  de  Zurich,  je  me  suis  réconcilié 
avec  lui.  C'est  qu'il  était  vraiment  beau  à  voir  du  haut  de 
la  côte  d'Albis.  Les  maisons  blanches  brillaient  sur  la 
route  opposée  comme  des  cailloux  dans  l'herbe,  quelques 


LUCERNE.    —    LE    MONT    PILATE.  7 

bateaux  à  voiles  ridaient  l'eau  étincelante,  et  le  soleil 
levant  enlevait  l'une  après  l'autre  de  la  surface  du  lac 
toutes  les  brumes  de  la  nuit,  que  le  vent  portait  diligem- 
ment à  un  gros  tas  de  nuages  amoncelés  dans  le  nord.  Le 
lac  de  Zurich  était  magnifique  ainsi. 

Quand  je  te  dis  que  j'ai  vu  trois  lacs  dans  la  journée,  je 
suis  bien  bon,  j'en  ai  vu  quatre.  Entre  Albis  et  Zug,  au 
milieu  des  sierras  les  plus  pittoresques  du  monde,  au 
fond  d'un  ravin  très  sauvage,  très  boisé  et  très  désert,  on 
aperçoit  un  petit  lac  d'un  vert  sombre  qui  s'appelle  Dur- 
lersee  et  dont  la  sonde  n'a  pu  trouver  le  fond.  Il  paraît 
qu'un  village  riverain  s'y  est  écroulé  et  englouti.  La  cou- 
leur de  cette  flaque  d'eau  est  inquiétante.  On  dirait  une 
grande  cuve  pleine  de  vert-de-gris.  —  Mauvais  lac  !  m'a 
dit  un  vieux  paysan  en  passant. 

Plus  on  avance,  plus  les  horizons  deviennent  extraor- 
dinaires. A  Albis  il  semble  qu'on  ait  sous  les  yeux  quatre 
chaînes  de  montagnes  superposées;  au  premier  plan  les 
Ardennes  vertes,  au  second  plan  le  Jura  sombre  à  brus- 
ques courbures,  au  troisième  étage  les  Apennins  chauves 
et  abrupts,  au  fond,  au-dessus  de  tout,  les  blanches  Alpes. 
On  croit  voir  les  quatre  premières  marches  de  l'ancien 
escalier  des  Titans. 

Puis  on  redescend  dans  les  vallées,  on  s'enfonce  dans 
les  forêts;  les  branchages  chargés  de  feuilles  font  sur  la 
route  une  voûte  réticulée  dont  les  crevasses  laissent 
pleuvoir  le  jour  et  la  chaleur.  Quelques  rares  cabanes 
montrent  à  moitié  leurs  façades  de  bois  blond,  ragoû- 
tantes et  gaies,  avec  leurs  croisées  à  vitres  rondes  qu'on 
dirait  grillées  de  gros  tulle;  un  paysan  bienveillant  passe 
avec  son  chariot  attelé  de  bœufs  ;  les  ravins  font  de  larges 
coupures  dans  la  futaie,  le  regard  s'échappe  par  ces  tran- 
chées, et,  s'il  est  midi,  si  le  temps  est  beau,  il  se  fait  de 
toutes  parts  un  magnifique  échange  d'ombres  et  de  rayons 
entre  le  ciel  et  la  terre,  les  larges  rideaux  de  brume  qui 
pendent  sur  l'horizon  se  déchirent  çà  et  là,  et,  par  la 
déchirure,  les  montagnes  éloignées  vous  apparaissent  tout 
à  coup  comme  dans  un  miroir  magique  au  fond  d'un 
gouffre  de  lumière. 

Zug,  comme  Bruck,  comme  Baden,  est  une  charmante 


8  ALPES. 

commune  féodale,  encore  enceinte  de  tours,  avec  ses 
portes  ogives  blasonnées,  crénelées,  robustes,  et  toutes 
meurtries  par  les  assauts  et  les  escalades.  Zug  n'a  pas 
l'Aar  comme  Bruck,  Zug  n'a  pas  la  Limmat  comme  Baden, 
mais  Zug  a  son  lac,  son  petit  lac,  qui  est  un  des  plus 
beaux  de  la  Suisse.  Je  me  suis  assis  sur  une  étroite  esta- 
cade  ombragée  de  tilleuls,  à  quelques  pas  de  mon  auberge  ; 
j'avais  devant  moi  le  Rigi  et  le  Pilate,  qui  faisaient  quatre 
pyramides  monstrueuses;  deux  montaient  dans  le  ciel  et 
deux  se  renversaient  dans  l'eau. 

Les  fontaines  de  pierre,  les  maisons  peintes  et  sculp- 
tées abondent  à  Zug.  L'auberge  du  Cerf  a  quelques  ves- 
tiges de  la  renaissance.  A  Zug  la  fresque  italienne  prend 
déjà  possession  de  presque  toutes  les  murailles.  Dans  tous 
les  lieux  où  la  nature  est  très  ornée,  la  maison  et  le  cos- 
tume de  l'homme  s'en  ressentent  ;  la  maison  se  farde,  le 
costume  se  colore.  C'est  une  loi  diarmante.  Nos  guin- 
guettes de  la  Cunette  et  nos  paysans-banlieue  vêtus  de 
guenilles  seraient  des  monstres  ici. 

J'ai  vu  sur  une  porte  à  Zug  un  bas-relief  qui  représente 
un  troglodyte,  avec  sa  massue.  Au-dessous  est  gravée  la 
date  l/i82.  Sur  une  autre  porte  est  inscrite  cette  légende 
plus  engageante  que  le  troglodyte  :  Pax  intranlibus,  salus 
exeuniibus,  1607.  (Mon  Chariot,  explique  ce  latin  à  ta  bonne 
mère.) 

L'église  de  Zug  est  meublée  comme  une  église  de 
Flandre.  Les  autels  à  colonnes  torses,  les  lames  sépul- 
crales coloriées  et  dorées  sont  appliqués  à  tous  les  murs. 
Un  bedeau  m'a  introduit  dans  le  trésor  de  l'église  qui  est 
splendide  et  qui  regorge  d'argenteries  et  d'orfèvreries, 
quelques-unes  extrêmement  riches,  quelques-unes  extrê- 
mement précieuses.  Pour  trente  sous  j'ai  vu  des  millions. 

Il  y  a  quinze  ans,  le  chemin  de  Zug  à  Art  était  un  sen- 
tier impraticable  où  trébuchait  le  meilleur  cheval.  C'est 
maintenant  une  grande  route  excellente,  laquelle  ne 
cahote  pas  même  l'omnibus-charrette  qui  la  parcourt 
avec  des  cargaisons  de  voyageurs  le  sac  sur  le  dos.  J'avais 
loué  à  Zurich  un  petit  cabriolet  à  quatre  roues  qui  trot- 
tait le  plus  agréablement  du  monde  sur  cette  jolie  route, 
ayant  des  escarpements  d'arbres  et  de  rochers  à  gauche. 


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LICERNE.    —    LE    MONT    PILATE.  0 

et  à  droite  Peau  du  lac  à  peine  ridée  par  un  souffle. 

Le  lac  est  gracieux  quand  on  quitte  Zug;  il  devient 
superbe  quand  on  approche  d'Art.  C'est  qu'au-dessus 
d'Art,  qui  est  un  grand  village  de  canton  de  Schwytz,  il 
y  a  le  Rossberg  que  les  gens  du  pays  appellent  le  Sofirun- 
berg  (montagne  éclairée  par  le  soleil),  et  le  Rigi  qu'ils 
nomment  le  Schattenberg  (montagne  exposée  à  l'ombre). 

Le  Rossberg  a  quatre  mille  pieds  de  haut,  le  Rigi  en  a 
cinq  mille.  Ce  sont  les  deux  plus  hautes  montagnes  de 
brèche  qu'il  y  ait  dans  le  monde.  Le  Rossberg  et  le  Rigi 
n'ont  aucun  rapport  géologique  avec  les  Alpes  qui  les 
entourent.  Les  Alpes  sont  de  granit;  le  Rigi  et  le  Rossberg 
sont  faits  de  cailloux  roulés  dans  une  fange  aujourd'hui 
plus  dure  que  le  ciment,  et  qui  donne  aux  rochers  tom- 
bés près  de  la  route  un  air  de  pans  de  murs  romains. 
Ces  deux  énormes  montagnes  sont  deux  tas  de  boue  du 
déluge. 

Aussi  il  advient  parfois  que  la  boue  se  délaie  et 
s'écroule.  Cela  est  arrivé  notamment  en  1806,  après 
deux  mois  de  pluie.  Le  2  septembre,  à  cinq  heures  du 
soir,  un  morceau  du  sommet  du  Rossberg,  de  mille  pieds 
de  front,  de  cent  pieds  de  haut  et  d'une  lieue  de  loDg, 
s'est  détaché  tout  à  coup,  a  parcouru  en  trois  minutes 
une  pente  de  trois  lieues  et  a  brusquement  englouti  une 
forêt,  une  vallée,  trois  villages  avec  leurs  habitants  et  la 
moitié  d'un  lac.  Goldau,  qui  a  été  broyée  ainsi,  est  der- 
rière Art. 

A  trois  heures,  j'entrais  dans  l'ombre  du  Rigi,  laissant 
sur  les  collines  de  Zug  un  soleil  éblouissant.  J'approchais 
d'Art  et  je  songeais  à  Goldau;  je  savais  que  cette  jolie 
ville  riante  masquait  au  passant  le  cadavre  de  la  ville 
écrasée,  je  regardais  ce  lac  si  paisible  où  miroitaient  les 
chalets  et  les  prairies.  Lui  aussi  masque  des  choses  terri- 
bles. Sous  le  Rigi  il  a  douze  cents  pieds  de  profondeur, 
et,  quand  elle  est  saisie  par  deux  vents  violents  que  les 
bateliers  d'Art  et  de  Zug  nomment  l'Arbis  et  le  Wetter- 
Fœhn,  cette  charmante  flaque  d'eau  devient  plus  horrible 
et  plus  formidable  que  l'Océan. 

Devant  moi  se  dressait  à  perte  de  vue  le  Rigi.  sombre 
et  immense  muraille  à  pic,  où  les  sapins  grimpaient  con- 


10  ALPES. 

fuséaient  et  à  l'envi  comme  des  bataillons  qui  montent  à 
l'assaut. 

De  tout  paysage  il  sort  une  fumée  d'idées,  tantôt  douces, 
tantôt  lugubres;  celui-ci  dégageait  pour  moi  une  triple 
pensée  de  ruine,  de  tempête  et  de  guerre,  et  me  faisait 
rêver,  lorsqu'une  jeune  fille  pieds  nus,  qui  était  assise  au 
bord  du  chemin,  est  accourue,  a  jeté  en  passant  trois 
prunes  dans  mon  cabriolet  et  s'est  enfuie  avec  un  sourire. 
Pendant  que  je  prenais  quelques  batz  dans  mon  gousset, 
elle  avait  disparu.  Un  moment  après,  je  me  suis  retourné, 
elle  était  revenue  au  bord  du  chemin  tout  en  se  cachant 
dans  la  verdure,  et  elle  me  regardait  de  ses  yeux  brillants 
à  travers  les  saules  comme  Galatée.  Tout  est  possible  au 
bon  Dieu,  puisqu'on  rencontre  des  églogues  de  Virgile 
dans  l'ombre  du  Rigi. 

A  cinq  heures  je  sortais  de  cette  ombre  du  Rigi.  J'avais 
parcouru  le  coude  qui  fait  le  fond  du  lac  de  Zug,  j'avais 
traversé  Art,  et  je  venais  de  quitter  le  bord  de  l'eau  pour 
une  route  fort  encaissée  qui  gravit  d'un  mouvement  assez 
âpre  une  des  croupes  basses  du  mont  Rigi.  On  bâtit  à 
droite  et  à  gauche  de  cette  route  quelques  maisons  neuves 
d'un  goût  médiocre.  Il  paraît  que  les  belles  devantures  de 
bois  passent  démode  ici  ;  le  plâtre  parisien  tend  à  envahir 
les  façades.  C'est  fâcheux.  Il  faudrait  avertir  la  Suisse 
que  Paris  lui-même  a  honte  de  son  plâtre  aujourd'hui. 

Tout  à  coup  le  chemin  devient  désert,  une  masure  sort 
d'une  touffe  d'arbres  sur  une  petite  esplanade.  Mon  cocher 
s'est  arrêté.  J'étais  dans  l'illustre  chemin  creux  de  Kuss- 
nacht.  Il  y  avait  cinq  cent  trente  et  un  ans,  neuf  mois  et 
vingt-deux  jours  qu'à  cette  même  heure,  à  celte  même 
place,  le  18  novembre  1307,  une  flèche  fermement  lancée 
à  travers  cette  même  forêt  avait  frappé  un  homme  au 
cœur.  Cet  homme,  c'était  la  tyrannie  de  l'Autriche;  cette 
flèche,  c'était  la  liberté  de  la  Suisse. 

Le  soleil  baissait,  le  chemin  devenait  sombre,  les  brous- 
sailles au  haut  du  talus  pétillaient  dans  la  vive  lumière  du 
couchant  ;  deux  vieux  mendiants,  l'homme  et  la  femme, 
qui  gardent  la  masure  voisine,  tendaient  la  main  à  mes 
sous  de  France  ;  un  bateleur  menant  en  laisse  un  ours 
muselé  descendait  le  chemin  vers  Kussnacht,  suivi  des 


LUCERNE.    —    LE    MONT    PILATE.  11 

cris  joyeux  de  quatre  ou  cinq  marmots  émerveillés  de 
l'ours;  mon  cocher  enrayait  sa  carriole  et  j'entendais  le 
bruit  de  ferraille  que  fait  le  sabot;  deux  branches  écar- 
tées m'ouvraient  une  fenêtre  sur  la  plaine  et  je  voyais  au 
loin  des  faneurs  bâtir  leur  meule;  les  oiseaux  chantaient 
dans  les  arbres,  les  vaches  mugissaient  dans  le  Rigi.  Moi 
j'étais  descendu  de  voiture,  je  regardais  les  cailloux  du 
chemin  creux,  je  regardais  cette  nature,  sereine  comme 
une  bonne  conscience.  Peu  à  peu  le  spectre  des  choses 
passées  se  superposait  dans  mon  esprit  aux  réalités  pré- 
sentes et  les  effaçait  comme  une  vieille  écriture  qui  repa- 
raît sur  une  page  mal  blanchie  au  milieu  d'un  texte  nou- 
veau; je  croyais  voir  le  bailli  Gessler  couché  sanglant 
dans  le  chemin  creux,  sur  ces  cailloux  diluviens  tombés 
du  mont  Rigi,  et  j'entendais  son  chien  aboyer  à  travers 
les  arbres  après  l'ombre  gigantesque  de  Guillaume  Tell 
debout  dans  le  taillis. 

Cette  masure,  qui  est  une  chapelle,  marque  la  place 
même  où  s'est  accompli  le  sublime  guet-apens.  Excepté 
la  porte,  qui  est  faite  d'une  vieille  membrure  d'ogive,  la 
chapelle  n'a  rien  de  remarquable.  Un  intérieur  délabré, 
de  misérables  fresques  sur  le  mur,  un  pauvre  hôtel  décoré 
d'une  friperie  italienne,  des  vases  de  bois  enluminés  et 
des  fleurs  artificielles,  deux  mendiants  qui  baragouinent 
et  vous  vendent  pour  quelques  sous  le  souvenir  de  Guil- 
laume Tell,  voilà  le  monument  du  chemin  creux  de  Kuss- 
nacht. 

Une  madone  est  sur  l'autel  ;  devant  cette  madone  est 
ouvert  un  livre  où  les  passants  peuvent  enregistrer  leurs 
noms.  Le  dernier  voyageur  entré  dans  la  chapelle  y  avait 
écrit  ces  deux  lignes  qui  m'ont  plus  touché  que  toutes  les 
déclarations  de  guerre  aux  tyrans  dont  le  livre  est  rem- 
pli :  —  «  Je  prie  humblement  notre  sainte  mère  de  Dieu 
«  de  daigner,  par  son  intercession,  faire  recouvrer  un 
«  peu  de  vue  à  ma  pauvre  femme.  »  Je  n'ai  rien  écrit  sur 
le  livre,  pas  même  mon  nom.  Au-dessous  de  cette  douce 
prière  la  page  était  blanche.  Je  l'ai  laissée  blanche. 

De  l'esplanade  devant  la  chapelle,  on  voit  un  coin  du 
lac  des  Quatre-Cautons.  En  me  retournant,  j'ai  aperçu, 
sur  une  éminence  couverte  de  rochers,  au  pied  du  Rigi, 


I 


12  ALPES. 

un  tronçon  de  tour  qui  a  l'aspect  d'un  pignon  démantelé, 
et  qui  sort  des  broussailles  comme  une  dent.  Cette  ruine, 
c'était  la  forteresse  de  Kussnacht,  le  donjon  habité  par 
Gessler,  le  cachot  préparé  pour  Guillaume  Tell.  Guillaume 
Tell  n'y  est  pas  entré,  Gessler  n'y  est  pas  rentré. 

Un  quart  d'heure  après,  j'étais  à  Kussnacht.  L'ours  dan- 
sait sur  la  place,  les  commères  riaient  aux  fontaines,  trois 
chaises  de  poste  anglaises  débarquaient  devant  l'hôtel 
maniéré  et  confortable  qui  dérange  les  devantures  gothi- 
ques des  cabanes  du  quinzième  siècle.  Deux  vieilles  femmes 
soignaient  des  tombes  dans  le  cimetière  devant  l'église. 
C'est  là  que  j'ai  fait  arrêter  ma  carriole.  J'ai  visité  l'église, 
insignifiante  comme  édifice,  mais  très  coquette  et  très 
ornée. 

A  Zurich  les  églises  sont  nues.  Ici,  comme  à  Art,  comme 
à  Zug,  elles  sont  parées,  et  parées  avec  exagération,  avec 
violence,  avec  colère.  C'est  une  réaction  des  églises 
romaines  contre  les  églises  calvinistes;  c'est  une  guerre 
de  fleurs,  de  volutes,  de  pompons  et  de  guirlandes  que 
font  les  cantons  catholiques  aux  cantons  protestants. 

Les  cimetières  en  particulier  sont  remarquables.  Sur 
chaque  fosse  il  y  a  une  pierre,  et  de  cette  pierre  sort  une 
croix  rococo  en  fer  ouvragé  très  vernie  et  très  dorée. 
L'ensemble  de  toutes  ces  croix  donne  au  cimetière  l'as- 
pect d'un  gros  buisson  noir  à  fleurs  jaunes. 

La  route  de  Kussnacht  à  Lucerne  côtoie  l'eau  comme 
celle  de  Zug  à  Art.  Le  lac  des  Quatre-Cantons  est  encore 
plus  beau  que  le  lac  de  Zug.  Au  lieu  du  Rigi  j'avais  devant 
moi  le  mont  Pilate. 

Le  mont  Pilate  m'a  occupé  toute  la  journée.  Je  l'ai  rare- 
ment perdu  de  vue  dans  le  trajet  de  Zurich  ici.  En  ce 
moment  je  le  distingue  vaguement  devant  ma  fenêtre. 

C'est  une  montagne  étrange  que  le  Pilate.  Elle  est  d'une 
forme  terrible.  Au  moyen  âge  on  l'appelait  le  mont  brisé, 
Fracmont.  11  y  a  presque  toujours  un  nuage  sur  la  cime 
du  mont  Pilate;  de  là  vient  son  nom  de  mons  pileatus, 
mont  enchapassé.  Les  paysans  lucernois,  qui  savent  mieux 
l'évangile  que  le  latin,  ioni  ùm  moi  pileatus  le  nom  Pilatus 
et  en  concluent  que  Ponce-Pilate  est  enterré  sous  cette 
montagne. 


LUCERNE.    —    LE    MONT    PILATE.  13 

Quant  au  nuage,  au  dire  des  bonnes  femmes,  il  se  com- 
porte d'une  façon  bizarref  présent,  il  annonce  le  beau 
temps;  absent,  il  annonce  la  tempête.  Le  Pilate,  en  géant 
singulier  qu'il  est,  met  son  chapeau  quand  il  fait  beau  et 
Tôte  quand  il  pleut.  Si  bien  que  cette  montagne-baro- 
mètre dispense  quatre  cantons  de  la  Suisse  d'avoir  à  leurs 
fenêtres  de  ces  petits  ermites  à  capuchons  mobiles  que  fait 
vivre  une  corde  à  boyau.  Le  fait  du  nuage  est  certain;  je 
l'ai  observé  toute  la  matinée,  pendant  quatre  heures  le 
nuage  a  pris  vingt  formes  différentes,  mais  il  n'a  pas 
quitté  le  front  de  la  montagne.  Tantôt  il  ressemblait  à  une 
grande  cigogne  blanche  couchée  dans  les  anfractuosités 
du  sommet  comme  dans  un  nid;  tantôt  il  se  divisait  en 
cinq  ou  six  petits  nuages  et  faisait  à  la  montagne  une  cou- 
ronne d'aigles  planant  en  rond. 

Tu  comprends  qu'un  pareil  nuage  sur  une  pareille  mon- 
tagne a  dû  faire  naître  bien  des  superstitions  dans  le  pays 
p'at.  Le  mont  est  à  pic,  l'escarpement  est  laborieux,  il  a 
six  mille  pieds  de  haut,  beaucoup  de  terreurs  entourent 
le  sommet.  Aussi  a-t-il  fait  hésiter  longtemps  les  plus 
hardis  chasseurs  de  chamois.  —  D'où  pouvait  venir  cet 
étrange  nuage?  —  Il  y  a  deux  cents  ans,  un  esprit  fort, 
qui  avait  le  pied  montagnard,  s'est  risqué  et  a  gravi  le 
mont  Pilate.  Alors  le  nuage  s'est  expliqué. 

Sur  le  sommet  même  de  la  montagne  il  y  a  un  lac,  un 
petit  lac,  verre  d'eau  de  cent  soixante  pieds  de  long,  de 
quatrevingts  pieds  de  large  et  d'une  profondeur  inconnue. 
Quand  il  fait  beau,  le  soleil  frappe  ce  lac  et  en  tire  un 
nuage;  quand  le  temps  se  gâte,  plus  de  soleil,  plus  de 
nuage. 

Le  phénomène  expliqué,  les  superstitions  n'ont  pas  dis- 
paru. Au  contraire.  Elles  n'ont  fait  que  croître  et  embellir. 
C'est  que  la  montagne  visitée  n'était  pas  moins  effrayante 
que  la  montagne  inexplorée. 

Outre  le  lac,  on  avait  trouvé  sur  le  mont  Pilate  des 
choses  prodigieuses.  D'abord  un  sapin  unique  dans  toute 
la  Suisse.  Un  sapin  colossal  qui  a  neuf  branches  horizon- 
tales et  qui,  sur  chacune  de  ces  branches,  poi-te  un  autre 
grand  sapin,  ce  qui  doit  lui  donner  la  figure  d'un  cré- 
quier  gigantesque;  puis,  dans  l'Alpe  de  Brûndlen,  qui  est 


14  ALPES. 

la  croupe  voisine  des  sept  pics  du  sommet,  un  écho  qui 
semble  plutôt  une  voix  qu'un  écho,  tant  il  est  complet  et 
tant  il  répète  les  paroles  jusqu'aux  dernières  syllabes  et 
les  chants  jusqu'aux  dernières  notes;  puis  enfin,  dans  un 
précipice  épouvantable,  au  milieu  d'une  paroi  à  pic  de 
roche  noire  de  plus  de  six  cents  pieds  de  haut,  la  bouche 
d'une  caverne  inaccessible,  et,  à  l'entrée  de  cette  caverne, 
une  statue  surnaturelle  en  pierre  blanche  d'environ  trente 
pieds  de  haut,  assise  et  accoudée  sur  une  table  de  granit, 
jambes  croisées,  dans  l'attitude  redoutable  d'un  spectre 
qui  garde  le  seuil  de  l'antre. 

Il  paraît  certain  que  la  caverne  traverse  toute  la  mon- 
tagne et  va  aboutir  de  l'autre  côté,  au-dessous  de  l'Alpe 
de  Temlis,  à  une  ouverture  qu'on  nomme  le  trou  de  la 
Lune  (parce  que,  dit  Ebel,  on  y  trouve  beaucoup  de  lait 
de  lune). 

Ne  pouvant  escalader  la  muraille  de  six  cents  pieds  de 
haut,  on  a  essayé  de  tourner  la  statue  et  d'entrer  dans 
son  repaire  par  le  trou  de  la  Lune.  Ce  trou  a  seize  pieds 
de  diamètre  dans  un  sens  et  neuf  dans  l'autre.  Il  en  sort 
un  vent  de  glace  et  un  torrent.  C'était  déjà  fort  dange- 
reux. On  s'est  aventuré  pourtant.  On  a  traversé  à  tâtons 
des  salles  voûtées,  on  a  rampé  à  plat  ventre  sous  des  pla- 
fonds horribles  pêle-mêle  avec  des  ruisseaux.  Peines 
perdues.  Personne  n'a  pu  pénétrer  jusqu'à  la  statue.  Elle 
est  toujours  là,  intacte  dans  le  sens  étroit  du  mot,  con- 
templant l'abîme,  gardant  la  caverne,  exécutant  sa  con- 
signe et  rêvant  de  l'ouvrier  mystérieux  qui  l'a  taillée. 
Les  gens  de  la  montagne  appellent  cette  figure  samt 
Dominique. 

Le  moyen  âge  et  le  seizième  siècle  ont  été  préoccupés 
du  Pilate  autant  que  du  mont  Blanc.  Aujourd'hui  per- 
sonne n'y  songe.  Le  Rigi  est  à  la  mode.  Les  sombres 
superstitions  du  mont  Pilate  sont  tombées  dans  les  bonnes 
femmes  et  y  croupissent.  Le  sommet  n'est  plus  redouté 
que  parce  qu'il  est  malaisé  d'y  monter.  Le  général  Pfyffer 
y  a  fait  des  observations  barométriques  et  affirme  qu'avec 
une  lunette  on  y  voit  le  Munster  de  Strasbourg. 

Une  singulière  peuplade  de  bergers  s'y  est  cantonnée  et 
y  habite.  Ce  sont  des  hommes  actifs,  forts  et  simples. 


LUCERNE.    —   LE    MONT    PIL ATE.  15 

lesquels  vivent  centenaires  et  méprisent  profondément  les 
fourmis  humaines  qui  sont  dans  la  plaine. 

Cependant  il  y  a  encore  à  Lucerne  de  vieilles  lois  qui 
défendent  de  jeter  des  pierres  dans  le  petit  lac  qui  est  au 
sommet  du  Pilate.  par  ce  motif  fantastique  qu'un  caillou 
en  fait  sortir  une  trombe,  et  que,  pour  une  pierre  qu'on 
lui  jette,  ce  lac  rend  un  orage  qui  couvre  toute  la  Suisse. 

Depuis  cent  ans,  tout  terrible  qu'il  est,  le  mont  Pilate 
s'est  couvert  de  pâturages.  Ainsi  ce  n'est  pas  seulement 
une  montagne  formidable,  c'est  une  énorme  mamelle  qui 
nourrit  quatre  mille  vaches.  Cela  fait  un  orchestre  de 
quatre  mille  clochettes  que  j'écoute  en  ce  moment. 

Voici  l'histoire  de  ces  vaches  des  Alpes.  Une  vache  coûte 
quatre  cents  francs,  s'aflerme  de  soixante- dix  à  quatre- 
vingts  francs  par  an,  broute  six  ans  dans  les  montagnes, 
fait  six  veaux;  puis,  maigre,  épuisée,  exténuée,  quand  elle 
a  donné  toute  sa  substance  dans  son  lait,  le  vacher  la  cède 
au'boucher  ;  elle  passe  le  Saint-Gothard,  redescend  les 
Alpes  par  le  versant  méridional,  et  devient  bœuf  dans  la 
marmite  suspecte  des  auberges  d'Italie. 

Du  reste,  si  cela  continue,  le  miraculeux  mont  Pilate 
se  fera  prosaïque  comme  une  cathédrale  badigeonnée. 
Une  compagnie  française  a  acheté  récemment  une  forêt 
de  mélèzes  qui  est  à  une  demi-lieue  du  sommet,  y  a  pra- 
tiqué une  route  carrossable,  et  à  cette  heure  la  comman- 
dite tond  le  géant.  —  En  outre,  un  guide  m'a  affirmé  à 
Kussnacht  qu'en  181i  un  chasseur  de  chamois,  nommé 
Ignatius  Matt,  était  entré  dans  la  caverne  avec  des  échelles 
et  des  cordes,  et,  au  péril  de  sa  vie,  il  est  vrai,  aurait 
hardiment  abordé  la  sombre  sentinelle  de  pierre. 

Je  dois  dire  qu'une  des  vieilles  femmes  du  cimetière, 
qui  écoutait  l'histoire  du  guide,  a  protesté  énergiquement, 
déclarant  qu'Ignatius  Matt  n'était  qu'un  fat,  qu'il  s'était 
vanté  d'une  bonne  fortune  impossible  et  que  la  statue  du 
Dominick  loch  était  encore  vierge.  —  En  cette  matière, 
je  crois  les  vieilles  femmes. 

J'ai  fait  les  trois  lieues  de  Kussnacht  à  Lucerne  en  une 
heure  et  demie,  au  grand  trot.  Je  n'en  suis  pas  moins 
arrivé  à  Lucerne  à  la  nuit  close.  Mais  la  promenade  des 
bords  du  golfe  de  Kussnacht  au  crépuscule  est  admirable. 


En  quittant  Kussnacht,  j'avais  les  yeux  encore  fixés  ?ur 
la  ruine  de  Gessler  que  déjà  j'en  rencontrais  une  autre. 
C'est  le  donjon  de  Neu-Habsburg,  autre  nid  d'aigles 
tombé  à  mi-côte  dans  les  bruyères.  Je  voyais  de  la  route 
un  grand  pan  de  muraille  qui,  comme  une  tête  renversée 
dont  les  cheveux  pendent  en  arrière,  laissait  tremper  le 
bout  de  ses  lierres  dans  l'eau  du  golfe.  En  face  de  moi, 
les  pentes  vertes  de  la  Zinnc  se  réfléchissaient  avec  leur 
réseau  brouillé  d'arbres  et  de  cultures  dans  le  miroir  du 
lac  déjà  sombre  et  lui  donnaient  l'aspect  d'une  agate  her- 
borisée.  Au  pied  du  Rigi,  je  ne  sais  quel  reflet  renvoyait 
à  l'eau  une  clarté  blanche.  Une  petite  barque  qui  courait 
à  côté  dans  une  flaque  obscure  s'y  doublait  en  se  reflétant 
et  y  figurait  une  longue  épée;  la  barque  faisait  la  poignée, 
le  batelier,  la  garde,  le  sillage  étincelant,  la  lame  fine, 
longue  et  nue. 


11  septembre,  4  heures  après  midi. 

Excepté  l'arsenal  et  l'hôtel  de  ville,  j'ai  déjà  tout  vu  à 
Lucerne. 

La  ville  est  bien  faite,  assise  sur  deux  collines  qui  se 
regardent,  coupée  en  deux  par  la  Reuss  qui  entre  dans  le 
lac  à  Fluelen  et  qui  en  sort  violemment  à  Lucerne,  murée 
d'une  enceinte  du  quatorzième  siècle,  dont  toutes  les 
tours  sont  difTérentes  comme  à  Bâle  (ce  qui  est  une  fan- 
taisie propre  à  l'architecture  militaire  germanique),  pleine 
de  fontaines  presque  toutes  curieuses  et  de  maisons  à 
volutes,  à  tourelles  et  à  pignons,  en  général  bien  con- 
servées. La  verdure  extérieure  déborde  par-dessus  les 
créneaux. 

Toutes  les  façades  de  la  ville,  disposées  en  amphithéâtre 


LUCERNE.    —    LE    MONT    PILATE.  17 

«ur  des  pentes,  voient  le  lac  s'enfoncer  magnifiquement 
■  lans  les  montagnes. 

Il  y  a  trois  ponts  de  bois  couverts,  qui  sont  du  quin- 
zième siècle;  deux  sur  le  lac,  un  sur  la  Reuss.  Les  deux 
ponts  du  lac  sont  d'une  longueur  démesurée  et  serpen- 
tent sur  l'eau  sans  autre  but  apparent  que  d'accoster  en 
passant  de  vieilles  tours  pour  l'amusement  des  yeux.  C'est 
fort  singulier  et  fort  joli. 

Le  toit  aigu  de  chaque  pont  recouvre  une  galerie  de 
tableaux.  Ces  tableaux  sont  des  planches  triangulaires 
emboîtées  sous  l'angle  du  toit  et  peintes  des  deux  côtés. 
11  y  a  un  tableau  par  travée.  Les  trois  ponts  font  trois 
séries  de  tableaux,  qui  ont  chacune  un  but  distinct,  un 
sujet  dont  elles  ne  sortent  pas,  une  intention  bien  mar- 
quée d'agir  par  les  yeux  sur  l'esprit  de  ceux  qui  vont  et 
viennent.  La  série  du  grand  pont,  qui  a  quatorze  cents 
pieds  de  long,  est  consacrée  à  l'histoire  sainte.  La  série 
du  pont  de  Rappel,  qui  est  sur  l'écoulement  du  lac  et  qui 
a  mille  pieds  de  longueur,  contient  deux  cents  tableaux 
ornés  d'armoiries  qui  racontent  l'histoire  de  la  Suisse.  La 
série  du  pont  sur  la  Reuss,  qui  est  le  plus  court  des  trois, 
est  une  danse  macabre. 

Ainsi  les  trois  grands  côtés  de  la  pensée  de  l'homme 
sont  là  :  la  religion,  la  nationalité,  la  philosophie.  Chacun 
de  ces  ponts  est  un  livre.  Le  passant  lève  les  yeux  et  lit. 
Il  est  sorti  pour  une  affaire  et  il  revient  avec  une  idée. 

Presque  toutes  ces  peintures  datent  du  seizième  et  du 
dix-septième  siècle.  Quelques-unes  sont  d'un  fort  beau 
caractère.  D'autres  ont  été  gâtées  dans  le  dernier  siècle 
par  des  retouches  pâteuses  et  lourdes.  La  danse  des  morts 
du  pont  de  la  Reuss  est  partout  d'excellente  peinture 
pleine  d'esprit  et  de  sens.  Chacun  des  panneaux  représente 
la  Mort  mêlée  à  toutes  les  actions  humaines.  Elle  est  vêtue 
en  tabellion  et  elle  enregistre  l'enfant  nouveau-né  auquel 
sourit  sa  mère;  elle  est  cocher  avec  livrée  galonnée  et 
elle  mène  gaillardement  le  carrosse  blasonné  d'une  jolie 
femme;  un  don  Juan  fait  une  orgie,  elle  retrousse  sa 
manche  et  lui  verse  à  boire  ;  un  médecin  saigne  son 
patient,  elle  a  le  tablier  de  l'aide  et  elle  soutient  le  bras 
du  malade;  un  soldat  espadonne,  elle  lui  tient  tête;  un 


u 


■18  ALPES. 

fuyard  pique  des  deux,  elle  enfourche  la  croupe  du  cheval. 
Le  plus  effrayant  de  ces  tableaux,  c'est  le  paradis;  tous 
les  animaux  y  sont  pêle-mêle,  agneaux  et  lions,  tigres  et 
brebis,  bons,  doux,  innocents;  le  serpent  y  est  aussi;  on 
le  voit,  mais  à  travers  un  squelette  ;  il  rampe  en  traînant 
la  Mort  avec  lui.  Mylinger,  qui  a  peint  ce  pont  au  com- 
mencement du  dix-septième  siècle,  était  un  grand  peintre 
et  un  grand  esprit. 

Sur  le  pont  de  Kappel  il  y  a  une  vue  charmante,  presque 
à  vol  d'oiseau,  de  Lucerne  comme  elle  était  il  y  a  deux 
cents  ans.  Par  bonheur  pour  elle,  la  ville  a  peu  changé. 

Je  n'ai  encore  vu  que  l'extérieur  de  l'hôtel  de  ville. 

C'est  un  assez  bel  édifice,  quoique  de  style  bâtard,  avec 
beffroi  coiffé  d'une  toiture  en  forme  de  heaume,  d'un 
aspect  amusant.  De  Bâle  à  Daden,  les  clochers  sont  pointus 
à  tuiles  de  couleur;  de  Baden  à  Zurich,  ils  sont  peintur- 
lurés en  gros  rouge;  de  Zug  à  Lucerne,  ils  ressemblent  à 
des  casques,  avec  cimiers  et  visières,  étamés  et  dorés. 

L'église  canonicale,  qui  est  hors  de  la  ville,  et  qu'ils 
appellent  la  cathédrale,  a  deux  aiguilles  en  ardoise  d'une 
belle  masse;  mais,  hormis  un  portail  Louis  XIII  et  un  bas- 
relief  extérieur  qui  est  du  quinzième  siècle  et  qui  repré- 
sente Jésus  aux  Oliviers  couronné  de  fleurs  dé  lys  et 
repoussant  le  calice,  l'église  par  elle-même  ne  vaut  pas  la 
peine  d'être  cherchée. 

Sur  le  port  il  y  a  l'église  des  Jésuites  qui  est  d'un  rococo 
violent  et  tapageur,  et,  derrière  les  Jésuites,  sur  une  petite 
place,  une  autre  église  qui  a  plus  d'intérêt  que  toutes  les 
autres,  quoiqu'elle  se  cache.  La  nef  est  ornée  de  drapeaux 
peints.  La  chaire,  du  dix-septième  siècle,  est  d'un  beau 
travail  de  menuiserie;  les  stalles  du  chœur  également. 
J'ai  remarqué  aussi,  à  une  chapelle  rocaille,  une  magni- 
fique grille  du  quinzième  siècle. 

Il  y  a  de  tout  à  Lucerne,  du  grand  et  du  petit,  des 
choses  sinistres  et  des  choses  charmantes.  Au  milieu  du 
port,  une  foule  de  poules  d'eau ,  à  la  fois  sauvages  et 
familières,  joue  avec  l'eau  du  lac  à  l'ombre  du  mont 
Pilate.  La  ville  a  pris  ces  pauvres  poules  joyeuses  sous  sa 
protection.  On  ne  peut  les  tuer  sous  peine  d'amende.  On 
dirait  un  essaim  de  petits  cygnes  noirs  à  becs  blancs.  Rien 


LUCERNE.    —    LE    MONT    PILATE.  1;> 

de  gracieux  comme  de  les  voir  plonger  et  voleter  au 
soleil.  Elles  viennent  quand  on  sifiQe.  Je  leur  jette  des  mies 
de  pain  de  ma  fenêtre. 

Dans  toutes  ces  petites  villes  les  femmes  sont  curieuses, 
craintives  et  ennuyées.  De  la  curiosité  et  de  l'ennui  naît 
le  désir  de  voir  dans  la  rue;  de  la  timidité  naît  la  peur 
d'être  vues.  De  là,  sur  les  façades  de  toutes  les  maisouF, 
un  appareil  d'espionnage,  plus  ou  moins  discret,  plus  ou 
moins  compliqué.  A  Bâle  comme  en  Flandre,  c'est  un 
simple  petit  miroir  accroché  en  dehors  de  la  fenêtre;  à 
Zurich  comme  en  Alsace,  c'est  une  tourelle,  quelquefois 
jolie,  prenant  jour  de  tous  côtés,  et  à  demi  engagée  dans 
la  façade  du  logis. 

A  Lucerne,  l'espion  est  tout  simplement  une  sorte  de 
petite  armoire  percée  de  trous  et  placée  en  dehors  des 
croisées,  sur  l'appui,  comme  un  garde-manger. 

Les  femmes  de  Lucerne  ont  grand  tort  de  se  cacher,  car 
elles  sont  presque  toutes  jolies. 


A  propos,  j'ai  vu  le  Lion  du  10  août.  C'est  déclamatoire. 


15  septembre. 

Je  suis  encore  à  Lucerne,  mon  Adèle.  Mais  je  viens  de 
faire  deux  admirables  excursions,  le  tour  du  lac  et  l'as- 
cension du  mont  Rigi. 

Je  suis  parti  pour  le  Rigi  le  12  au  matin,  après  m'être 
fait  préalablement  raser  par  un  affreux  perruquier  appelé 
Fraunezer,  qui  m'a  coupé  le  menton  en  trois  endroits  et 
qui  m'a  pris  seize  sous  de  France  pour  cette  opération 
chirurgicale. 

Je  te  conterai  tout  cela.  Le  Rigi  est  superbe. 


ALPES. 


Voici  un  petit  dessin  pour  ma  Didine.  L'espèce  de  sou- 
coupe qui  est  sur  la  tour  est  un  nid  de  cigogne,  explique- 
lui  cela. 

Et  puis  embrasse  ma  Dédé,  mon  Toto  et  mon  Charles. 
J'espère  qu'ils  travaillent  bien.  Je  serre  la  main  à  Vac- 
querie. 

Adieu,  mon  Adèle;  je  t'écrirai  bientôt.  Dans  un  mois  je 
te  reverrai,  et  je  vous  embrasserai  tous,  mes  bien-aimés. 


Ton  Victor  qui  t'aime. 


Il 


Berne.  —  n  septembre,  minuit. 

Partout  OÙ  j'arrive,  ma  chère  Adèle,  mon  premier  soin 
est  de  t'écrire.  A  peine  installé,  je  me  fais  apporter  une 
table  et  un  encrier,  et  je  me  remets  à  causer  avec  toi, 
avec  vous  tous,  mes  enfants  bien-aimés.  Prenez  tous  votre 
part  de  ma  pensée  comme  vous  avez  votre  part  de  mon 
cœur. 

Je  suis  arrivé  à  Berne  de  nuit  comme  à  Lucerne,  comme 
à  Zuricli.  Je  ne  hais  pas  cette  façon  d'arriver  dans  les 
villes.  Il  y  a  dans  une  ville  qu'on  aborde  la  nuit  un  mé- 
lange de  ténèbres  et  de  rayonnements,  de  lumières  qui 
vous  montrent  les  choses  et  d'ombres  qui  vous  les  ca- 
chent, d'où  il  résulte  je  ne  sais  quel  aspect  exagéré  et 
chimérique  qui  a  son  charme.  C'est  une  combinaison  de 
connu  et  dïnconnu  où  l'esprit  fait  les  rêves  qu'il  veut. 
Beaucoup  d'objets  qui  ne  sont  que  de  la  prose  le  jour 
prennent  dans  l'ombre  une  certaine  poésie.  La  nuit,  les 
profils  des  choses  se  dilatent;  le  jour,  ils  s'aplatissent. 

Il  était  huit  heures  du  soir;  j'avais  quitté  Thun  à  cinq 
heures.  Depuis  deux  heures  le  soleil  était  couché,  et  la 
lune,  qui  est  dans  son  premier  quartier,  s'était  levée  der- 
rière moi  dans  les  hautes  crêtes  déchirées  du  Stockhorn. 


22  ALPES. 

Mon  cabriolet  à  quatre  roues  trottait  sur  une  route  excel- 
lente. —  J'ai  toujours  mon  cabriolet,  qui  a  seulement 
changé  de  cocher,  je  ne  sais  par  quel  arrangement. 

Mon  cocher  d'à  présent  est  assez  pittoresque  ;  c'est  un 
grand  piéraontais  à  favoris  noirs  et  à  large  chapeau  verni, 
enfoncé  dans  un  immense  carrick  de  cocher  de  fiacre  en 
cuir  fauve  jdoublé  de  peau  de  mouton  noire  et  orné  au 
dehors  de  morceaux  de  peau,  rouge,  bleue,  verte,  qui  sont 
appliqués  sur  le  fond  jaune  et  qui  y  dessinent  des  fleurs 
fantastiques.  Quand  le  carrick  s'entr'ouvre,  il  laisse  voir 
une  veste  de  velours  olive,  une  culotte  et  des  guêtres  de 
cuir,  le  tout  rehaussé  par  une  breloque  faite  d'une  pièce 
de  quarante  sous  à  l'effigie  de  l'empereur,  dans  l'épaisseur 
de  laquelle  on  a  vissé  une  clef  de  montre. 

Donc  j'avais  devant  moi  le  ciel  blanc  du  crépuscule  et 
derrière  moi  le  ciel  gris  du  clair  de  lune.  Le  paysage,  vu 
à  ce  double  reflet,  était  ravissant.  Par  intervalles,  j'aper- 
cevais, à  ma  gauche,  l'Aar  faisant  des  coudes  d'argent  au 
fond  d'un  ravin  noir.  Les  maisons,  qui  ont  souvent  forme 
de  chalets,  et  qui  sont  de  petits  édifices  de  bois  les  plus 
ouvragés  qui  soient,  montraient  des  deux  côtés  de  la 
route  leurs  façades  faiblement  animées  par  le  clair  de 
lune,  avec  leur  grand  toit  rabattu  sur  leurs  fenêtres  rou- 
geâtres. 

Noté,  en  passant,  que  le  toit  des  cabanes  est  immense 
dans  ce  pays  d'averses  et  d'ondées.  Le  toit  se  développe 
sous  la  pluie  :  en  Suisse,  il  envahit  presque  toute  la  mai- 
son; en  Italie,  il  s'efface;  en  Orient,  il  disparaît. 

Je  reprends.  —  Je  regardais  les  contours  des  arbres,  ce 
qui  m'amuse  toujours,  et  je  venais  d'admirer  la  touffe 
énorme  d'un  noyer  dans  une  prairie  à  cent  pas  de  la 
route,  lorsque  le  cocher  est  descendu  pour  enrayer.  C'est 
bon  signe  quand  on  enraie;  c'est  le  sifllet  du  machiniste. 
Le  décor  va  changer. 

En  effet,  la  route  s'est  abaissée  comme  une  croupe,  et 
à  ma  gauche,  à  travers  la  rangée  d'arbres  qui  borde  le 
chemin,  aux  rayons  de  la  lune,  au  fond  d'une  vallée  con- 
fusément entrevue,  une  ville,  une  apparition,  un  tableau 
éblouissant,  a  surgi  tout  à  coup. 

C'était  Berne  et  sa  vallée. 


BERNE.    —    LE    RIGI.  23 

J'aurais  plutôt  cru  voir  une  ville  chinoise,  la  nuit  de  la 
fête  des  lanternes.  Non  que  les  toits  eussent  des  faîtes 
très  découpés  et  très  fantasques;  mais  il  y  avait  tant  de 
lumières  allumées  dans  ce  chaos  vivant  de  maisons,  tant 
de  chandelles,  tant  de  falots,  tant  de  lampes,  tant  d'étoiles 
à  toutes  les  croisées  ;  une  sorte  de  grande  rue  blanchâtre 
traçait  au  milieu  de  ces  constellations  développées  sur  le 
sol  une  voie  lactée  si  étrange;  deux  tours,  celle-ci  carrée 
et  trapue,  celle-là  svelte  et  pointue,  marquaient  si  bizar- 
rement les  deux  extrémités  de  la  ville,  l'une  sur  la  croupe, 
l'autre  dans  le  creux  ;  l'Aar,  courbé  en  fer  à  cheval  au 
pied  des  mrfrs,  détachait  si  singulièrement  de  la  terre, 
comme  une  faucille  qui  entame  un  bloc,  cet  amas  de  va- 
gues édifices  piqués  de  trous  lumineux  ;  le  croissant  posé 
au  fond  du  ciel  juste  en  face,  comme  le  flambeau  de  ce 
spectacle,  jetait  sur  tout  cet  ensemble  une  clarté  si  douce, 
si  pâle,  si  harmonieuse,  si  ineffable,  que  ce  n'était  plus 
une  ville  que  je  voyais,  c'était  une  ombre,  le  fantôme 
d'une  cité,  une  île  impossible  de  l'air  à  l'ancre  dans  une 
vallée  de  la  terre  et  illuminée  par  des  esprits. 

En  descendant,  les  belles  silhouettes  de  la  ville  se  sont 
décomposées  et  recomposées  plusieurs  fois,  et  la  vision 
s'est  dissipée  à  demi. 

Puis  ma  carriole  a  passé  un  pont  et  s'est  arrêtée  sous 
une  porte  ogive  ;  un  vieux  bonhomme,  accosté  de  deux 
soldats  en  uniforme  vert,  est  venu  me  demander  mon 
passe-port  ;  à  la  lueur  du  réverbère,  j'ai  aperçu  une  affiche 
de  danseurs  de  corde  ornée  d'une  gravure  et  collée  sur  la 
muraille,  et  je  suis  retombé  du  haut  de  mon  rêve  chinois 
dans  Berne,  capitale  du  plus  grand  des  vingt-deux  cantons, 
chef-lieu  de  trois  cent  quatrevingt-dix-neuf  mille  habi- 
tants, résidence  des  ambassadeurs,  ville  située  par  les 
Zi6°  57  lu  de  latitude  septentrionale  et  par  les  25°  7'  6"  de 
longitude,  à  dix-sept  cent  huit  pieds  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer. 

Un  peu  remis  de  cette  chute,  j'ai  continué  ma  route,  et 
me  voici  maintenant  dans  l'hôtel  des  Gentilshommes.  —  Ce 
qui  est  une  autre  chute,  car  l'hôtel  des  Gentilshommes 
me  fait  l'effet  d'une  auberge  délabrée;  les  chambres  sen- 
tent le  moisi,  les  rideaux  blancs  sont  dorés  par  les  an- 


24  ALPES. 

nées,  les  cuivres  des  commodes  sont  vert-de-grisés, l'encre 
est  une  bourbe  noire.  Bref,  l'hôtel  des  Gentilshommes  a 
son  originalité  ;  rien  de  plus  inattendu  que  cette  oasis  de 
saleté  bretonne  au  milieu  de  la  propreté  suisse. 


11  faut  maintenant  que  je  te  conte  ma  promenade  au 
Rigi. 

Ce  n'était  pas  le  Rigi  que  je  voulais  en  restant  à  Lucerne, 
c'était  le  Pilate.  Le  Pilate  est  un  mont  abrupt,  sauvage, 
empreint  de  merveilleux,  d'une  approche  diflficile,  aban- 
donné par  les  touristes  ;  il  me  tentait  fort.  Le  Rigi  est 
moins  haut  que  le  Pilate  de  quatorze  cents  pieds,  se  laisse 
gravir  à  cheval,  n'a  des  escarpements  que  ce  qu'il  en  faut 
aux  bourgeois,  et  se  couvre  tous  les  jours  d'une  peuplade 
de  visiteurs.  Le  Rigi  est  la  prouesse  de  tout  le  monde. 
Aussi  ne  m'inspirait-il  qu'un  médiocre  appétit.  Cependant 
le  temps  défavorable  à  l'ascension  du  Pilate  s'est  obstiné  ; 
Odry,  un  guide  au  nez  camard,  ainsi  surnommé  par  des 
voyageurs  français,  s'est  refusé  à  me  conduire;  il  a  fallu 
que  je  me  contentasse  du  Rigi.  En  somme,  je  ne  me  plains 
pas  du  Rigi,  mais  j'aurais  voulu  le  Pilate. 

Après  ma  barbe  faite  chez  cet  horrible  écorcheur  ap- 
pelé Fraunezer,  j'ai  quitté  Lucerne  pour  le  Rigi  le  12  à 
huit  heures  du  matin;  à  neuf  heures,  le  bateau  à  vapeur 
la  Ville  de  Lucerne  me  débarquait  à  Wiggis,  joli  petit  vil- 
lage au  bord  du  lac,  où  j'ai  passablement  déjeuné  ;  à  dix 
heures,  je  quittais  le  gasthof  de  Wiggis  et  je  commençais 
à  gravir  la  montagne  ;  j'avais  un  guide  pour  la  forme  et 
ma  canne  pour  tout  bagage. 

En  route,  j'ai  rencontré  deux  ou  trois  caravanes  avec 
chevaux,  mulets,  ânes,  sacs  de  provisions,  bâtons  ferrés, 
guides  pour  mener  les  bêtes,  guides  pour  expliquer  les 
sites,  etc.  Il  y  a  dés  voyageurs  qui  traitent  le  Rigi  comme 
le  mont  Blanc;  des  espèces  de  don  Quichottes  des  monta- 
gnes qui  sont  déterminés  à  faire  une  ascension,  et  qui 
escaladent  une  butte  avec  tout  l'attirail  de  Cachat-le-Géant. 
—  Or  le  Rigi  est  très  beau,  mais  on  peut  y  monter  et  y 
descendre  sa  canne  à  la  main.  Tu  te  souviens,. mon  Adèle, 


BERNE.    —    LE    RIGI.  25 

de  notre  excursion  au  Montanvert;  le  Rigi  n'a  qu'une  hau- 
teur double;  le  Montanvert  a  environ  deux  mille  cinq 
cents  pieds,  le  Rigi  environ  cinq  mille. 

L'ascension  du  Rigi  parWiggis  dure  trois  heures  et  peut 
se  diviser  en  quatre  zones. 

Le  trajet  de  chacune  des  deux  premières  zones  dure  à 
peu  près  une  heure;  le  trajet  de  chacune  des  deux  der- 
nières dure  une  demi-heure. 

D'abord  un  chemin  sous  des  bois,  dont  les  branches 
basses  accrochent  les  dentelles  des  voyageuses  anglaises, 
et  où  de  jolies  petites  filles,  pieds  nus,  vous  offrent  des 
poires  et  des  pêches.  Ces  bois  sont  mêlés  de  vergers;  de 
temps  en  temps,  le  bleu  du  lac  perce  le  vert  des  arbres, 
et,  entre  deux  prunes,  on  voit  une  barque.  —  Puis  un 
sentier,  fort  âpre  par  endroits,  qui  gravit  cet  escarpement 
qu'ont'  presque  toutes  les  montagnes  entre  leur  base  et 
leur  sommet;  —  puis  une  pente  de  gazon  où  le  chemin 
s'élargit  à  l'aise  et  qui  sépare  la  maison  dite  les  bains 
froids  de  la  maison  dite  le  péage;  —  puis,  du  péage  jus- 
qu'au sommet  {kulm),  un  sentier,  assez  rude  çà  et  là,  d'où 
l'on  revoit  Lucerne  et  que  borde  un  précipice  au  fond 
duquel  est  Kus^nacht. 

La  première  zone  n'est  qu'une  promenade  agréable,  la 
seconde  est  assez  pénible.  Il  faisait  très  beau,  le  soleil 
chauffait  à  plomb  les  parois  blanches  de  la  montagne  le 
long  desquelles  grimpait  le  sentier,  soutenu  de  place  en 
place  par  des  échafaudages  et  des  maçonneries.  La  vieille 
muraille  diluvienne  est  égrenée  par  les  pluies  et  les  tor- 
rents, les  cailloux  roulés  couvrent  le  chemin,  et  j'avançais 
assez  lentement  sur  les  tètes  de  clous  de  la  brèche.  De 
temps  en  temps,  je  rencontrais  une  méchante  peinture 
accrochée  au  mur  de  roche  et  représentant  une  des  sta- 
tions de  la  voie  douloureuse. 

A  mi-côte,  il  y  a  une  chapelle  ornée  d'un  mendiant,  et, 
deux  cents  pas  plus  haut,  un  grand  rocher  détaché  de  la 
montagne  qu'ils  appellent  la  pierre-tour  et  sous  lequel 
passe  la  route.  Beaucoup  d'ombre  froide  et  un  peu  d'eau 
fraîche  tombe  de  cette  voûte  sur  le  passant  trempé  de 
sueur;  on  a  mis  là  un  banc  traître  sur  lequel  les  pleuré- 
sies sont  assises. 


26  ALPES. 

La  pierre-tour  est  du  reste  curieuse  à  voir.  Elle  est  cou- 
ronnée d'une  plate-forme  inaccessible  sur  laquelle  de 
hauts  sapins  ont  poussé  paisiblement.  A  quelques  pas 
de  là,  tombe  dans  le  précipice  une  belle  cascade  qui 
rugit  en  avril  et  que  Tété  réduit  à  quelques  cheveux 
d'argent. 

Arrivé  au  sommet  de  l'escarpement,  j'étais  essoufflé;  je 
me  suis  assis  quelques  instants  sur  l'herbe;  de  gros  nuages 
sombres  avaient  caché  le  soleil,  toute  habitation  humaine 
avait  disparu,  l'ombre  qui  tombait  du  ciel  donnait  à  cet 
immense  paysage  désert  je  ne  sais  quoi  de  sinistre  ;  le  lac 
était  sous  mes  pieds  avec  ses  montagnes  et  ses  caps,  dont 
je  distinguais  nettement  les  hanches,  les  côtes  et  les  longs 
cous,  et  je  croyais  voir  un  troupeau  énorme  de  monstres 
poilus,  groupé  autour  de  cet  abreuvoir  bleu,  boire  à  plat 
ventre,  les  museaux  allongés  dans  le  lac. 

Un  peu  reposé,  je  me  suis  remis  à  monter... 


J'avais  franchi  les  deux  premières  zones,  j'entrais  dans 
la  troisième  et  j'apercevais  à  une  certaine  hauteur,  à  mi- 
côte,  sur  un  plan  incliné  recouvert  de  gazon,  la  maison 
de  bois  qu'on  appelle  les  bains  froids.  En  cinq  minutes  j'y 
étais  parvenu. 

La  maison  n'a  rien  de  remarquable;  elle  est  revêtue  de 
petites  planchettes  taillées  en  écailles  qui  imitent  l'écorce 
des  sapins.  Noté  en  passant  que  la  nature  donne  des 
écailles  à  tout  ce  qui  doit  lutter  contre  l'eau,  aux  sapins 
dans  la  pluie  comme  aux  poissons  dans  la  vague.  Quelques 
anglaises  étaient  assises  devant  la  maison. 

Je  me  suis  écarté  de  la  route,  et  au  milieu  de  quelques 
grosses  roches  éboulées  j'ai  trouvé  la  petite  source  claire 
et  joyeuse  qui  a  fait  éclore  là,  à  deux  mille  pieds  au-dessus 
du  sol,  d'abord  une  chapelle,  puis  une  maison  de  santé. 
C'est  la  marche  ordinaire  des  choses  dans  ce  pays  que  ses 
grandes  montagnes  rendent  religieux  ;  d'abord  l'âme,  en- 
suite le  corps.  La  source  tombe  d'une  fente  de  rochers  en 
longs  filandres  de  cristal,  j'ai  détaché  de  son  clou  rouillé 
la  vieille  écuelle  de  fer  des  pèlerins,  et  j'ai  bu  de  cette 


BERNE.    —    LE    RIGI.  27 

eau  excellente,  puis  je  suis  entré  dans  la  chapelle  qui 
touche  la  source. 

Un  autel  encombré  d'un  luxe  cathoUque  assez  délabré, 
une  madone,  force  fleurs  fanées,  force  vases  dédorés,  une 
collection  d'ex-voto  où  il  y  a  de  tout,  des  jambes  de  cire, 
des  mains  de  fer-blanc,  des  tableaux-enseignes  figurant 
des  naufrages  sur  le  lac,  des  effigies  d'enfants  accordés 
ou  sauvés,  des  carcans  de  galériens  avec  leurs  chaînes 
et  jusqu'à  des  bandages  herniaires;  voilà  l'intérieur  de  la 
chapelle. 

Rien  ne  me  pressait;  j'ai  fait  une  promenade  aux  envi- 
rons de  la  source,  pendant  que  mon  guide  se  reposait  et 
buvait  quelque  kirsch  dans  la  maison. 

Le  soleil  avait  reparu.  Un  bruit  vague  de  grelots  m'atti- 
rait. Je  suis  arrivé  ainsi  au  bord  d'un  ravin  très  encaissé. 
Quelques  chèvres  y  broutaient  sur  l'escarpement,  pendues 
aux  broussailles.  J'y  suis  descendu,  un  peu  à  quatre  pattes 
comme  elles. 

Là  tout  était  petit  et  charmant;  le  gazon  était  fin  et 
doux;  de  belles  fleurs  bleues  à  long  corsage  se  mettaient 
aux  fenêtres  à  travers  les  ronces  et  semblaient  admirer 
une  jolie  araignée  jaune  et  noire  qui  exécutait  des  vol- 
tiges, comme  un  saltimbanque,  sur  un  fil  imperceptible 
tendu  d'une  broussaille  à  l'autre. 

Le  ravin  paraissait  fermé  comme  une  chambre.  Après 
avoir  regardé  l'araignée,  comme  faisaient  les  fleurs  (ce 
qui  a  paru  la  flatter,  soit  dit  en  passant,  car  elle  a  été  ad- 
mirable d'audace  et  d'agilité  tant  qu'elle  m'a  vu  là),  j'ai 
avisé  un  couloir  étroit  à  l'extrémité  du  ravin,  et,  ce  cou- 
loir franchi,  la  scène  a  brusquement  changé. 

J'étais  sur  une  étroito  esplanade  de  roche  et  de  gazon 
accrochée  comme  un  balcon  au  mur  démesuré  du  Rigi. 
J'avais  devant  moi  dans  tout  leur  développement  le  Bur- 
gen,  le  Buochserhorn  et  le  Pilate  ;  sous  moi.  à  une  pro- 
fondeur immense,  le  lac  de  Lucerne,  morcelé  par  les 
anses  et  les  golfes,  et  où  S9  miraient  ces  faces  de  géants 
comme  dans  un  miroir  cassé.  Au-dessus  du  Pilate,  au  fond 
de  l'horizon,  resplendissaient  vingt  cimes  de  neige  ;  l'ombre 
et  la  verdure  recouvraient  les  muscles  puissants  des 
collines,  le  soleil  faisait  saillir  l'ostéologie  colossale  des 


28  ALPES. 

Alpes;  les  granits  ridés  se  plissaient  dans  les  lointains 
comme  des  fronts  soucieux;  les  rayons  pleuvant  des 
nuées  donnaient  un  aspect  ravissant  à  ces  belles  vallées 
que  remplissent  à  de  certaines  heures  les  bruits  effrayants 
de  la  montagne  ;  deux  ou  trois  barques  microscopiques 
couraient  sur  le  lac,  traînant  après  elles  un  grand  sillage 
ouvert  comme  une  queue  d'argent  ;  je  voyais  les  toits  des 
villages  avec  leurs  fumées  qui  montent  et  les  rochers  avec 
leurs  cascades  pareilles  à  des  famées  qui  tombent. 

C'était  un  ensemble  prodigieux  de  choses  harmonieuses 
et  magnifiques  pleines  de  la  grandeur  de  Dieu.  Je  me  suis 
retourné,  me  demandant  à  quel  être  supérieur  et  choisi 
la  nature  servait  ce  merveilleux  festin  de  montagnes,  de 
nuages  et  de  soleil,  et  cherchant  un  témoin  sublime  à  ce 
sublime  paysage. 

11  y  avait  un  témoin  en  efïet,  un  seul;  car  du  reste  l'es- 
planade était  sauvage,  abrupte  et  déserte.  Je  n'oublierai 
cela  de  ma  vie.  Dans  une  anfractuosité  de  rocher,  assis,  les 
jambes  pendantes  sur  une  grosse  pierre,  un  idiot,  un  goi- 
treux, à  corps  grêle  et  à  face  énorme,  riait  d'un  rire  stu- 
pide,  le  visage  en  plein  soleil,  et  regardait  au  hasard 
devant  lui.  0  abîme!  les  Alpes  étaient  le  spectacle,  le 
spectateur  était  un  crétin. 

Je  me  suis  perdu  dans  cette  effrayante  antithèse  : 
l'homme  opposé  à  la  nature;  la  nature  dans  son  attitude 
la  plus  superbe,  l'homme  dans  sa  posture  la  plus  misé- 
rable. Quel  peut  être  le  sens  de  ce  mystérieux  contraste? 
A  quoi  bon  cette  ironie  dans  une  solitude?  Dois-je  croire 
que  le  paysage  était  destiné  à  lui  crétin,  et  l'ironie  à  moi 
passant? 

Du  reste,  le  goitreux  n'a  fait  aucune  attention  à  moi.  Il 
tenait  à  la  main  un  gros  morceau  de  pain  noir  dans  lequel 
il  mordait  de  temps  en  temps.  C'est  un  crétin  qu'on  nour- 
rit à  l'hospice  des  capucins  situé  de  l'autre  côté  du  Rigi. 
Le  pauvre  idiot  était  venu  là  chercher  le  soleil  de  midi. 

Un  quart  d'heure  après,  j'avais  repris  le  sentier;  et  les 
bains  froids  et  la  chapelle  et  le  ravin  et  le  goitreux  avaient 
disparu  derrière  moi  dans  une  des  ampoules  que  fait  la 
pente  méridionale  du  Rigi. 

Après  avoir  passé  le  péage,  où  l'on  demande  aux  voya- 


BERxNE.    —    LE    RIGI.  29 

geurs  six  batz  (dix- huit  sous)  par  cheval,  je  me  suis  assis 
au  bord  du  précipice,  et  de  même  que  le  crétin  j'ai  laissé 
pendre  mes  pieds  sur  un  donjon  ruiné  enfoui  dans  les 
ronces  à  sept  cents  toises  au-dessous  de  moi. 

A  quelques  pas  derrière  moi  riaient  et  jasaient,  en  se 
roulant  sur  l'herbe,  trois  marmots  anglais  fort  jolis  et  fort 
empanaché?,  jouant  avec  leur  bonne  en  tablier  blanc, 
comme  au  Luxembourg,  et  me  disant  bonjour  en  français. 

Le  Rigi  est  fort  sauvage  en  cet  endroit,  le  voisinage  du 
sommet  se  fait  sentir;  quelques  chalets  groupés  en  village 
s'enfoncent  dans  un  haut  ravin  qui  balafre  le  faîte  du 
mont,  et,  du  côté  de  Kussnacht,  dans  l'abîme,  je  voyais 
grimper  en  foule  vers  moi  ces  hauts  sapins  qui  seront  un 
jour  des  mâts  de  navires  et  qui  n'auront  eu  que  deux  des- 
tinées, la  montagne  et  l'océan. 

Du  point  où  j'étais,  on  aperçoit  le  sommet,  il  semble 
tout  près;  on  croit  y  atteindre  en  trois  enjambées,  il  est 
à  une  demi-lieue. 

A  deux  heures,  après  une  marche  de  quatre  heures, 
fort  coupée  de  stations  et  de  caprices  dans  le  sens  étymo- 
logique du  mot,  j'étais  sur  le  Rigi-Kulm. 

Au  sommet  du  Rigi,  il  n'y  a  que  trois  choses  :  une  au- 
berge, un  observatoire  fait  de  quelques  planches  élevées 
sur  quelques  solives,  et  une  croix.  C'est  tout  ce  qu'il  faut  ; 
l'estomac,  l'œil  et  l'âme  ont  un  triple  besoin  ;  il  est  satis- 
fait. 

L'auberge  s'appelle  Vhôtel  du  Rigi-Kulm  et  m'a  paru 
suffisante.  La  croix  est  suffisante  aussi  ;  elle  est  de  bois, 
avec  cette  date  :  1838. 

Le  sommet  du  Rigi  est  une  large  croupe  de  gazon. 
Quand  j'y  suis  arrivé,  j'étais  seul  sur  la  montagne.  J'ai 
cueilli,  au  bord  d'un  précipice  de  quatre  mille  pieds,  en 
pensant  à  toi,  chère  amie,  et  à  toi,  ma  Didine,  cette  jolie 
petite  fleur.  Je  vous  l'envoie. 

Le*  Rigi  a  neuf  fois  la  hauteur  du  clocher  de  Strasbourg; 
le  mont  Blanc  n'a  que  trois  fois  la  hauteur  du  Rigi, 

Sur  des  sommets  comme  le  Rigi-Kulm,  il  faut  regarder, 
mais  il  ne  faut  plus  peindre.  Est-ce  beau  ou  est-ce  hor- 
rible? Je  ne  sais  vraiment.  C'est  horrible  et  c'est  beau 
tout  à  la  fois.  Ce  ne  sont  plus  des  paysages,  ce  sont  des 


30  ALPES. 

aspects  monstrueux.  L'horizon  est  invraisemblable ,  la 
perspective  est  impossible  ;  c'est  un  chaos  d'exagérations 
absurdes  et  d'amoindrissements  effrayants. 

Des  montagnes  de  huit  cents  pieds  sont  des  verrues 
misérables  ;  des  forêts  de  sapins  sont  des  touffes  de 
bruyères;  le  lac  de  Zug  est  une  cuvette  pleine  d'eau  ;  la 
vallée  de  Goldau,  cette  dévastation  de  six  lieues  carrées, 
est  une  pelletée  de  boue  ;  le  Bergfall,  cette  muraille  de 
sept  cents  pieds,  le  long  de  laquelle  a  glissé  l'énorme 
écroulement  qui  a  englouti  Goldau,  est  la  rainure  d'une 
montagne  russe  ;  les  routes,  où  peuvent  se  croiser  trois 
diligences,  sont  des  fils  d'araignée  ;  les  villes  de  Kussnacht 
et  d'Art  avec  leurs  clochers  enluminés  sont  des  villages- 
joujoux  à  mettre  dans  une  boîte  et  à  donner  en  étrennes 
aux  petits  enfants;  l'homme,  le  bœuf,  le  cheval,  ne  sont 
même  plus  des  pucerons,  ils  se  sont  évanouis. 

A  cette  hauteur,  la  convexité  du  globe  se  mêle  jusqu'à 
un  certain  point  à  toutes  les  lignes  et  les  dérange.  Les 
montagnes  prennent  des  postures  extraordinaires.  La 
pointe  du  Rothorn  flotte  sur  le  lac  de  Sarnen  ;  le  lac  de 
Constance  monte  sur  le  sommet  du  Rossberg  ;  le  paysage 
est  fou. 

En  présence  de  ce  spectacle  inexprimable,  on  comprend 
les  crétins  dont  pullulent  la  Suisse  et  la  Savoie.  Les  Alpes 
font  beaucoup  d'idiots.  11  n'est  pas  donné  à  toutes  les 
intelligences  de  faire  ménage  avec  de  telles  merveilles  et 
de  promener  du  matin  au  soir  sans  éblouissement  et  sans 
stupeur  un  rayon  visuel  terrestre  de  cinquante  lieues  sur 
une  circonférence  de  trois  cents. 

Après  une  heure  passée  sur  le  Rigi-Kulm,  on  devient 
statue,  on  prend  racine  à  un  point  quelconque  du  sommet. 
L'émotion  est  immense.  C'est  que  la  mémoire  n'est  pas 
moins  occupée  que  le  regard,  c'est  que  la  pensée  n'est  pas 
moins  occupée  que  la  mémoire.  Ce  n'est  pas  seulement 
un  segment  du  globe  qu'on  a  sous  les  yeux,  c'est  aussi 
un  segment  de  l'histoire.  Le  touriste  y  vient  chercher 
un  point  de  vue  ;  le  penseur  y  trouve  un  livre  immense 
où  chaque  rocher  est  une  lettre,  où  chaque  lac  est  une 
phrase,  où  chaque  village  est  un  accent,  et  d'où  sortent 
pêle-mêle  comme  une  fumée  deux  mille  ans  de  souvenirs. 


BERNE.    —    LE    RIGI.  31 

Le  géologue  y  peut  scruter  la  formation  d'une  chaîne  de 
montagnes ,  le  philosophe  y  peut  étudier  la  formation 
d'une  de  ces  chaînes  d'hommes,  de  races  ou  d'idées  qu'on 
appelle  des  nations;  étude  plus  profonde  encore  peut-être 
que  l'autre. 

Du  point  où  j'étais,  je  voyais  onze  lacs  (les  habiles  en 
voient  quatorze),  et  ces  onze  lacs,  c'était  toute  l'histoire 
de  la  Suisse.  C'était  Sarnen,  qui  a  vu  tomber  Landerberg, 
comme  le  lac  de  Lucerne  a  vu  tomber  Gessler  ;  Lungern, 
où  la  beauté  suisse  habite  parmi  les  peuplades  du  Hasli  ; 
Sempach,  où  Winckelried  a  embrassé  les  piques,  où  l'avoyer 
de  Gundoldingen  s'est  fait  tuer  sur  la  bannière  de  sa  ville  ; 
Heideck,  qui  reflète  un  tronçon  du  château  de  Waldeck 
arraché  de  sa  roche  en  1386  par  les  gens  de  Lucerne;  Hall- 
wyll,  qu'ont  désolé  les  guerres  civiles  de  Berne  et  des 
cantons  catholiques  et  les  deux  déplorables  batailles  de 
Wilmorgen;  Egeri,  rayonnant  du  souvenir  de  Morgarten 
et  dominé  par  les  gigantesques  figures  de  ses  cinquante 
paysans  écrasant  une  armée  à  coups  de  pierres;  Constance, 
avec  son  concile,  avec  les  deux  sièges  où  s'asseyaient  le 
pape  et  l'empereur,  avec  son  cap  qu'on  appelle  encore 
la  Corne  des  romains,  Cornu  romanorum;  avec  son  défilé 
du  Brégenz  ensanglanté  par  la  revanche  des  chevaliers  de 
la  Souabe  sur  les  chevaliers  de  l'Appenzell;  Zurich,  qui  a 
vu  combattre  Nicolas  de  Flac  à  la  bataille  de  NVintherthur 
et  Ulpien  Zwingle  à  la  bataille  de  Cappel. 

Sous  mes  pieds,  dans  l'abîme,  c'était  Loweiz,  où  s'est 
écrasée  Goldau  ;  Zug,  qui  a  l'ombre  de  Pierre  Colin  et  les 
souvenirs  de  la  bataille  de  Bellinzone,  et  sur  les  bords 
duquel  j'avais  vu  en  passant,  la  veille,  apparaître  brusque- 
ment entre  deux  arbres  une  pierre  tumulaire  déjà  cachée 
par  les  ronces,  avec  cette  inscription  :  Karl-Maria  Weber; 
enfin,  c'était  cet  admirable  lac  dont  les  rives  sont  faites 
par  les  quatre  cantons  qui  sont  comme  le  cœur  même  de 
la  Suisse  :  par  Schwjtz,  le  canton  patriarcal;  par  Unter- 
wald,  le  canton  pastoral;  par  Lucerne,  le  canton  féodal; 
par  Uri,  le  canton  héroïque. 

Au  nord,  à  perte  de  vue,  j'avais  la  Souabe  à  droite;  à 
gauche,  la  Forêt-Noire  ;  à  l'ouest,  le  Jura  jusqu'au  Chas- 
serai, et,  avec    une  lunette,  j'aurais  peut-être  distingué 


32  ALPES. 

Bienne,  la  Pittenissa  d'Antonin,  sa  forêt  de  hêtres  et  de 
chênes,  son  lac,  sa  source  profonde  qui  tressaillit  et  se 
troubla  le  jour  du  tremblement  de  terre  de  Lisbonne,  son 
île  charmante  d'où  Jean-Jacques  fut  expulsé  par  Berne 
en  1765. 

Plus  près,  j'avais  une  ceinture  immense  de  cantons  : 
Appenzell,  où  sont  les  Alpes  calcaires  et  que  deux  reli- 
gions divisent  en  deux  peuples  :  le  catholicisme  fait  des 
bergers,  le  calvinisme  fait  des  marchands  ;  —  Saint-Gall, 
qui  a  remplacé  son  abbé  par  un  landamman  et  qui  a  servi 
de  théâtre  à  la  bataille  de  Ragatz;  —  Thurgovie,  qui  a  vu 
la  bataille  de  Diessenhofen  et  d'où  partit  Conradin,  le  der- 
nier des  Hohenstaufen,  pour  aller  mourir  à  Naples,  comme 
est  mort  de  nos  jours  le  duc  d'Enghien  à  Vincennes  ;  —  les 
Grisons,  qui  sont  l'ancienne  Rhétie,  qui  ont  soixante  val- 
lées, cent  quatrevingts  châteaux,  les  trois  sources  du  Rhin, 
le  mont  Julien,  avec  les  colonnes  Juliennes,  et  cette  belle 
vallée  d'Engiadina  où  la  terre  tremble  et  où  l'eau  résiste  : 
les  lacs  étaient  encore  gelés  le  !i  mai  1799,  jour  où  l'artil- 
lerie française  les  traversa  ;  —  Schaffhouse,  qui  a  la  chute 
du  Rhin,  comme  Bellegarde  a  la  perte  du  Rhône,  avec  les 
sombres  souvenirs  de  Heinz,  de  Stern  et  de  la  défaite  de 
Paradies  en  992  ;  —  Argovie,  qui  a  vu  tomber,  en  l/il5,  la 
forteresse  autrichienne  d'Aarburg  et  où  les  paysans  votent 
encore  comme  les  vieux  romains  dans  leurs  comices,  en 
plein  air,  avec  les  bras  levés  et  par  bandes  séparées  ;  — 
Soleure,  que  les  italiens  appellent  Solelta,  qui  a  des  pein- 
tures de  Dominique  Corvi,  et  dont  le  régiment  ne  déparait 
pas  cette  infanterie  espagnole  du  dix-septième  siècle  de 
laquelle  a  parlé  Bossuet. 

Le  mont  Pilate  me  cachait  Neuchâtel  et  les  champs  de 
bataille  de  Granson  et  de  Morat  ;  mais  les  deux  ombres  de 
Nicolas  de  Scharnachtal  et  de  Charles  le  Téméraire  se 
levaient  dans  mon  esprit  plus  haut  que  le  mont  Pilate 
et  complétaient  cet  horizon  de  grandes  montagnes  et  de 
grands  événements. 

J'avais  encore  sous  les  yeux  Frutigen,  d'où  fut  chassé 
le  bailli  de  Tellenburg  ;  —  l'Entlebuch,  où  l'on  cueille  le 
rosage  des  Alpes,  où  les  paysans  ont  les  jeux  de  la  Grèce 
et  chantent  tous  les  ans  leur  chronique  scandaleuse  et 


I 


BERNE.    —   LE    RIGI.  33 

secrète  de  Hirsmontag;  —  à  l'est,  Berne,  qui  a  vu  la  pre- 
mière bataille  des  suisses  opprimés,  Donnerbûes,  en  1291; 
—  au  nord,  Bàle,  qui  a  vu  la  dernière  victoire  des  suisses 
libres.  Dornach,  en  1Z|99. 

De  l'est  au  nord,  je  voyais  courir  toutes  les  Alpes  cal- 
caires depuis  le  Sentis  jusqu'à  la  Yung-Frau;  au  midi  sur- 
gissaient pêle-mêle,  d'une  façon  terrible,  les  grandes  Alpes 
granitiques. 

J'étais  seul,  je  rêvais,  —  qui  n'eût  rêvé?  —  et  les  quatre 
géants  de  l'histoire  européenne  venaient  d'eux-mêmes 
devant  l'œil  de  ma  pensée  se  poser  comme  debout  aux 
quatre  coins  cardinaux  de  ce  colossal  paysage  :  Annibal 
dans  les  Alpes  allobroges,  Charlemagne  dans  les  Alpes  lom- 
bardes. César  dans  TEugadine,  Napoléon  dans  le  Saint- 
Bernard. 

Au-dessous  de  moi,  dans  la  vallée,  au  fond  du  précipice, 
j'avais  Kussnacht  et  Guillaume  Tell. 

Il  me  semblait  voir  Rome,  Carthage,  l'Allemagne  et  la 
France,  représentées  par  leurs  quatre  plus  hautes  figures, 
contempler  la  Suisse  personnifiée  dans  son  grand  homme; 
eux  capitaines  et  despotes,  lui  pâtre  et  libérateur. 

C'est  une  heure  grave  et  pleine  de  méditations  que  celle 
où  l'on  a  sous  les  yeux  la  Suisse,  ce  nœud  puissant 
d'hommes  forts  et  de  hautes  montagnes  inextricable- 
ment noué  au  milieu  de  l'Europe,  qui  a  ébréché  la  cognée 
de  l'Autriche  et  rompu  la  formidable  épée  de  Charles  le 
Téméraire.  La  Providence  a  fait  les  montagnes,  Guillaume 
Tell  a  fait  les  hommes. 

Comment  ai-je  passé  toute  cette  journée  sur  le  sommet 
du  Rigi?  je  ne  sais  pas.  J'ai  erré,  j'ai  regardé,  j'ai  songé  ; 
je  me  suis  couché  à  plat  ventre  au  bord  du  précipice  et 
j'ai  avancé  la  tête  pour  fouiller  du  regard  dans  l'abîme; 
j'ai  fait  à  vol  d'oiseau  la  visite  de  Goldau  ;  j'ai  jeté  quel- 
ques pierres  dans  le  trou  qu'ils  appellent  Kesshbodenloch, 
mais  je  dois  dire  que  je  ne  les  ai  pas  vues  ressortir  par  le 
bas  de  la  montagne  ;  jai  acheté  un  château  de  bois  sculpté 
à  un  montagnard;  je  suis  monté  sur  l'observatoire  et  de 
là  j'ai  dessiné  le  Mythen,  prodigieux  cône  de  granit  au 

mmet  duquel  il  y  a  une  pierre  rougeàtre  qui  fait  que 

Mythen  semble  avoir  été  raccommodé  avec  du  ciment 


34  ALPES. 

romain  comme  le  pyramidion  de  Luxor.  Vu  du  Rigi,  le 
Mythen  a  la  forme  exacte  des  pyramides  d'Egypte.  Seule- 
ment Chéops  disparaîtra  dans  son  ombre,  comme  la  tente 
du  bédouin  disparaît  dans  Tombre  de  Chéops,  comme 
Rhamsès  disparaît  dans  l'ombre  de  Jéhovah. 

Pendant  que  je  dessinais,  le  Rigi-Kulm  s'est  peuplé.  Les 
premiers  visiteurs  ont  gravi  la  montagne  par  le  chemin 
d'Art,  qui  est  plus  escarpé,  mais  qui  a  plus  d'ombre  que 
le  chemin  de  Wiggi?,  où  j'avais  eu  à  lutter  contre  le  soleil 
et  le  sirocco. 

C'étaient  de  jeunes  étudiants  allemands,  le  sac  sur  le 
dos,  la  pipe  de  faïence  peinte  à  la  bouche,  le  bâton  à  la 
main,  qui  sont  venus  s'asseoir  à  côté  de  moi  avec  leur  air 
à  la  fois  penseur  et  naïf.  Puis  une  jolie  anglaise  blonde  est 
montée  sur  l'observatoire.  Elle  arrivait  de  Lombardie  et 
était  parvenue  à  Lucerne  par  le  Saint-Golhard.  Les  étu- 
diants, qui  étaient  descendus  en  Suisse  par  Zurich  et  par 
Schwytz,  parlaient  de  Rapperschwyhl,  de  Ilerrliberg  et 
d'Aflfholtern  ;  l'anglaise  s'extasiait  avec  une  petite  voix 
mélodieuse  sur  Giamaglio,  Bucioletto,  Rima  et  Rimella. 

Tout  cela  c'est  la  Suisse.  Les  voyelles  et  les  consonnes 
se  partagent  la  Suisse  de  même  que  les  fleurs  et  les  rochers. 
Au  nord,  où  est  l'ombre,  où  est  la  bise,  où  est  la  glace,  les 
consonnes  se  cristallisent  et  se  hérissent  pêle-mêle  dans 
tous  les  noms  des  villes  et  des  montagnes.  Le  rayon  de 
soleil  fait  éclore  les  voyelles;  partout  où  il  frappe,  elles 
germent  et  s'épanouissent  en  foule  ;  c'est  ainsi  qu'elles 
couvrent  tout  le  versant  méridional  des  Alpes.  Elles  s'épar- 
pillent gaiement  sur  toutes  ces  belles  pentes  dorées.  Le 
même  sommet,  le  même  rocher,  ont  dans  leur  côté  sombre 
des  consonnes,  dans  leur  côté  éclairé  des  voyelles.  La  for- 
mation des  langues  apparaît  à  nu  dans  les  Alpes,  grâce  à 
la  position  centrale  de  la  chaîne.  Il  n'y  a  qu'une  montagne, 
le  Saint-Gothard,  entre  Teiifelsbrùcke  et  Airolo. 

Vers  cinq  heures  et  demie,  les  visiteurs  ont  surgi  presque 
à  la  fois  de  toutes  parts,  à  pied,  à  cheval,  à  âne,  à  mulet, 
en  chaise  à  porteurs;  des  anglais  enfouis  sous  des  carricks, 
des  parisiennes  en  châles  de  velours,  des  malades  qui  pas- 
sent l'été  à  la  maison  des  bains  froids  ;  un  sénateur  de 
Zurich  chassé  parla  pstite  révolution  d'il  y  a  huit  jours  ;  un 


BERNE.    —    LE     RIGI.  35 

commis  voyageur  français  disant  qu'il  avait  visité  Chillon 
et  la  prison  où  est  mort  Bolivar,  etc.  A  deux  heures,  j'étais 
arrivé  seul;  à  six  heures,  nous  étions  soixante. 

Cette  grosse  foule,  comparée  à  cette  chétive  auberge, 
émut  un  des  jeunes  allemands,  qui  me  dit  solennellement 
que  nous  allions  tous  mourir  de  faim. 

En  ce  moment  l'abîme  devenait  magnifique.  Le  soleil  se 
couchait  derrière  la  crête  dentelée  du  Pilate.  Il  n'éclairait 
plus  que  les  sommets  extrêmes  de  toutes  les  montagnes, 
et  ses  rayons  horizontaux  se  posaient  sur  ces  monstrueuses 
pyramides  comme  des  architraves  d'or.  Toutes  les  grandes 
vallées  des  Alpes  se  remplissaient  de  brumes;  c'était  l'heure 
où  les  aigles  et  les  gypaètes  reviennent  à  leurs  nids. 

Je  m'étais  avancé  jusqu'au  bord  du  précipice  que 
domine  la  croix  et  qui  regarde  Goldau.  La  foule  était 
restée  sur  l'observatoire,  j'étais  seul  là,  le  dos  tourné  au 
couchant.  Je  ne  sais  ce  que  voyaient  les  autres,  mais  mon 
spectacle  à  moi  était  sublime. 

L'immense  cône  de  ténèbres  que  projette  le  Rigi,  nette- 
ment coupé  par  ses  bords  et  sans  pénombre  visible  à  cause 
de  la  distance,  gravissait  lentement,  sapin  à  sapin,  roche 
à  roche,  le  flanc  escarpé  du  Rossberg.  La  montagne  de 
l'ombre  dévorait  la  montagne  du  soleil.  Ce  vaste  triangle 
sombre,  dont  la  base  se  perdait  sous  le  Rigi,  et  dont  la 
pointe  s'approchait  de  plus  en  plus  à  chaque  instant  de 
la  cime  du  Rossberg,.  couvrait  déjà  Art,  Goldau,  dix  val- 
lée?, dix  villages,  la  moitié  du  lac  de  Zug  et  tout  le  lac  de 
Lowerz.  Des  nuages  de  cuivre  rouge  y  entraient  et  s'y 
changeaient  en  étain.  Au  fond  du  gouffre.  Art  flottait  dans 
une  lueur  crépusculaire  qu'étoilaient  çà  et  là  des  fenêtres 
allumées.  Il  y  avait  déjà  de  pauvres  femmes  filant  à  côté 
de  leur  lampe.  Art  vit  dans  la  nuit;  le  soleil  s'y  couche  à 
deux  heures. 

Ln  moment  après,  le  soleil  avait  disparu,  le  vent  était 
froid,  les  montagnes  étaient  grises,  les  visiteurs  étaient 
rentrés  dans  l'auberge.  Pas  un  nuage  dans  le  ciel.  Le  Rigi 
était  redevenu  solitaire,  avec  un  vaste  ciel  bleu  au-dessus 
de  lui. 

Je  t'écrivais,  chère  amie,  dans  une  de  mes  premières 
lettres  :  «  Ces  vagues  de  granit  qu'on  appelle  les  Alpes.  » 


36  ALPES. 

Je  ne  croyais  pas  dire  si  vrai.  L'image  qui  m'était  venue 
à  l'esprit  m'est  apparue  dans  toute  sa  réalité  sur  le  som- 
met du  Rigi,  après  le  soleil  couché.  Ces  montagnes  sont  des 
vagues,  en  effet,  mais  des  vagues  géantes.  Elles  ont  toutes 
les  formes  de  la  mer;  il  y  a  des  houles  vertes  et  sombres 
qui  sont  les  croupes  couvertes  de  sapins,  des  lames  blondes 
et  terreuses  qui  sont  les  pentes  de  granit  dorées  par  les 
lichens,  et,  sur  les  plus  hautes  ondulations,  la  neige  se 
déchire  et  tombe  déchiquetée  dans  des  ravins  noirs,  comme 
fait  l'écume.  On  croirait  voir  un  océan  monstrueux  figé  au 
milieu  d'une  tempête  par  le  souffle  de  .Téhovah. 

Un  rêve  épouvantable,  c'est  la  pensée  de  ce  que  devien- 
draient l'horizon  et  l'esprit  de  l'homme  si  ces  énormes 
ondes  se  remettaient  tout  à  coup  en  mouvement. 


III 


LES    BATELEURS 


La  salle  à  manger  du  nouvel  hôtel  où  je  me  suis  logé 
est  au  rez-de-chaussée.  Selon  mon  habitude,  j'avais  installé 
ma  table  près  de  la  fenêtre,  et,  tout  en  faisant  à  un  excel- 
lent déjeuner  les  honneurs  d'un  excellent  appétit,  je  regar- 
dais dans  la  place. 

Vous  savez,  j'appelle  cela  lire  en  mangeant.  Tout  spec- 
tacle a  un  sens  pour  les  rêveurs.  Les  yeux  voient,  l'esprit 
creuse,  commente  et  traduit.  Une  place  publique  est  un 
livre.  On  épelle  les  édifices,  et  l'on  y  trouve  l'histoire  ;  on 
déchiffre  les  passants,  et  l'on  y  trouve  la  vie. 

Au  bout  de  quelques  instants,  mon  attention  s'était  fixée 
sur  un  petit  groupe  d'aspect  étrange,  bivouaqué,  pour 
ainsi  dire,  à  quelques  pas  de  la  croisée  d'où  je  l'observais. 

Ce  groupe  répandu  à  terre  d'une  façon  assez  pittoresque, 
à  l'ombre  d'une  grande  bannière  fort  peu  solidement  plan- 
tée dans  le  pavé,  se  composait  de  quatre  personnages  :  un 
homme,  deux  femmes  et  un  animal.  L'une  des  femmes  dor- 
mait, l'homme  dormait,  l'animal  dormait. 

Je  ne  pouvais  rien  distinguer  de  la  femme  endormie  que 
cachait  une  large  coiffe  rabattue  sur  son  visage. 


38  ALPES. 

Le  visage  de  Thomme  tourné  vers  le  pavé  m'était  égale- 
ment caché;  je  ne  voyais  que  ses  mains  noires,  ses  ongles 
ravagés,  sa  grosse  chevelure  sale  et  hérissée,  la  semelle 
trouée  et  feuilletée  de  ses  bottes  grises  de  poussière, 
et  l'un  des  orteils  de  son  pied  gauche  à  travers  cette 
semelle. 

Il  était  bizarrement  accoutré  d'un  pantalon  de  grosse 
cavalerie  et  d'un  habit  à  la  française.  Le  pantalon,  com- 
posé de  plus  de  cuir  que  de  drap,  paraissait  assez  neuf, 
quoique  souillé  de  cendre  et  de  boue;  l'habit  tombait  en 
lambeaux.  C  était  une  souquenille,  jadis  fort  galante  et 
fort  coquette,  en  velours  noir  semé  de  paillettes  d'or.  Le 
velours  avait  pris  en  vieillissant  une  teinte  de  fumée  rou- 
geâtre,  les  paillettes  s'étaient  presque  toutes  éteintes;  ce 
qui  fait  que  l'habit  avait  l'air,  comme  dit  Trivelin,  d'une 
illumination  à  trois  heures  du  matin. 

Tout  en  dormant,  l'homme  étreignait  de  la  main  droite 
un  très  gros  jonc  à  pomme  d'argent  ciselée,  lequel  s'était 
probablement  promené  au  boulevard  de  Gand,  comme 
l'habit  à  l'Œil-de-Bœuf.  Deux  époques  de  l'élégance  fran- 
çai-e  se  mêlaient  aux  guenilles  de  ce  misérable.  La  canne, 
restée  riche  et  brillante  à  la  poignée,  était  brûlée  et  noircie 
à  son  extrémité  inférieure;  on  sentait  qu'elle  avait  plus 
d'une  fois  attisé  et  remué  des  feux  nocturnes.  Vers  le  mi- 
lieu, elle  était  aplatie  et  écrasée  ;  on  eût  dit  qu'elle  avait 
servi  à  des  pesées  et  qu'il  lui  était  arrivé  de  soulever  les 
portes. 

Un  vieux  chapeau  rond,  passé  à  l'état  polyédrique,  était 
posé  un  peu  sur  le  pavé,  un  peu  sur  la  tête  du  dormeur. 
Une  assiette  d'étain,  jetée  devant  ses  pieds,  semblait 
attendre  les  liards  des  passants. 

Quant  à  l'animal,  sans  doute  le  gagne-pain  visible  de 
ces  gens,  il  disparaissait,  à  demi  enfoui  dans  du  sable, 
sous  les  barreaux  d'une  espèce  de  cage  où  je  l'apercevais 
à  peine.  Cependant,  tout  en  dormant,  il  faisait  çà  et  là 
quelques  mouvements  et  j'en  voyais  assez  pour  recon- 
naître quelque  chose  d'horrible,  une  de  ces  bêtes  qui  ne 
sont  pas  faites  pour  être  vues  par  l'homme  et  qui  prou- 
vent l'imagination  de  la  nature,  un  de  ces  êtres  qui  sont 
des  cauchemars,  un  chardon  vivant,  un  lézard  épineux, 


LES    BATELEURS.  39 

quelque  chose  d'effroyable  et  de  pareil  au  Moloch  horrklus 
de  la  Nouvelle-Hollande. 

Cinq  ou  six  jolis  enfants  examinaient  ce  monstre  et  le 
regardaient  avec  enthousiasme.  Parmi  eux  j'admirais  deux 
charmants  marmots  français,  lesquels  appartenaient  sans 
doute  à  quelque  famille  parisienne  arrêtée  dans  Tau- 
berge. 

La  cage  était  posée  sur  une  caisse  carrée  dans  le  pan- 
neau extérieur  de  laquelle  je  ne  sais  quel  hasard  avait 
incrusté  un  assez  beau  bas-relief  en  bois  de  chêne  repré- 
sentant saint  François  de  Sales,  la  main  posée  sur  une 
tête  de  mort.  Les  petits  enfants  français  regardaient  ce 
panneau.  Au  bout  de  quelques  secondes  d'examen,  l'aîné 
dit  au  plus  jeune  :  Ah!  c'est  le  bon  Dieu  avec  sa 
pomme. 

L'autre  femme,  celle  qui  ne  dormait  pas,  était  assise  sur 
un  vieux  morceau  de  tapis  à  côté  de  l'homme.  Je  voudrais 
bien  pouvoir  vous  dire  qu'elle  était  laide,  car  rien  n'est 
plus  banal  et  plus  littérairement  usé  que  la  beauté  des 
mendiants  et  des  comédiennes  en  plein  vent;  mais  je  suis 
à  regret  forcé  d'avouer  que  celle-ci,  quoique  hàlée  par  le 
soleil  et  tachée  de  son,  comme  disent  les  excellentes  mé- 
taphores populaires,  était  vraiment  une  charmante  et 
délicate  créature. 

Son  front  était  intelligent;  sa  bouche,  ornée  de  dents 
admirables,  était  gracieuse  et  bonne;  ses  yeux,  pas  très 
grands,  étaient  profonds  et  purs;  de  riches  veines  blondes 
chatoyaient  dans  ses  épais  cheveux  châtains,  très  coquet- 
tement et  surtout  très  proprement  accommodés.  Il  y  avait 
de  la  race  dans  la  souplesse  de  sa  taille,  dans  la  saillie  de 
ses  hanches,  dans  la  correspondance  parfaite  de  son  front, 
de  son  nez  et  de  son  menton,  dans  la  petitesse  de  ses 
pieds  et  de  ses  mains,  dans  la  transparence  de  ses  ongles, 
dans  la  finesse  de  ses  chevilles,  dans  l'élévation  de  son 
cju-de-pied.  Toute  sa  personne,  toute  sa  toilette  était 
propre  et  coquette  comme  sa  coiffure;  On  sentait  qu'elle 
profitait  probablement  de  tous  les  ruisseaux  qu'elle  ren- 
contrait pour  s'y  laver  d'abord,  pour  s'y  mirer  ensuite. 

Sa  ceinture,  rehaussée  de  bijoux  de  toutes  sortes, 
racontait  ses  voyages.  Elle  portait  des  bas  bleus  à  coins 


40  ALPES. 

ornés  d'arabesques  blanches,  comme  en  portent  les  filles 
de  Souabe,  un  ample  jupon  de  drap  brun  à  mille  plis 
comme  les  montagnardes  de  la  Forêt-Noire,  et  un  étroit 
gilet  de  soie  comme  les  paysannes  de  la  Bresse.  Ce  gilet, 
d'une  coupe  naïve  et  quelque  peu  disgracieuse,  était 
presque  caché  et  pour  ainsi  dire  corrigé  par  une  large 
collerette  de  Flandre,  sur  laquelle  étaient  brodées  plu- 
sieurs rosaces  de  cathédrale  émaillées  et  tricotées  les 
unes  dans  les  autres.  Ses  bijoux,  tous  italiens,  et  proba- 
blement achetés  chacun  dans  le  lieu  spécial  qui  le  pro- 
duit, achevaient  et  complétaient  l'histoire  de  ses  pèleri- 
nages. A  ses  pendants  d'oreilles  en  filigrane,  on  devinait 
qu'elle  avait  été  à  Gênes  ;  à  son  bracelet  en  or  émaillé  et 
orné  de  miniatures,  qu'elle  avait  passé  à  Venise;  à  son 
bracelet  de  mosaïques,  qu'elle  était  allée  à  Florence;  à 
son  bracelet  de  camées,  qu'elle  avait  traversé  Rome  ;  à  son 
collier  de  corail  et  de  coquillages,  qu'elle  avait  vu 
Naples. 

En  somme,  c'était  une  ravissante  et  superbe  fille.  Des 
joyaux  d'idole  et  un  air  de  déesse. 

Il  était  évident  que  la  parure  de  cette  femme  couverte 
de  bijoux  était  la  grande  affaire  de  cet  homme  couvert  de 
haillons. 

Du  reste,  elle  n'était  pas  ingrate.  Elle  paraissait  l'ado- 
rer, et  cela  me  surprenait  fort.  Je  savais  bien  que  les 
feibmes  ont  souvent  du  plaisir  à  sentir  qu'elles  font  partie 
d'une  antithèse  ;  je  n'ignorais  pas  que  les  plus  belles,  les 
plus  jeunes  et  les  plus  charmantes  se  prêtent  volontiers, 
par  je  ne  sais  quel  sentiment  inexplicable,  à  jouer  leur 
rôle  dans  cette  figure  de  rhétorique  vivante,  idolâtrant 
leur  vieux  mari  à  cause  de  sa  vieillesse  et  leur  amant 
bossu  à  cause  de  sa  bosse  ;  mais  que  la  propreté,  sous  la 
forme  d'une  femme,  ait  du  goût  pour  la  saleté,  sous  la 
forme  d'un  homme,  c'est  ce  que  je  n'aurais  jamais  cru. 
Entre  l'espèce  humaine  qui  se  lave  et  l'espèce  humaine 
qui  ne  se  lave  pas,  il  y  a  un  abîme,  et  je  ne  pensais  pas 
qu'on  pût  jeter  un  pont  sur  cet  abîme-là.  Aujourd'hui, 
rien  en  ce  genre  ne  saurait  plus  me  surprendre.  J'ai  vu, 
sur  cette  place  publique,  une  fille  de  seize  ans,  nette  et 
jolie  comme  un  caillou  mouillé,  baiser  de  minute  en  mi- 


LES    BATELEURS.  41 

nute,  avec  une  sorte  d'admiration  passionnée,  les  che- 
veux gras  et  les  mains  noires  d'un  affreux  homme  endormi 
qui  ne  sentait  même  pas  ces  douces  caresses  ;  je  l'ai  vue 
épousseter  avec  ses  doigts  roses  l'habit  de  saltimbanque 
dont  ses  gracieuses  chiquenaudes  faisaient  sortir  de  petites 
nuées  de  poussière;  je  l'ai  vue  chasser  les  mouches  qui 
importunaient  cet  immonde  dormeur,  se  pencher  sur  lui, 
écouter  le  bruit  de  son  haleine  et  contempler  tendrement 
ses  bottes  éculées;  et  maintenant  je  suis  tout  prêt  à 
applaudir  l'écrivain  quelconque  qui  voudra  faire  un 
roman  intime  intitulé  :  Histoire  mélancolique  des  amours 
d'une  colombe  et  d'un  pourceau. 

Décidément  la  nature  contient  toutes  les  combinaisons 
et  la  femme  contient  tous  les  caprices.  Tout  est  possible 
à  la  femme  comme  à  Dieu. 

Tout  en  couvant  du  regard  son  compagnon  gisant  près 
d'elle,  elle  remettait  à  neuf  et  lustrait  avec  un  chiffon  de 
serge  une  espèce  d'épinette  de  forme  antique  incrustée 
de  petites  roues  d'ivoire  comme  la  vielle  d'amour  du 
grand  Girgiganto. 

La  bannière  qui  ombrageait  le  couple  était  bien  la  plus 
inintelligible  pancarte  de  charlatan  que  j'aie  jamais  ren- 
contrée; ce  qui  d'ailleurs  ne  nuit  pas  au  succès. 

Figurez-vous  une  large  toile  peinte  en  bleu  et,  au  mi- 
lieu de  cette  toile  écaillée  par  le  soleil  et  sillonnée  par  les 
pluie?,  rien  autre  chose  que  cet  hiéroglyphe  peint  en 
noir  : 


Si  le  peu  que  je  sais  des  récentes  explications  de  feu 
Champollion  ne  me  trompe  pas,  cette  phrase,  parfaite- 
ment égyptienne,  signifie  :  Aujourd'hui  comme  toujours 
pendant  l'éternité.  Mais  quel  sens  ce  saltimbanque  y  atta- 
chait-il? C'est  ce  que  je  m'explique  moins  facilement,  à 
moins  pourtant  que  ce  ne  soit  uue  déclaration  passionnée 


42  ALPES. 

faite  par  le  porc  à  la  colombe,  dans  la  langue  mystérieuse 
d'Horus,  d'Épiphane  et  d'Amon-Ra. 

Contempler  une  femme  qui  contemple  un  homme, 
même  quand  la  femme  est  fort  jolie  et  quand  l'homme  est 
fort  vilain,  c'est  après  tout  un  plaisir  médiocre,  et,  une 
fois  ces  diverses  observations  faites,  je  m'étais  remis  à 
déjeuner,  quand  tout  à  coup  un  mot  français  articulé  sous 
ma  fenêtre  de  la  façon  la  plus  nette  et  la  plus  aigre  rap- 
pela mon  attention  sur  la  place.  Vous  me  dispenserez  de 
vous  le  redire.  C'est  un  de  ces  mots  qui  sont  une  injure, 
un  de  ces  mots  malaisés  à  prononcer  à  cause  du  peu  de 
décence  des  syllabes  et  dans  l'intérieur  desquels  il  y  a 
fort  mauvaise  compagnie. 

Je  levai  les  yeux.- 

La  femme  qui  dormait  s'était  réveillée.  Elle  était  sur 
son  séant,  sa  coiffe  rejetée  en  arrière  laissant  voir  une 
figure  de  vieille  d'une  laideur  d'ogresse. 

C'était  elle  qui  venait  de  jeter  à  la  jeune  fille  le  mot 
que  j'avais  entendu,  et  son  regard  plein  de  rage  semblait 
le  lui  adresser  encore, 

La  fille  ne  répondit  pas,  sa  jolie  bouche  prit  une  inef- 
fable expression  de  dédain,  et  elle  se  courba  sur  l'homme 
qu'elle  baisa.  La  vieille,  exaspérée  à  cette  caresse,  répéta 
l'injure. 

Je  n'oublierai  jamais  avec  quel  coup  d'oeil  rayonnant  et 
superbe,  sans  dire  un  mot,  la  jeune  fille  lui  répliqua. 

De  cette  petite  scène  je  tirai  deux  conclusions  :  la  pre- 
mière, c'est  que  la  vieille  s'était  probablement  réveillée 
pendant  que  la  jeune  faisait  quelque  tendresse  au  bate- 
leur endormi;  la  seconde,  c'est  que  cet  homme,  ce  pour- 
ceau, était  aimé  de  ces  deux  femmes. 

Histoire,  du  reste,  qui  est  un  peu  celle  de  tout  le 
monde.  Hélas!  qui  ne  s'est  trouvé  dans  la  vie  pris  entre 
la  jeune  et  la  vieille,  entre  le  présent  et  le  passé,  entre 
aujourd'hui  et  hier,  entre  cette  colombe  et  cette  orfraie? 

La  tranquillité  hautaine  de  la  belle  exaspéra  l'autre. 
Et  alors,  sans  faire  un  geste,  sans  crier,  de  peur  d'ameu- 
ter la  foule,  parlant  à  demi-voix,  mais  d'une  façon  déter- 
minée et  terrible,  elle  lui  dit  pendant  plus  d'un  quart 
d'heure,  toujours  en  français,  tout  ce  que  la  maîtresse 


LES    BATELEURS.  43 

dédaignée,  cette  triste   esclave,  peut  dire  à  la  sultane 
favorite,  cette  reine  joyeuse. 

Elle  lui  raconta,  avec  cette  abondance  de  la  fureur  qui 
redit  vingt  fois  les  mêmes  choses  avec  un  accent  diffé-, 
rent,  leur  histoire  à  toutes  deux,  et  l'histoire  de  l'homme, 
et  l'histoire  de  tous  les  hommes  et  de  toutes  les  femmes, 
assaisonnant  le  tout,  je  dois  le  dire,  des  injures  les  plus 
dégradantes,  les  plus  hideuses  et  les  plus  obscènes. 

Cela  arrive  d'ailleurs  à  d'autres  qu'à  des  baladines  de 
carrefour.  Il  y  a,  même  parmi  les  classes  qui  se  croient 
élevées  et  polies,  des  gens  qui  plongent  leur  colère  dans 
le  langage  des  halles,  comme  un  charretier  qui  trempe 
son  fouet  dans  le  ruisseau  pour  rendre  le  coup  plus  acéré. 

Sous  ce  débordement  de  haine  la  jeune  fille  souffrait 
visiblement.  Elle  était  pâle,  ses  lèvres  tremblaient;  mais 
elle  ne  répondait  pas. 

Seulement,  elle  avait  posé  sa  main  droite  sur  l'épaule 
de  rhomme  profondément  endormi,  et  elle  le  poussait 
avec  un  mouvement  régulier,  lent,  discret  et  doux  pen- 
dant que  la  vieille  parlait.  Rien  n'était  étrange  comme 
cette  espèce  de  tocsin  silencieux,  à  la  fois  plein  de  res- 
pect, d'alarme,  d'angoisse  et  d'amour. 

Enfin  la  btlle  réussit,  l'homme  se  réveilla.  Il  se  retourna 
en  bâillant  et  dit  en  espagnol  :  Que  demonio  de  raido 
haceis,  viugeres? 

Puis,  se  dressant  et  regardant  la  vieille  :  Calla  te,  vieja. 
L'ancienne  se  tut. 

Le  saltimbanque  alors  se  leva  debout,  appuyé  sur  sa 
canne  et  écoutant  d'un  air  de  supériorité  distraite  la 
jeune  fille  qui,  sans  répondre  à  sa  question,  lui  adressait 
je  ne  sais  plus  quelles  paroles  affectueuses  et  décou- 
sues. 

Pendant  ce  temps-là  je  le  considérais  à  mon  aise.  Il 
pouvait  avoir  quarante-cinq  ans.  Son  visage  était  bruni 
comme  celui  d'un  matelot.  A  ses  sourcils  froncés  presque 
douloureusement,  on  voyait  qu'il  avait  souvent  marché  en 
plein  midi,  au  grand  soleil.  C'était  une  de  ces  rudes  et 
énergiques  faces  de  gueux,  dont  les  traits  prononcés  et 
profonds  obligeaient  Callot  à  employer  pour  ses  eaux- 
fortes  le  vernis  dur  des  luthiers. 


Cependant,  tout  examen  fait,  il  n'y  avait  pas  dans  la 
figure  de  cet  homme  autant  de  dégradation  que  dans  son 
costume.  Quelque  chose  de  puissant  et  de  généreux  y  res- 
pirait encore.  Il  appartenait  évidemment,  ainsi  que  les 
deux  femmes,  à  cette  société  souterraine  qui  mine  la 
société  visible  et  légale  et  qui  vit  dans  les  sapes.  Cepen- 
dant, à  tout  prendre,  je  préférerais  encore  la  physio- 
nomie sauvage  de  ce  titan  révolté,  de  ce  gladiateur 
échappé,  de  ce  voleur  à  profil  de  lion,  vêtu  d'un  habit  de 
marquis  et  d'an  pantalon  de  soldat,  à  la  mine  polie  et 
traître  de  ce  pamphlétaire,  déclamateur  populaire  ou 
calomniateur  public,  écrivain-espion  qui  se  chaufTe  dans 
l'ombre  au  feu  doux  d'une  pension  secrète. 

Rien  ne  saurait  rendre  l'accent  de  tendresse  dont  la  fille 
parlait  au  bateleur.  Elle  parlait  en  français,  il  répondait 
en  espagnol.  Ce  dialogue  mi-parti,  auquel  les  passants 
bernois  ne  comprenaient  rien,  ne  semblait  les  gêner  ni 
l'un  ni  l'autre. 

Du  reste,  il  y  avait  dans  les  paroles  de  la  belle  baladine 
quelque  chose  de  bizarrement  mélangé  qui  me  rendait 
son  origine  indéchiffrable.  Sa  voix,  gracieuse  et  cares- 
sante, était  sourde  et  éraillée  par  moments  (vous  ne  sau- 
riez croire  avec  quelle  peine  j'écris  ce  détail  qui  révèle, 
j'en  ai  peur,  le  rhum  et  l'eau-de-vie;  mais  que  voulez- 
vous?  la  vérité  est  inexorable,  et  je  ne  veux  qu'être 
vrai). 

Son  langage  tantôt  grossier,  tantôt  maniéré,  était  com- 
posé de  mots  ramassés  dans  la  rue  et  de  mots  cueillis  dans 
les  salons.  Figurez-vous  une  précieuse  glissant  parfois 
jusqu'à  la  poissarde,  l'hôtel  de  Rambouillet  modifié  par 
l'échoppe,  le  corps  de  garde  et  la  taverne. 

Cela  faisait  le  plus  étrange  style  du  monde,  c'était  à  la 
fois  l'argot  et  le  jargon.  Elle  disait  un  esbroiif  comme  les 
bohémiennes  de  la  foire  Saint-Germain,  et  un  farimara 
comme  les  duchesses  du  petit  Marly. 

A  l'égard  de  sa  rivale,  elle  était  parfaitement  grande 
dame.  Elle  ne  lui  faisait  pas  l'honneur  de  s'occuper  d'elle, 
et  dans  ce  qu'elle  disait  à  l'homme  il  n'y  avait  rien  pour 
la  vieille,  pas  une  plainte,  pas  un  reproche. 

Pourtant  le  personnage  qui  ne  perd  jamais  rien,  le 


LES    BATELEURS.  45 

Niable,  avait  son  compte  là  comme  ailleurs.  Il  était  clair 
que  la  douce  favorite  avait  la  rage  dans  l'àme.  De  temps 
en  temps  elle  jetait  à  l'autre  un  regard  de  côté,  et  ce 
regard  qui  venait  d'un  œil  si  charmant  était  presque  féroce. 
Voici,  mon  ami,  une  observation  que  j'ai  faite  et  que  je 
vous  permets  d'appliquer  à  tous  les  lions  et  à  toutes  les 
tourterelles  du  genre  humain.  Rien  n'a  l'air  bon  comme 
un  lion  au  repos,  rien  n'a  l'air  méchant  comme  une  tour- 
terelle en  colère. 

Je  vous  supplie  de  ne  pas  donner  ici  au  mot  lion  le  sens 
ridicule  qu'on  lui  a  fait  prendre  à  Paris  depuis  quelques 
années,  mode  déplorable  et  sotte,  comme  la  plupart  des 
modes  anglaises,  qui  déforme  un  des  plus  beaux  mots  de 
la  langue  et  qui  dégrade  un  des  plus  nobles  êtres  de  la 
création. 

Cependant,  sous  le  tais-toi!  vieille,  de  l'homme,  l'autre 
était  restée  anéantie  et  stupide,  immobile,  son  œil  fixe 
attaché  au  pavé,  ne  paraissant  pas  écouter,  ne  paraissant 
pas  même  entendre. 

Toutefois,  à  un  certain  moment,  comme  un  garçon  de 
l'auberge  passait  devant  la  porte  à  quelques  pas  d'elle,  elle 
lui  fit  signe  d'approcher.  Détail  auquel  le  couple  amou- 
reux et  heureux  ne  fit  pas  la  moindre  attention. 

Le  garçon  vint  et  se  courba  près  de  la  bohémienne,  qui 
lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille. 

Le  garçon  répondit  par  un  signe  d'intelligence  et  rentra 
dans  l'auberge. 

La  vieille  se  remit,  d'un  air  de  profonde  indififérence,  à 
faire  et  à  défaire  du  bout  du  doigt  des  plis  à  sa  jupe, 
laquelle,  pour  le  dire  en  passant,  était  pareille  à  celle  de 
la  favorite.  Seulement  la  jeune  fille  avait  une  jupe  neuve, 
et  la  vieille  femme  avait  une  vieille  jupe. 

On  entendait  un  cliquetis  de  vaisselle  et  d'argenterie 
dans  l'auberge. 
L'homme  fit  signe  à  la  jeune  fille  de  se  lever. 

—  Vanios.  Afiora  es  menesler  enlrar  en  la  posada. 

—  Oui,  répondit-elle,  c'est  le  moment.  C'est  l'heure  de 
la  table  d'hôte. 

Et  elle  se  dressa  légère  comme  un  oiseau. 

—  Que  cantaras? 


46  ALPES. 

—  Cette  chanson  de  la  vallée  de  Luiz,  tu  sais? 

—  Muy  bien. 

Elle  ramassa  l'assiette  d'étain.  Il  prit  Tépinette  dont  il 
passa  la  bandoulière  à  son  cou,  puis  il  se  tourna  à  demi 
vers  l'autre  : 

—  Vas  a  quedar  aqiii,  vieja! 

Et  ils  entrèrent  tous  deux  dans  l'hôtellerie. 
Le  regard  de  la  vieille  était  retombé  sur  le  pavé  et  le 
mien  sur  mon  assiette;  j'achevais  paisiblement  mon  déjeu- 
ner lorsqu'un  chant  s'éleva  dans  la  salle  voisine,  longue 
halle  où  dînait  bruyamment  la  table  d'hôte. 

Ce  chant  doux,  grave,  légèrement  enroué,  soutenu  par 
une  épinette  plus  enrouée  encore,  c'était  probablement  la 
voix  de  la  jeune  fille. 

Quoique  la  porte  fût  entr'ouverte,  je  n'entendais  pas 
les  paroles,  grâce  au  pantagruélique  accompagnement  de 
cuillers  et  de  fourchettes  qui  les  couvrait. 

Pour  le  dire  en  passant,  je  n'ai  jamais  vu  sans  une 
sorte  d'angoisse  les  pauvres  chanteurs  ambulants,  ces 
parias  des  tavernes  et  des  cabarets,  se  glisser  tremblants 
et  humiliés  dans  ces  pandémoniums  d'êtres  voraces  et  for- 
midables occupés  à  banqueter,  et  livrer  leur  chétif  bary- 
ton ou  leur  maigre  contralto  à  la  merci  de  l'effrayant 
orchestre  de  verres,  de  couteaux,  d'assiettes  et  de  bou- 
teilles qui  a  pour  maestro  ce  gros  diable  ventru,  aux  yeux 
ouverts,  aux  oreilles  bouchées  et  aux  dents  effroyables 
qu'on  appelle  l'appétit. 

J'étais  donc  en  proie  à  des  réflexions  assez  mélanco- 
liques, quand  tout  à  coup  le  bruit  joyeux  de  la  table 
d'hôte  se  transforma  en  un  tumulte  extraordinaire. 

Le  chant  se  tut,  le  choc  des  verres  et  des  plats  cessa 
brusquement,  et  je  ne  sais  quel  affreux  vacarme  lui 
succéda. 

Figurez-vous  mille  cris,  une  rumeur  de  voix,  de  pas,  de 
coups  donnés  et  reçus,  des  chaises  renversées,  des  tables 
secouées,  des  vaisselles  brisées,  une  foule  qui  se  rue,  des 
valets  qui  font  rage,  une  maison  sens  dessus  dessous,  une 
tempête;  enfin  ce  que  les  milanais  appellent  si  bien,  dans 
leur  dialecte  pittoresque,  barataclar  per  ca. 

Ce  cri  :  E%n  dieb/  ein  dieb!  dominait  le  tumulte. 


LES    BATELEURS.  47 

Surpris,  je  me  levai  et  je  me  dirigeai  vers  la  salle  d'où 
venait  le  vacarme. 

En  ce  moment-là,  mes  yeux,  qui  erraient  machinale- 
ment sur  la  place,  s'arrêtèrent  sur  la  vieille. 

J'avoue  que  je  n'allai  pas  plus  loin. 

Cette  femme  était  transfigurée.  Elle  s'était  levée,  elle 
était  debout,  elle  écoutait  avidement  la  rumeur,  et  elle 
fixait  sur  l'auberge  'un  œil  éclatant,  terrible,  presque 
beau,  plein  de  colère,  plein  de  haine  et  plein  de  joie. 

Puis  cette  flamme  qu'elle  avait  dans  le  regard  s'éteignit 
tout  à  coup.  L'expression  de  son  visage,  peu  transparent 
comme  celui  de  tous  les  vieillards,  redevint  morne  et  gla- 
ciale. 

Une  foule  sortant  de  la  maison  venait  d'apparaître  à  la 
porte  de  l'auberge.  Je  me  penchai  pour  voir. 

C'était  un  tas  de  gens  de  toute  sorte,  valets,  servantes, 
voyageurs  leur  serviette  à  fa  main,  jeunes  garçons,  vieilles 
femmes,  entourant,  avec  un  tourbillon  de  gestes  et  de 
cris,  un  homme  et  une  femme  qui  se  débattaient. 

L'homme,  c'était  le  saltimbanque;  la  femme,  c'était  la 
belle  fille. 

L'homme,  tenu  au  collet  par  sept  ou  huit  poings  vigou- 
reux, repoussait  cette  foule,  mais  avec  la  mine  la  plus 
calme,  la  plus  hardie  et  la  plus  indiflérente.  Il  marchait, 
mais  en  résistant. 

Quant  à  la  pauvre  fille,  pâle,  décoififée,  brutalement 
maniée  et  fouillée  par  cinq  ou  six  palefreniers,  ses  bijoux 
arrachés,  sa  guipure  déchirée,  elle  pleurait,  elle  parlait 
d'une  voix  suppliante,  et  je  dois  dire  qu'elle  se  défendait 
avec  tout  le  trouble  de  l'innocence. 

A  ce  brouhaha  étaient  déjà  mêlés  des  espèces  de  ser- 
gents de  ville  en  uniforme  venus  je  ne  sais  d'où  ;  car  c'est 
le  propre  des  gens  de  police  de  surgir  brusquement  de 
dessous  les  pavés.  Un  voleur  maladroit  frappe  la  terre  du 
talon,  un  gendarme  en  sort. 

Je  remarquai  que  le  garçon  qui  tenait  le  bras  de  la 
jeune  fille  était  le  même  auquel  la  vieille  avait  parlé  bas. 

Quant  à  la  vieille,  elle  n^  bougeait  pas.  Elle  regardait 
silencieusement  emmener  ses  deux  compagnons.  Elle  était 
devenue  statue. 


48  ALPES. 

En  passant  devant  elle,  l'homme  lui  cria  :  Vête,  muger  ! 

Un  moment  après,  tout  ce  groupe  orageux,  les  deux 
prisonniers,  les  valets  d'auberge,  les  gens  de  police  et  les 
passants,  avaient  disparu  derrière  Tangle  de  la  maison, 

—  Où  vont-ils?  demandai-je  à  un  garçon  qui  s'était 
approché  de  moi. 

Il  me  répondit  : 

—  En  prison. 

Voici  l'explication  que  me  donna  le  même  garçon. 

Pendant  que  la  belle  fille  chantait  debout  à  l'extrémité 
de  la  table  d'hôte,  les  yeux  levés  au  ciel,  un  domestique 
de  l'hôtel  —  le  même,  me  dit  le  garçon,  qui  lui  tenait  le 
bras  en  sortant  —  avait  remarqué  derrière  elle,  dans 
l'ombre  d'un  buffet  où  les  sommeliers  posaient  la  des- 
serte, une  certaine  quantité  de  poivre  et  de  sel  répandue 
à  terre.  De  temps  en  temps,  l'homme  qui  accompagnait  le 
chant  sur  l'épinette  s'adossait  comme  fatigué  à  ce  buffet. 
Le  domestique  parla  à  l'hôte  de  ce  poivre  et  de  ce  sel.  On 
visita  l'argenterie. 

Une  grosse  salière  d'argent  avait  disparu. 

Là-dessus,  le  domestique  s'était  précipité  sur  la  belle 
chanteuse,  en  criant  :  —  Fouillez  cette  femme  I 

Malgré  sa  résistance  et  celle  de  l'homme,  on  l'avait 
fouillée,  et,  dans  une  poche  cachée  sous  les  larges  plis  de 
sa  jupe,  on  avait  trouvé  la  salière. 

De  là  ce  tumulte,  ces  cris  :  ei7i  dieb  !  cette  apparition 
de  la  police,  et  cette  prison  pour  dénouement. 

Rirez-vous  de  moi,  mon  ami  ?  Cette  aventure  m'a  serré 
le  cœur. 

J'en  savais  seul  le  secret. 

Pour  tout  le  monde,  pour  les  deux  prisonniers  eux- 
mêmes,  ce  n'était  qu'un  vol  puni  ;  pour  moi,  c'était  un 
drame.  C'était  pour  l'amour  que  cette  fille  avait  volé, 
c'était  par  la  jalousie  qu'elle  était  punie.  11  était  évident 
pour  moi  que  la  vieille  avait  d'avance  dénoncé  sa  rivale  à 
ce  même  valet  d'auberge  qui,  quelques  instants  plus  tard, 
avait  remarqué  le  sel  jeté,  avait  fouillé  la  chanteuse  et 
l'avait  menée  en  prison. 

Sombre  histoire,  triviale  en  apparence,  poétique  au 
fond;  burlesque,  si  vous  voulez,  par  la  bassesse  des  per- 


LES    BATELEURS.  49 

sonnages,  tragique,  à  mon  sens,  par  la  grandeur  des 
passions. 

Quoi  qu'il  en  soit,  malgré  l'avis  charitable  de  l'homme, 
sa  victime  sans  le  savoir  :  vêle,  muger  !  la  vieille  était 
demeurée  là. 

Elle  ne  triomphait  plus,  son  œil  vitreux  était  devenu 
horrible  et  triste  ;  l'arrière-goùt  de  la  vengeance  est 
mauvais. 

Elle  était  encore  à  la  même  place,  quand  un  petit 
peloton  de  soldats,  conduit  par  un  homme  de  police  et 
grossi  d'une  nuée  de  gamins,  parut  et  l'entoura  subi- 
tement. Les  soldats  saisirent  la  cage,  déracinèrent  la 
bannière  et  intimèrent  à  la  vieille  l'ordre  de  marcher 
dans  leurs  rangs. 

Sa  tête  tomba  sur  sa  poitrine  et  elle  obéit  sans  proférer 
une  syllabe. 

Cependant  les  gamins,  joyeux  et  déchaînés  autour  d'elle, 
l'assourdissaient  de  clameurs  et  de  huées,  et  l'un  d'eux, 
le  plus  grand,  lequel  savait  quelques  injures  en  français, 
la  poursuivait  avec  cet  inexplicable  acharnement  de  l'en- 
fance, qui  est  si  douce  quand  elle  est  douce,  et  si  cruelle 
quand  elle  est  cruelle. 

L'égyptienne  supporta  d'abord  cette  avanie  avec  un  air 
de  dédain  ;  mais  tout  à  coup,  sortant  du  milieu  des  sol- 
dats stupéfaits  et  faisant  trois  pas  à  travers  les  enfants, 
elle  dit  au  plus  grand  avec  sa  voix  d'orfraie,  en  étendant 
le  bras  :  —  Voilà  ta  potence! 

Elle  resta  dans  cette  attitude  quelques  instants. 

Je  n'avais  pas  encore  remarqué  la  haute  taille  de  cette 
femme.  Ainsi  vêtue  de  noir,  maigre,  pâle,  droite  parmi 
ces  enfants  et  le  bras  étendu,  c'était  la  figure  même  d'un 
gibet  vivant. 

Les  soldats  la  reprirent,  les  enfants  redoublèrent  leurs 
rires  et  leurs  cris,  et,  une  minute  après,  elle  avait  dis- 
paru, comme  les  deux  autres,  à  l'angle  de  la  maison. 


^ 


IV 


SUR    LA    ROUTE    D 'AIX-LES-BAINS 


24  septembre,  7  heures  du  matin. 

Au  loin  sur  les  croupes  âpres  et  vertes  du  Jura  les 
lits  jaunes  des  torrents  desséchés  dessinaient  de  toutes 
parts  des  Y. 

Avez-vous  remarqué  combien  l'y  est  une  lettre  pitto- 
resque qui  a  des  significations  sans  nombre?  —  L'arbre 
est  un  Y;  l'embranchement  de  deux  routes  est  un  Y;  le 
confluent  de  deux  rivières  est  un  Y  ;  une  tête  d'âne  ou  de 
bœuf  est  un  Y;  un  verre  sur  son  pied  est  un  Y;  un  lys 
sur  sa  tige  est  un  Y;  un  suppliant  qui  lève  les  bras  au 
ciel  est  un  Y. 

Au  reste,  cette  observation  peut  s'étendre  à  tout  ce  qui 
constitue  élémentairement  l'écriture  humaine.  Tout  ce 
qui  est  dans  la  langue  démotique  y  a  été  versé  par  la 
langue  hiératique.  L'hiéroglyphe  est  la  raison  nécessaire 
du  caractère.  Toutes  les  lettres  ont  d'abord  été  des 
signes  et  tous  les  signes  ont  d'abord  été  des  images. 

La  société  humaine,  le  monde,  l'homme  tout  entier  est 
dans  l'alphabet.  La   maçonnerie,  l'astronomie,  la  philo- 
sophie, toutes  les  sciences  ont  là  leur  point  de  départ, 
imperceptible,  mais  réel  ;  et  cela  doit  être.  L'alphabet  est  - 
une  source. 


SUR    LA    ROUTE    DAIX-LES-B AINS.  51 

A,  c'est  le  toit,  le  pignon  avec  sa  traverse,  l'arche,  arx: 
ou  c'est  l'accolade  de  deux  amis  qui  s'embrassent  et  qui 
se  serrent  la  main  ;  D,  c'est  le  dos  ;  B,  c'est  le  D  sur  le  D, 
le  dos  sur  le  dos,  la  bosse  ;  C,  c'est  le  croissant,  c'est  la 
lune;  E,  c'est  le  soubassement,  le  pied-droit,  la  console  et 
l'étrave,  l'architrave,  toute  l'architecture  à  plafond  dans 
une  seule  lettre;  F,  c'est  la  potence,  la  fourche,  furca; 
G,  c'est  le  cor;  H,  c'est  la  façade  de  l'édifice  avec  ses  deux 
tours  ;  I,  c'est  la  machine  de  guerre  lançant  le  projec- 
tile ;  J,  c'est  le  soc  et  c'est  la  corne  d'abondance;  K,  c'est 
l'angle  de  réflexion  égal  à  l'angle  d'incidence,  une  des 
clefs  de  la  géométrie  ;  L,  c'est  la  jambe  et  le  pied  ;  M, 
c'est  la  montagne  ou  c'est  le  camp,  les  tentes  accouplées; 
N,  c'est  la  porte  fermée  avec  sa  barre  diagonale  ;  O,  c'est 
le  soleil  ;  P,  c'est  le  portefaix  debout  avec  sa  charge  sur 
le  dos  ;  Q,  c'est  la  croupe  avec  la  queue  ;  R,  c'est  le  repos, 
le  portefaix  appuyé  sur  son  bâton  ;  S,  c'est  le  serpent; 
T,  c'est  le  marteau  ;  U,  c'est  l'urne  ;  V,  c'est  le  vaâe  (de  là 
vient  qu'on  les  confond  souvent)  ;  je  viens  de  dire  ce  que 
c'est  que  l'Y;  X,  ce  sont  les  épées  croisées,  c'est  le 
combat;  qui  sera  le  vainqueur?  on  l'ignore;  aussi  les 
hermétiques  ont-ils  pris  X  pour  le  signe  du  destin,  les 
algébristes  pour  le  signe  de  l'inconnu;  Z,  c'est  l'éclair, 
c'est  Dieu. 

Ainsi,  d'abord  la  maison  de  l'homme  et  son  architec- 
ture, puis  le  corps  de  l'homme,  et  sa  structure  et  ses  dif- 
formités; puis  la  justice,  la  musique,  l'église;  la  guerre, 
la  moisson,  la  géométrie;  la  montagne;  la  vie  nomade,  la 
vie  cloîtrée;  l'astronomie;  le  travail  et  le  repos;  le  cheval 
et  le  serpent;  le  marteau  et  l'urne,  qu'on  renverse  et 
qu'on  accouple  et  dont  on  fait  la  cloche;  les  arbres,  les 
fleuves,  les  chemins ,  enfin  le  destin  et  Dieu,  —  voilà  ce 
que  contient  l'alphabet. 

Il  se  pourrait  aussi  que,  pour  quelques-uns  de  ces 
constructeurs  mystérieux  des  langues  qui  bâtissent  les 
bases  de  la  mémoire  humaine  et  que  la  mémoire  humaine 
oublie,  l'A,  TE,  l'F,  l'H,  l'I,  le  K,  l'L,  l'M,  l'N,  le  T,  le  Y, 
l'Y,  rx  et  le  Z  ne  fussent  autre  chose  que  les  membrures 
diverses  de  la  charpente  du  temple. 


Aix-les-Bains.  —  24  septembre. 

Je  suis  à  Aix-les-Bains.  Je  descends  en  hâte  vers  le  midi. 
Il  fait  un  tpmps  affreux  en  Suisse.  Plusieurs  routes  vers  le 
nord  sont  rompues. 

J'ai  passé  à  Lausanne  avant-hier,  mon  Adèle,  et  j'ai  bien 
songé  à  toi.  Nous  n'avons  qu'entrevu  Lausanne,  tu  t'en 
souviens,  par  un  beau  clair  de  lune,  en  1825.  L'église, 
quoique  belle,  est  au-dessous  de  l'idée  qui  m'en  était 
restée.  Le  soir,  par  un  hasard  étrange,  précisément  le 
même  clair  de  lune  est  revenu  et  j'ai  revu  l'église  aussi 
belle  qu'en  1825.  La  lune  est  le  cache-sottises  des  archi- 
tectes. La  cathédrale  de  Lausanne  a  un  peu  besoin  de  sa 
lune. 

Genève  a  beaucoup  perdu  et  croit,  hélas  !  avoir  beau- 
coup gagné.  La  rue  des  Dômes  a  été  démolie.  La  vieille 
rangée  de  maisons  vermoulues,  qui  faisait  à  la  ville  une 
façade  si  pittoresque  sur  le  lac,  a  disparu.  Elle  est  rem- 
placée par  un  quai  blanc,  orné  d'une  ribambelle  de 
grandes  casernes  blanches  que  ces  bons  genevois  pren- 
nent pour  des  palais.  Genève,  depuis  quinze  ans,  a  été 
raclée,  ratissée,  nivelée,  tordue  et  sarclée  de  telle  sorte 


n 


GENÈVE.  53 

qu'à  l'exception  de  la  butte  Saint-Pierre  et  des  ponts  sur 
le  Rhône  il  n'y  reste  plus  une  vieille  maison.  —  Main- 
tenant Genève  est  une  platitude  entourée  de  bosses. 

Mais  ils  auront  beau  faire,  ils  auront  beau  embellir  leur 
ville,  comme  ils  ne  pourront  jamais  gratter  le  Saiève, 
recrépir  le  mont  Blanc  et  badigeonner  le  Léman,  je  suis 
tranquille. 

Rien  de  plus  maussade  que  ces  petits  Paris  manques 
qu'on  rencontre  maintenant  dans  les  provinces  en  France 
et  hors  de  France.  On  s'attend  à  une  vieille  ville  avec  ses 
tours,  ses  devantures  sculptées,  des  rues  historiques,  des 
clochers  gothiques  ou  romans,  et  l'on  trouve  une  fausse 
rue  de  Rivoli,  une  fausse  Madeleine  qui  ressemble  à  la 
façade  du  théâtre  Bobino,  une  fausse  colonne  Vendôme 
qui  a  l'air  d'une  colonne-affiche. 

Le  provincial  prétend  faire  admirer  cela  au  parisien  ;  le 
parisien  hausse  les  épaules,  le  provincial  se  fâche.  Voilà 
comment  je  me  suis  déjà  brouillé  avec  toute  la  Bretagne, 
voilà  comment  je  me  brouillerai  avec  Genève. 

Genève  n'en  est  pas  moins  une  ville  admirablement 
située  où  il  y  a  beaucoup  de  jolies  femmes,  quelques 
hautes  intelligences  et  force  marmots  ravissants  jouant 
sous  les  arbres  au  bord  du  lac.  Avec  cela  on  peut  lui  par- 
donner son  petit  gouvernement  inepte,  ridicule  et  tra- 
cassier,  sa  chétive  et  grotesque  inquisition  de  passe-ports, 
ses  boutiques  de  contrefaçons,  ses  quais  neufs,  son  île  de 
Jean-Jacques  chaussée  d'un  sabot  de  pierre,  sa  rue  de 
Rivoli,  et  son  jaune  et  son  blanc,  et  son  plâtre  et  sa 
craie. 

Cependant  encore  un  peu  et  Genève  deviendrait  une 
ville  ennuyeuse. 

Hier,  c'était  une  fètôi  un  ensuissement,  comme  ils 
disent.  On  tirait  des  boîtes.  Tout  le  monde  parlait  gene- 
vois. J'avais  perdu  la  clef  de  ma  montre,  il  m'a  été  impos- 
sible de  trouver  un  horloger  travaillant.  Genève  ne  se 
connaissait  plus.  On  allait  sur  l'eau  malgré'  les  seiches; 
des  gamins  pollssonnaient  dans  les  bergues  et  les  prome- 
neurs dégradaient  les  talus-gazonnag^s. 

Je  ris  ;  je  ne  riais  pas  pourtant.  Je  me  promenais  soli- 
tairement dans  cette  ville  où  je  m'étais  promené  avec  toi 


54  ALPES. 

il  y  a  quatorze  ans.  J'étais  triste  et  plein  de  pensées 
bonnes  et  tendres  dont  tu  aurais  peut-être  été  heureuse, 
mon  Adèle. 

Depuis  Bâle  jusqu'au  delà  de  Lausanne  j'ai  voyagé  avec 
une  famille  suisse  excellente  et  charmante.  Six  personnes. 
Le  père  est  un  vieillard  distingué,  lettré,  aimable,  plein 
d'enseignements  utiles,  qui  m'a  rappelé  ton  père.  La  fille 
aînée  est  une  jeune  veuve  agréable  (dans  le  genre  de 
M""  François):  Elle  a  désiré  voir  Chillon,  je  lui  ai  offert 
mon  bras,  elle  a  accepté  ;  le  frère  aîné,  brave  étudiant 
enthousiaste,  s'est  mis  de  la  partie  et  nous  avons  fait  tous 
les  trois  l'expédition  du  château.  A  Coppet  la  famille 
suisse  m'a  quitté.  Je  la  regrette  fort. 

Mais  ce  que  je  regrette,  c'est  toi,  c'est  vous  tous,  mes 
bien-aimés  ;  avant  un  mois,  je  vous  reverrai.  Mon  voyage 
est  un  travail,  sans  quoi  je  l'abrégerais.  J'ai  bien  besoin 
de  vous  embrasser  tous.  Je  vous  aime  tous. 

Et,  bien  entendu,  je  n'excepte  pas  mon  cher  Vacquerie. 


1843 


PYRENEES 


II 


I 


BORDEAUX 


Bordeaux,  20  juillet. 

Vous  qui  ne  voyagez  jamais  autrement  que  par  l'esprit, 
allant  de  livre  en  livre,  de  pensée  en  pensée,  et  jamais  de 
pays  en  pays,  vous  qui  passez  tous  vos  étés  à  l'ombre  des 
mêmes  arbres  et  tous  vos  hivers  au  coin  de  la  même  che- 
minée, vous  voulez,  dès  que  je  quitte  Paris,  que  je  vous 
dise,  moi  vagabond,  à  vous  solitaire,  tout  ce  que  j'ai  fait 
et  tout  ce  que  j'ai  vu.  Soit.  J'obéis. 

Ce  que  j'ai  fait  depuis  avant-hier  18  juillet?  Cent  cinq 
lieues  en  trente-six  heures.  Ce  que  j'ai  vu?  J'ai  vu  Étampes, 
Orléans,  Blois,  Tours,  Poitiers  et  Angoulême. 

En  voulez-vous  davantage?  Vous  faut-il  des  descrip- 
tions? Voulez-vous  savoir  ce  que  c'est  que  ces  villes,  sous 
quels  aspects  elles  me  sont  apparues,  quel  butin  d'histoire, 
d'art  et  de  poésie  j'y  ai  recueilli  chemin  faisant,  tout  ce 
que  j'ai  vu  enfin?  Soit.  J'obéis  encore. 

Étampes,  c'est  une  grosse  tour  entrevue  à  droite  dans 
le  crépuscule  au-dessus  des  toits  d'une  longue  rue  et  l'on 
entend  des  postillons  qui  disent  :  —  «  Encore  un  malheur 
au  chemin  de  fer!  deux  diligences  écrasées,  les  voyageurs 
tués.  La  vapeur  a  enfoncé  le   convoi  entre  Étampes  et 


58  PYRÉNÉES. 

Étrecliy.  Au  moins,  nous  autres,  nous  n'enfonçons  pas.  » 

Orléans,  c'est  une  chandelle  sur  une  table  ronde  dans 
une  salle  basse  où  une  fille  pâle  vous  sert  un  bouillon 
maigre. 

Blois,  c'est  un  pont  à  gauche  avec  un  obélisque  pompa- 
dour.  Le  voyageur  soupçonne  qu'il  peut  y  avoir  des  mai- 
sons à  droite,  peut-être  une  ville. 

Tours,  c'est  encore  un  pont,  une  grande  rue  large,  et 
un  cadran  qui  marque  neuf  heures  du  matin. 

Poitiers,  c'est  une  soupe  grasse,  un  canard  aux  navets, 
une  matelote  d'anguilles,  un  poulet  rôti,  une  sole  frite, 
des  haricots  verts,  une  salade  et  des  fraises. 

Angoulême,  c'est  une  lanterne  éclairée  au  gaz  avec  une 
muraille  portant  cette  inscription  :  Café  de  la  Marine, 
et  à  gauche  une  autre  muraille  ornée  d'une  affiche  bleue 
sur  laquelle  on  lit  :  La  Rue  de  la  Lune,  vaudeville. 

Voilà  ce  que  c'est  que  la  France  quand  on  la  voit  en 
malle-poste.  Que  sera-ce  lorsqu'on  la  verra  en  chemin  de 
fer? 


J'ai  quelque  idée  de  l'avoir  déjà  dit  ailleurs,  on  a  beau- 
coup trop  vanté  la  Loire  et  la  Touraîne.  Il  est  temps  de 
faire  et  de  rendre  justice.  La  Seine  est  beaucoup  plus  belle 
que  la  Loire;  la  Normandie  est  un  bien  plus  charmant 
«  jardin  »  que  la  Touraine. 

Une  eau  jaune  et  large,  des  rives  plates,  des  peupliers 
partout,  voilà  la  Loire.  Le  peuplier  est  le  seul  arbre  qui 
soit  bête.  Il  masque  tous  les  horizons  de  la  Loire.  Le  long 
de  la  rivière,  dans  les  îles,  au  bord  de  la  levée,  au  fond 
des  lointains,  on  ne  voit  que  peupliers.  Il  y  a  pour  mon 
esprit  je  ne  sais  quel  rapport  intime,  je  ne  sais  quelle 
ineffable  ressemblance  entre  un  paysage  composé  de  peu- 
pliers et  une  tragédie  écrite  en  vers  alexandrins.  Le  peu- 


LA    LOIRE.  59 

plier  est,  comme  l'alexandrin,  une  des  formes  classiques 
de  l'ennui. 

Il  pleuvait,  j'avais  passé  une  nuit  sans  sommeil,  je  ne 
sais  si  cela  m'a  mis  de  mauvaise  humeur,  mais  tout  sur  la 
Loire  m'a  paru  froid,  triste,  méthodique,  monotone,  com- 
passé et  solennel. 

On  rencontre  de  temps  en  temps  des  convois  de  cinq 
ou  six  embarcations,  qui  remontent  ou  descendent  le 
fleuve.  Chaque  bateau  n'a  qu'un  màt  et  une  voile  carrée. 
Celui  qui  a  la  plus  grande  voile  précède  les  autres  et  les 
traîne.  Le  convoi  est  disposé  de  façon  que  les  voiles  vont 
diminuant  de  grandeur  d'un  bateau  à  l'autre,  du  premier 
au  dernier,  avec  une  sorte  de  décroissance  symétrique 
que  n'interrompt  aucune  saillie,  que  ne  dérange  aucun 
caprice.  On  se  rappelle  involontairement  la  caricature  de 
la  famille  anglaise,  et  l'on  croirait  voir  voguer  à  pleines 
voiles  une  gamme  chromatique.  Je  n'ai  vu  cela  que  sur 
la  Loire;  et  je  préfère,  je  l'avoué»,  les  sloops  et  les  chasse- 
marée  normands,  de  toutes  formes  et  de  toutes  grandeurs 
qui  volent  comme  des  oiseaux  de  proie,  et  qui  mêlent 
leurs  voiles  jaunes  et  rouges  dans  la  bourrasque,  la  pluie 
et  le  soleil,  entre  Quillebœuf  et  Tancarville. 

Les  espagnols  appellent  le  Maozanarès  le  vicomte  des 
fleuves;  je  propose  d'appeler  la  Loire  la  douairière  des 
rivières. 

La  Loire  n'a  pas,  comme  la  Seine  et  le  Rhin,  une  foule 
de  jolies  villes  et  de  beaux  villages  bâtis  au  bord  même 
du  fleuve  et  mirant  leurs  pignons,  leurs  clochers  et  leurs 
devantures  dans  l'eau.  La  Loire  traverse  une  grande  allu- 
vion  du  déluge  qu'on  appelle  la  Sologne;  elle  en  rapporte 
des  sables  que  son  flot  charrie  et  qui  obstruent  souvent 
et  encombrent  son  lit.  De  là,  dans  ces  plaines  basses,  des 
crues  et  des  inondations  fréquentes  qui  refoulent  au  loin 
les  villages.  Sur  la  rive  droite,  ils  s'abritent  derrière  la 
levée.  Mais  là,  ils  sont  à  peu  près  perdus  par  le  regard; 
le  passant  ne  les  voit  pas. 

Pourtant  la  Loire  a  ses  beautés.  M""^  de  Staël,  exilée  par 
Napoléon  à  cinquante  lieues  de  Paris,  apprit  qu'il  y  avait 
sur  les  bords  de  la  Loire,  exactement  à  cinquante  lieues 
de  Paris,  un  château  appelé,  je  crois,  Chaumont.  Ce  fut 


60  P  V  15  É  N  fi  E  S. 

là  qu'elle  se  rendit,  ne  voulant  pas  aggraver  son  exil  d'un 
quart  de  lieue.  Je  ne  la  plains  pas.  Chaumont  est  une  noble 
et  seigneuriale  demeure.  Le  château,  qui  doit  être  du 
seizième  siècle,  est  d'un  beau  style  ;  les  tours  ont  de  la 
masse.  Le  village,  au  bas  de  la  colline  couverte  d'arbres, 
présente  précisément  un  aspect  peut-être  unique  sur  la 
Loire,  l'aspect  d'un  village  du  Rhin,  une  longue  façade 
développée  au  bord  de  l'eau. 

Amboise  est  une  gaie  et  jolie  ville,  couronnée  d'un  ma- 
gnifique édifice,  à  une  demi-lieue  de  Tours,  vis-à-vis  de 
ces  trois  précieuses  arches  de  l'ancien  pont,  qui  disparaî- 
tront un  de  ces  jours  dans  quelque  embellissement  muni- 
cipal. 

C'est  une  belle  et  grande  chose  que  la  ruine  de  l'abbaye 
de  Marmoutiers.  Il  y  a  particulièrement,  à  quelques  pas 
de  la  route,  une  construction  du  quinzième  siècle  la  plus 
originale  que  j'ai  vue  ;  maison  par  sa  dimension,  forteresse 
par  ses  mâchicoulis,  hôtel  de  ville  par  son  beffroi,  église 
par  son  portail-ogive.  Cette  construction  résume  et  rend 
pour  ainsi  dire  visible  à  l'œil  l'espèce  d'autorité  hybride 
et  complexe  qui,  dans  les  temps  féodaux,  s'attachait  aux 
abbayes  en  général,  et  en  particulier  à  l'abbaye  de  Mar- 
moutiers. 

Mais  ce  que  la  Loire  a  de  plus  pittoresque  et  de  plus 
grandiose,  c'est  une  immense  muraille  calcaire  mêlée  de 
grès,  de  pierre  meulière  et  d'argile  à  potier,  qui  borde  et 
encaisse  sa  rive  droite,  et  qui  se  développe  au  regard,  de 
Blois  à  Tours,  avec  une  variété  et  une  gaieté  inexprima- 
bles, tantôt  roche  sauvage,  tantôt  jardin  anglais,  couverte 
d'arbres  et  de  fleurs,  couronnée  de  ceps  qui  mûrissent  et 
de  cheminées  qui  fument,  trouée  comme  une  éponge, 
habitée  comme  une  fourmilière. 

Il  y  a  là  des  cavernes  profondes  où  se  cachaient  jadis 
les  faux  monnayeurs  qui  contrefaisaient  l'E  de  la  monnaie 
de  Tours  et  inondaient  la  province  de  faux  sous  tournois. 
Aujourd'hui  les  rudes  embrasures  de  ces  antres  sont 
fermées  par  de  jolis  châssis  coquettement  ajustés  dans 
la  roche,  et  de  temps  en  temps  on  aperçoit  à  travers  la 
vitre  le  gracieux  profil  d'une  jeune  fille  bizarrement 
coiffée,  occupée  à  mettre  en  boîte  l'anis,  l'angélique  et  la 


BORDEAUX.  61 

coriandre.  Les  confiseurs  ont   remplacé  les  faux  mon- 
nayeurs. 

Et,  puisque  j'en  suis  à  ce  que  la  Loire  a  de  charmant,  je 
remercie  le  hasard  de  m'avoir  naturellement  amené  à  vous 
parler  de  belles  filles  qui  travaillent  et  qui  chantent  au 
milieu  de  cette  belle  nature. 

La  terra  molle,  e  lieta,  e  dilettosa, 
Simili  a  se  gli  habitatori  produce. 


Au  rebours  delà  Loire,  on  n'a  pas  assez  vanté  Bordeaux, 
ou  du  moins  on  l'a  mal  vanté. 

On  loue  Bordeaux  comme  on  loue  la  rue  de  Rivoli  :  ré- 
gularité, sj-métrie,  grandes  façades  blanches  et  toutes 
pareilles  les  unes  aux  autres,  etc.  ;  ce  qui  pour  l'homme 
de  sens  veut  dire  architecture  insipide,  ville  ennuyeuse  à 
voir.  Or,  pour  Bordeaux,  rien  n'est  moins  exact. 

Bordeaux  est  une  ville  curieuse,  originale,  peut-être 
unique.  Prenez  Versailles  et  mêlez-y  Anvers,  vous  avez 
Bordeaux. 

J'excepte  pourtant  du  mélange  —  car  il  faut  être  juste 
—  les  deux  plus  grandes  beautés  de  Versailles  et  d'Anvers, 
le  château  de  l'une  et  la  cathédrale  de  l'autre. 

11  y  a  deux  Bordeaux,  le  nouveau  et  l'ancien. 

Tout  dans  le  Bordeaux  moderne  respire  la  grandeur 
comme  à  Versailles;  tout  dans  le  vieux  Bordeaux  raconte 
l'histoire  comme  à  Anvers. 

Ces  fontaines,  ces  colonnes  rostrales,  ces  vastes  allées 
si  bien  plantées,  cette  place  Royale  qui  est  tout  simple- 
ment la  moitié  de  la  place  Vendôme  posée  au  bord  de  l'eau, 
ce  pont  d'un  demi-quart  de  lieue,  ce  quai  superbe,  ces 
larges  rues,  ce  théâtre  énorme  et  monumental,  voilà  des 
choses  que  n'eflface  aucune  des  splendeurs  de  Versailles, 


i 


62  PYRÉNÉES. 

et  qui,  dans  Versailles  même,  entoureraient  dignement  le 
grand  château  qui  a  logé  le  grand  siècle. 

Ces  carrefours  inextricables,  ces  labyrinthes  de  pas- 
sages et  de  bâtisses,  cette  rue  des  Loups  qui  rappelle  le 
temps  où  les  loups  venaient  dévorer  les  enfants  dans  l'in- 
térieur de  la  ville,  ces  maisons  forteresses  jadis  hantées 
par  les  démons  d'une  façon  si  incommode  qu'un  arrêt  du 
Parlement  déclara  en  1596  qu'il  suffisait  qu'un  logis  fut 
fréquenté  par  le  diable  pour  que  le  bail  en  fût  résilié  de 
plein  droit,  ces  façades  couleur  amadou  sculptées  par  le 
fin  ciseau  de  la  renaissance,  ces  portails  et  ces  escaliers 
ornés  de  balustres  et  de  piliers  tors  peints  en  bleu  à  la 
mode  flamande,  cette  charmante  et  délicate  porte  de  Cail- 
lau  bâtie  en  mémoire  de  la  bataille  de  Fornoue,  cette 
autre  belle  porte  de  l'hôtel  de  ville  qui  laisse  voir  son 
beffroi  si  fièrement  suspendu  sous  une  arcade  à  jour,  ces 
tronçons  informes  du  lugubre  fort  de  Hâ,  ces  vieilles 
églises,  Saint-André  avec  ses  deux  flèches,  Saint-Seurin 
dont  les  chanoines  gourmands  vendirent  la  ville  de  Lan- 
gon  pour  douze  lamproies  par  an,  Sainte-Croix  qui  a  été 
brûlée  par  les  normande,  Saint-Michel  qui  a  été  brûlé 
par  le  tonnerre,  tout  cet  amas  de  vieux  porches,  de  vieux 
pignons  et  de  vieux  toits,  ces  souvenirs  qui  sont  des 
monuments,  ces  édifices  qui  sont  des  dates,  seraient 
dignes,  certes,  de  se  mirer  dans  l'Escaut,  comme  ils  se 
mirent  dans  la  Gironde,  et  de  se  grouper  parmi  les 
masures  flamandes  les  plus  fantasques  autour  de  la  cathé- 
drale d'Anvers. 

Ajoutez  à  cela,  mon  ami,  la  magnifique  Gironde  encom- 
brée de  navires,  un  doux  horizon  de  collines  vertes,  un 
beau  ciel,  un  chaud  soleil,  et  vous  aimerez  Bordeaux, 
même  vous  qui  ne  buvez  que  de  l'eau  et  qui  ne  regardez 
pas  les  jolies  filles. 

Elles  sont  charmantes  ici  avec  leur  madras  orange  ou 
rouge  comme  celles  de  Marseille  avec  leurs  bas  jaunes. 

C'est  un  instinct  des  femmes  dans  tous  les  pays  d'ajou- 
ter la  coquetterie  à  la  nature.  La  nature  leur  donne  la 
chevelure,  cela  ne  leur  suffit  pas,  elles  y  ajoutent  la  coif- 
fure; la  nature  leur  donne  le  cou  blanc  et  souple,  c'est 
peu  de  chose,  elles  y  attachent  le  collier  ;  la  nature  leur 


BORDEALX.  63 

donne  le  pied  fin  et  souple,  ce  n'est  point  assez,  elles  le 
rehaussent  par  la  chaussure.  Dieu  les  a  faites  belles,  cela 
ne  leur  suffit  pas,  elles  se  font  jolies. 

Et  au  fond  de  la  coquetterie,  il  y  a  une  pensée,  un  sen- 
timent, si  vous  voulez,  qui  remonte  jusqu'à  notre  mère 
Eve.  Permettez-moi  un  paradoxe,  un  blasphème  qui,  j'en 
ai  bien  peur,  contient  une  vérité  :  c'est  Dieu  qui  fait  la 
femme  belle,  c'est  le  démon  qui  la  fait  jolie. 

Qu'importe,  ami!  aimons  la  femme,  même  avec  ce  que 
le  diable  y  ajoute. 

Car  il  me  semble  en  vérité  que  je  prêchais.  Cela  ne  me 
va  guère.  Revenons,  s'il  vous  plaît,  à  Bordeaux. 


La  double  physionomie  de  Bordeaux  est  curieuse  ;  c'est 
le  temps  et  le  hasard  qui  l'ont  faite  ;  il  ne  faut  point  que 
les  hommes  la  gâtent.  Or  on  ne  peut  se  dissimuler  que  la 
manie  des  rues  «  bien  percées  »,  comme  on  dit,  et  des 
constructions  de  «  bon  goût  «  gagne  chaque  jour  du  ter- 
rain et  va  effaçant  du  sol  la  vieille  cité  historique.  En 
d'autres  termes,  le  Bordeaux- Versailles  tend  à  dévorer  le 
Bordeaux-Anvers. 

Que  les  bordelais  y  prennent  garde!  Anvers,  à  tout 
prendre,  est  plus  intéressant  pour  l'art,  l'histoire  et  le 
passé  que  Versailles.  Versailles  ne  représente  qu'un  homme 
et  un  règne  ;  Anvers  représente  tout  un  peuple  et  plusieurs 
siècles.  Maintenez  donc  l'équilibre  entre  les  deux  cités, 
mettez  le  holà  entre  Anvers  et  Versailles;  embellissez  la 
ville  nouvelle,  conservez  la  ville  ancienne.  Vous  avez  eu 
une  histoire,  vous  avez  été  une  nation,  souvenez-vous-en, 
soyez-en  fiers! 

Rien  de  plus  funeste  et  de  plus  amoindrissant  que  les 
grandes  démolitions.  Qui  démolit  sa  maison,  démolit  sa 
famille;  qui  démolit  sa  ville,  démolit  sa  patrie;  qui  détruit 
sa  demeure,  détruit  son  nom.  C'est  le  vieil  honneur  qui 
est  dans  ces  vieilles  pierres. 

Toutes  ces  masures  dédaignées  sont  des  masures  illus- 
tres ;  elles  parlent,  elles  ont  une  voix  ;  elles  attestent  ce 
que  vos  pères  ont  fait. 


6i  PYRÉNÉES. 

L'amphithéâtre  de  Gallien  dit  :  J'ai  vu  proclamer  empe- 
reur Tetricus,  gouverneur  des  Gaules;  j'ai  vu  naître  Au- 
sone,  qui  a  été  poëte  et  consul  romain;  j'ai  vu  saint  Mar- 
tin présider  le  premier  concile,  j'ai  vu  passer  Abdérame, 
j'ai  vu  piasser  le  Prince  Noir.  Sainte-Croix  dit  :  J'ai  vu 
Louis  le  Jeune  épouser  Éléonore  de  Guyenne,  Gaston  de 
Foix  épouser  Madeleine  de  France,  Louis  XIII  épouser 
Anne  d'Autriche.  Le  Peyberland  dit  :  J'ai  vu  Charles  VII  et 
Catherine  de  Médicis.  Le  befïroi  dit  :  C'est  sous  ma  voûte 
qu'ont  siégé  Michel  Montaigne  qui  fut  maire,  et  Montes- 
quieu qui  fut  président.  La  vieille  muraille  dit  :  C'est  par 
ma  brèche  qu'est  entré  le  connétable  de  Montmorency. 

Est-ce  que  tout  cela  ne  vaut  pas  une  rue  tirée  au  cor- 
deau? Tout  cela,  c'est  le  passé;  le  passé,  chose  grande, 
vénérable  et  féconde. 

Je  l'ai  dit  autre  part,  respectons  les  édifices  et  les  livres; 
là  seulement  le  passé  est  vivant,  partout  ailleurs,  il  est 
mort.  Or  le  passé  est  une  partie  de  nous-mêmes,  la  plus 
essentielle  peut-être.  Tout  le  flot  qui  nous  porte,  toute  la 
sève  qui  nous  vivifie  nous  vient  du  passé.  Qu'est-ce  qu'un 
fleuve  sans  sa  source?  Qu'est-ce  qu'un  peuple  sans  son 
passé  ? 

M.  de  Tourny,  l'intendant  de  17/i3,  qui  a  commencé  la 
destruction  du  vieux  Bordeaux  et  la  construction  du  nou- 
veau, a-t-il  été  utile  ou  funeste  à  la  ville?  C'est  une  ques- 
tion que  je  n'examine  pas.  On  lui  a  élevé  une  statue,  il  y 
a  la  rue  Tourny,  le  quai  Tourny,  le  cours  Tourny,  c'est 
fort  bien.  Mais,  en  admettant  qu'il  ait  si  grandement  servi 
la  cité,  est-ce  une  raison  pour  que  Bordeaux  se  présente 
au  monde  comme  n'ayant  jamais  eu  que  M.  de  Tourny? 

Quoi  !  Auguste  vous  avait  érigé  le  temple  de  Tutelle  ; 
vous  l'avez  jeté  bas.  Gallien  vous  avait  édifié  l'amphi- 
théâtre; vous  l'avez  démantelé.  Clovis  vous  avait  donné 
le  palais  de  l'Ombrière;  vous  l'avez  ruiné.  Les  rois  d'An- 
gleterre vous  avaient  construit  une  grande  muraille  du  fossé 
des  Tanneurs  au  fossé  des  Salinières;  vous  l'avez  arrachée 
de  terre.  Charles  VII  vous  avait  bâti  le  Château-Trom- 
pette; vous  l'avez  démoli.  Vous  déchirez  l'une  après  l'autre 
toutes  les  pages  de  votre  vieux  livre,  pour  ne  garder  que 
la  dernière  ;  vous  chassez  de  votre  ville  et  vous  effacez  de 


BORDEAUX.  65 

votre  histoire  Ctiarles  VII,  les  rois  d'Angleterre,  les  ducs 
de  Guyenne,  Clovis,  Gallien  et  Auguste,  et  vous  dressez 
une  statue  à  M.  de  Tourny?  C'est  renverser  quelque  chose 
de  bien  grand  pour  élever  quelque  chose  de  bien  petit. 


21  juillet. 

Le  pont  de  Bordeaux  est  la  coquetterie  de  la  ville.  II  y 
a  toujours  sur  le  pont  quatre  hommes  occupés  à  rejointoj'er 
le  pavé  et  à  fourbir  le  trottoir.  En  revanche,  les  églises 
sont  fort  tristement  délabrées. 

Pourtant  n'est-il  pas  vrai  que  tout,  dans  une  église, 
mérite  religion,  jusqu'aux  pierres?  C'est  ce  qu'oublient 
volontiers  les  prêtres,  qui  sont  les  premiers  démolisseurs. 

Les  deux  principales  églises  de  Bordeaux,  Saint-André 
et  Saint-Michel,  ont  au  lieu  de  clochers  des  campaniles 
isolés  de  l'édifice  principal  comme  à  Venise  et  à  Pise. 

Le  campanile  de  Saint-André,  qui  est  la  cathédrale,  est 
une  assez  belle  tour  dont  la  forme  rappelle  la  tour  de 
Beurre  de  Rouen  et  qu'on  nomme  le  Peyberland,  du  nom 
de  l'archevêque  Pierre  Berland,  lequel  vivait  en  li30.  La 
cathédrale  a  en  outré  les  deux  flèches  hardies  et  percées 
à  jour  dont  je  vous  ai  déjà  parlé.  L'église,  commencée  au 
onzième  siècle,  comme  l'attestent  les  piliers  romans  de  la 
nef,  a  été  laissée  là  pendant  trois  siècles,  pour  être  reprise 
sous  Charles  VII  et  terminée  sous  Charles  VIII.  La  ravis- 
sante époque  de  Louis  XII  y  a  mis  la  dernière  main  et  a 
construit,  à  l'extrémité  opposée  à  l'abside,  un  porche 
exquis  qui  supporte  les  orgues.  Les  deux  grands  bas-reliefs 
appliqués  à  la  muraille  sous  ce  porche  sont  deux  tableaux 
de  pierre  du  plus  beau  style,  et  on  pourrait  presque  dire, 
tant  le  modelé  en  est  puissant,  de  la  plus  magnifique  cou- 
leur. Dans  le  tableau  à  gauche,  l'aigle  et  le  liou  adorent 

5 


66  PYRÉNÉES. 

le  Christ  avec  un  regard  profond  et  intelligent,  comme  il 
convient  que  les  génies  adorent  Dieu.  Le  portail,  quoique 
simplement  latéral,  est  d'une  grande  beauté. 

Mais  j'ai  hâte  de  vous  parler  d'un  vieux  cloître  en  ruine 
qui  accoste  la  cathédrale  au  midi  et  où  je  suis  entré  par 
hasard. 

Rien  n'est  plus  triste  et  plus  charmant,  plus  imposant 
et  plus  abject.  Figurez-vous  cela.  De  sombres  galeries  per- 
cées d'ogives  à  fenestrage  flamboyant  ;  un  treillis  de  bois 
sur  ces  ogives  ;  le  cloître  transformé  en  hangar,  toutes  les 
dalles  dépavées,  la  poussière  et  les  toiles  d'araignées  par- 
tout ;  des  latrines  dans  une  cour  voisine,  des  lampadaires 
de  cuivre  rouillé,  des  croix  noires,  des  sabliers  d'argent, 
toute  la  défroque  des  corbillards  et  des  croque-morts  dans 
les  coins  obscurs  ;  et,  sous  ces  faux  cénotaphes  de  bois  et 
de  toile  peinte,  de  vrais  tombeaux  qu'on  entrevoit  avec 
leurs  sévères  statues  trop  bien  couchées  pour  qu'elles 
puissent  se  relever,  et  trop  bien  endormies  pour  qu'elles 
puissent  se  réveiller.  I»j'est-ce  pas  scandaleux  ?  Ne  faut-il 
pas  accuser  le  prêtre  de  la  dégradation  de  l'église  et  de  la 
profanation  des  tombeaux?  Quant  à  moi,  si  j'avais  à  tracer 
aux  prêtres  leur  devoir,  je  le  ferais  en  deux  mots  :  Pilié 
pour  les  vivants,  pitié  pour  les  morts  ! 

Au  milieu,  entre  les  quatre  galeries  du  cloître,  les  débris 
et  les  décombres  obstruent  un  petit  coin,  jadis  cimetière, 
où  les  hautes  herbes,  le  jasmin  sauvage,  les  ronces  et  les 
broussailles  croissent,  et  se  mêlent,  on  pourrait  presque 
dire,  avec  une  joie  inexprimable.  C'est  la  végétation  qui 
saisit  l'édifice,  c'est  l'œuvre  de  Dieu  qui  l'emporte  sur 
l'œuvre  de  l'homme. 

Pourtant  cette  joie  n'a  rien  de  méchant  ni  d'amer.  C'est 
l'innocente  et  royale  gaieté  de  la  nature.  Rien  de  plus.  Au 
milieu  des  ruines  et  des  herbes,  mille  fleurs  s'épanouis- 
sent. Douces  et  charmantes  fleurs!  Je  sentais  leurs  parfums 
venir  jusqu'à  moi,  je  voyais  s'agiter  leurs  jolies  têtes  blan- 
ches, jaunes  et  bleues,  et  il  me  semblait  qu'elles  s'effor- 
çaient toutes  à  qui  mieux  mieux  de  consoler  les  pauvres 
pierres  abandonnées. 

D'ailleurs,  c'est  la  destinée.  Les  moines  s'en  vont  avant 
les  prêtres  et  les  cloîtres  s'écroulent  avant  les  églises. 


BORDEAUX. 


67 


De  Saint-André,  je  suis  allé  à  Saint-iMiciiel...  —  Mais  on 
m'appelle,  la  voiture  de  Bayonne  va  partir,  je  vous  dirai 
la  prochaine  fois  ce  qui  m'est  arrivé  dans  celte  visite  à 
Saint-Michel. 


II 


DE     BORDEAUX    A     BAYÔNNE 


Bayonne,  23  juillet. 

Il  faut  être  un  voyageur  endurci  et  coriace  pour  se 
trouver  à  l'aise  sur  l'impériale  de  la  diligence  Dotézac, 
laquelle  va 'de  Bordeaux  à  Bayonne.  Je  n'avais,  de  ma  vie, 
rencontré  une  banquette  rembourrée  avec  cette  férocité. 
Ce  divan  pourra  du  reste  rendre  service  à  la  littérature 
et  fournir  une  métaphore  nouvelle  à  ceux  qui  en  ont 
besoin.  On  renoncera  aux  antiques  comparaisons  clas- 
siques qui  exprimaient,  depuis  trois  mille  ans,  la  durée 
d'un  objet;  on  laissera  reposer  l'acier,  le  bronze,  le  cœur 
des  tyrans.  Au  lieu  de  dire  : 

Le  Caucase  en  courroux, 
Cruel,  t'a  fait  le  cœur  plus  dur  que  les  cailloux  ! 

les  poètes  diront  :  Plus  dur  que  la  banquette  de  la  dili- 
gence Dotézac. 

On  n'escalade  pourtant  pas  cette  position  élevée  et  rude 
sans  quelque  difTicuIté.  Il  faut  d'abord  payer  quatorze 
francs,  cela  va  sans  dire;  et  puis  il  faut  donner  son  nom 
au  conducteur.  J'ai  donc  donné  mon  nom. 

Quand   on  m'interroge  touchant  mon   nom   dans  les 


DE    BORDEAUX    A    RAYONNE.  69 

bureaux  de  diligence,  j'en  ôte  volontiers  la  première  syl- 
labe, et  je  réponds  M.  Go,  laissant  l'orthographe  à  la  fan- 
taisie du  questionneur.  Lorsqu'on  me  demande  comment 
la  chose  s'écrit,  je  réponds  :  Je  ne  sais  pas.  Cela  contente 
en  général  l'écrivain  du  registre,  il  saisit  la  syllabe  que  je 
lui  livre,  et  il  brode  ce  simple  thème  avec  plus  ou  moins 
d'imagination,  selon  qu'il  est  ou  n'est  pas  homme  de  goût. 
Cette  façon  de  faire  m'a  valu,  dans  mes  diverses  prome- 
nades, la  satisfaction  de  voir  mon  nom  écrit  des  manières 
variées  que  voici  : 

M.  Go.  —  M.  Got.  —  M.  Gaut.  —  M.  Gault.  —  M.  Gaud. 
—  M.  Gauld.  —  M.  Gaulx.  —  M.  Gaux.  —  M.  Gau. 

Aucun  de  ces  rédacteurs  n'a  encore  eu  l'idée  d'écrire 
M.  Golh.  Je  n'ai,  jusqu'à  présent,  constaté  cette  nuance 
que  dans  les  satires  de  M.  Viennet  et  dans  les  feuilletons 
du  Conslilutionnel. 

L'écrivain  du  bureau  Dotézac  a  d'abord  écrit  M.  Gau, 
puis- il  a  hésité  un  instant,  a  regardé  le  mot  qu'il  venait 
de  tracer,  et,  le  trouvant  sans  doute  un  peu  nu,  y  a  ajouté 
un  X.  C'est  donc  sous  le  nom  de  Gaux  que  je  suis  monté 
sur  la  redoutable  sellette  où  M.M.  Dotézac  frères  promè- 
nent leurs  patients  pendant  cinquante-cinq  lieues. 

J'ai  déjà  observé  que  les  bossus  aiment  l'impériale  des 
voitures.  Je  ne  veux  pas  approfondir  les  harmonies;  mais 
le  fait  est  que  sur  l'impériale  de  la  diligence  de  Meaux 
j'en  avais  rencontré  un,  et  que  sur  l'impériale  de  la  dili- 
gence de  Rayonne  j'en  ai  rencontré  deux.  Ils  voyageaient 
ensemble,  et,  ce  qui  rendait  l'accouplement  curieux,  c'est 
que  l'un  était  bossu  par  derrière  et  l'autre  par  devant.  Le 
premier  paraissait  exercer  je  ne  sais  quel  ascendant  sur 
le  second,  qui  avait  son  gilet  entr'ouvert  et  débraillé,  et 
au  moment  où  j'arrivai,  il  lui  dit  avec  autorité  :  Mon  cher, 
boutonnez  votre  difformité. 

Le  conducteur  de  la  voiture  regardait  les  deux  bossus 
d'un  air  humilié.  Ce  brave  homme  ressemblait  parfaite- 
ment à  M.  de  Rambuteau.  En  le  contemplant,  je  me  disais 
qu'il  suffirait  peut-être  de  le  raser  pour  en  faire  un  préfet 
de  la  Seine,  et  qu'il  suflBrait  aussi  que  M.  de  Rambuteau 
ne  se  rasât  plus  pour  faire  un  excellent  conducteur  de 
diligences. 


70  PYRÉNÉES. 

L'assimilation,  comme  on  dit  aujourd'liui  dans  la  langue 
politique,  n'a  du  reste  rien  de  fâcheux,  ni  de  blessant.  Une 
diligence,  c'est  bien  plus  qu'une  préfecture;  c'est  l'image 
parfaite  d'une  nation  avec  sa  constitution  et  son  gouver- 
nement. La  diligence  a  trois  compartiments  comme  l'état. 
L'aristocratie  est  dans  le  coupé  ;  la  bourgeoisie  est  dans 
l'intérieur;  le  peuple  est  dans  la  rotonde.  Sur  l'impériale, 
au-dessus  de  tous,  sont  les  rêveurs,  les  artistes,  les  gens 
déclassés.  La  loi,  c'est  le  conducteur,  qu'on  traite  volon- 
tiers de  tyran  ;  le  ministère,  c'est  le  postillon  qu'on  change 
à  chaque  relais.  Quand  la  voiture  est  trop  chargée  de 
bagages,  c'est-à-dire  quand  la  société  met  les  intérêts 
matériels  par-dessus  tout,  elle  court  risque  de  verser. 

Puisque  nous  sommes  en  train  de  rajeunir  les  méta- 
phores antiques,  je  conseille  aux  dignes  lettrés  qui  em- 
bourbent si  souvent  dans  leur  style  le  char  de  l'élal  de 
dire  désormais  la  diligence  de  l'élat.  Ce  sera  moins  noble, 
mais  plus  exact. 

Du  reste,  la  route  était  fort  belle  et  l'on  allait  grand 
train.  Cela  tient  à  une  lutte  qu'il  y  a  en  ce  moment  entre 
la  diligence  Dotézac  et  cette  autre  voiture  que  les  postil- 
lons Dotézac  appellent  dédaigneusement  la  concurrence, 
sans  la  désigner  autrement.  Cette  voiture  m'a  paru  bonne; 
elle  est  neuve,  coquette  et  jolie.  De  temps  en  temps  elle 
nous  passait,  et  alors  elle  trottait  une  heure  ou  deux 
devant  nous  à  vingt  pas,  jusqu'à  ce  que  nous  lui  rendis- 
sions la  pareille.  C'était  fort  désagréable.  Dans  les  anciens 
combats  classiques,  on  faisait  «  mordre  la  poussière  »  à 
son  ennemi;  dans  ceux-ci,  on  se  contente  de  la  lui  faire 
avaler. 

Les  Landes,  de  Bazas  à  Mont-de-Marsan,  ne  sont  autre 
chose  qu'une  interminable  forêt  de  pins,  semée  çà  et  là 
de  grands  chênes,  et  coupée  d'immenses  clairières  que 
couvrent  à  perte  de  vue  les  landes  vertes,  les  genêts  jaunes 
et  les  bruyères  violettes.  La  présence  de  l'homme  se  révèle 
dans  les  parties  les  plus  désertes  de  cette  forêt  par  de  lon- 
gues lanières  d'écorce  enlevées  au  tronc  des  pins  pour 
l'écoulement  de  la  résine. 

Point  de  villages,  mais  d'intervalle  en  intervalle  deux 
ou  trois  maisons  à  grands  toits,    couvertes  de   tuiles 


DE   BORDEAUX  A    BAYONXE.  71 

creuses  à  la  mode  d'Espagne  et  abritées  sous  des  bou- 
quets de  chênes  et  de  châtaigniers.  Parfois  le  paysage 
devient  plus  âpre,  les  pins  se  perdent  à  l'horizon,  tout 
est  bruyère  ou  sable;  quelques  chaumières  basses, 
enfouies  sous  une  sorte  de  fourrure  de  fougères  sèches 
appliquées  au  mur,  apparaissent  çà  et  là,  puis  on  ne  les 
voit  plus,  et  l'on  ne  rencontre  plus  rien  au  bord  de  la 
route  que  la  hutte  de  terre  d'un  cantonnier  et,  par 
instants,  un  large  cercle  de  gazon  brûlé  et  de  cendre 
noire  indiquant  la  place  d'un  feu  nocturne. 

Toutes  sortes  de  troupeaux  paissent  dans  les  bruyères, 
troupeaux  d'oies  et  de  porcs  conduits  par  des  enfants, 
troupeaux  de  moutons  noirs  ou  roux  conduits  par  des 
femmes,  troupeaux  de  bœufs  à  grandes  cornes  conduits 
par  des  hommes  à  cheval.  Tel  troupeau,  tel  berger. 

Sans  m'en  apercevoir  et  croyant  ne  peindre  qu'un 
désert,  je  viens  d'écrire  une  maxime  d'état. 

Et  à  ce  propos  croiriez-vous  qu'au  moment  où  je  tra- 
versais les  Landes  tout  y  parlait  politique  ?  Cela  ne  va 
guère  à  un  pareil  paysage,  n'est-ce  pas?  Un  souffle  de 
révolution  semblait  agiter  ces  vieux  pins. 

C'était  l'instant  précis  où  Espartero  s'écroulait  en 
Espagne.  On  ne  savait  encore  rien  et  l'on  pressentait 
tout.  Les  postillons,  en  montant  sur  leur  siège,  disaient 
au  conducteur  :  —  Il  est  à  Cadix.  —  Aon,  il  est  embar- 
qué. —  Oui,  pour  V Angleterre.  —  Non,  pour  la  France. 
—  Il  ne  veut  ni  de  la  France  ni  de  VAngleteiTe.  H  va 
dans  une  colonie  espagnole.  —  Bah  ! 

Les  deux  bossus  mêlaient  leur  politique  à  la  politique  du 
postillon  et  le  bossu  par  devant  disait  avec  grâce  :  Espar- 
tero a  pris  Lafuite  et  Caillard. 

A  mesure  que  nous  approchions  de  Mont-de-Marsan,  les 
routes  se  couvraient  d'espagnols,  à  pied,  à  cheval,  en  voi- 
ture, voyageant  par  bandes  ou  isolément.  Sur  une  char- 
rette chargée  d'hommes  en  guenilles,  j'ai  vu  une  jeune 
paysanne,  vêtue  d'une  mode  gracieuse,  et  qui  avait  sur 
sa  jolie  tête  grave  et  douce  le  chapeau  le  plus  exquis 
qu'on  put  voir  ;  quelque  chose  de  noir  bordé  de  quelque 
chose  de  rouge  ;  c'était  charmant.  Qu'est-ce  que  c'est 
donc  qu'une  politique  qui  a  des  coups  de  vent  capables  de 


72  PYRÉNÉES. 

chasser  de  son  pays  une  pauvre  jolie  fille  si  bien  coiffée? 

Pendant  que  de  nouveaux  réfugiés  arrivent,  les  anciens 
réfugiés  s'en  vont.  Dans  deux  berlines  de  poste  qui  galo- 
paient en  sens  inverse  et  qui  avaient  dû  se  croiser,  j'ai 
rencontré  M""^  la  duchesse  de  Gor  qui  s'en  allait  vers 
Madrid  et  M"'''  la  duchesse  de  San  Fernando  qui  s'en  allait 
vers  Paris.  Deux  diligences  pleines  d'espagnols  se  sont 
croisées  à  moitié  chemin  entre  Captieux  et  les  Traverses 
et,  suivant  une  habitude  des  postillons  en  pareil  cas,  ont 
échangé  leurs  attelages.  Les  mêmes  chevaux  qui  venaient 
de  ramener  vers  la  patrie  les  proscrits  d'hier  ont  rem- 
mené vers  l'exil  les  proscrits  d'aujourd'hui. 

Du  reste,  quelle  que  fût  la  nouvelle  révolution  qui  s'ac- 
complissait si  près  de  nous,  elle  ne  troublait  qu'à  la  sur- 
face cette  nature  sévère  et  tranquille.  Ce  vent,  qui  déplace 
les  puissances  et  qui  remue  les  trônes,  ne  faisait  pas  tom- 
ber plus  vite  de  l'arbre  la  pomme  de  pin  qui  tremble  au 
bord  de  la  branche.  Les  chariots  attelés  de  bœufs  pas- 
saient avec  leur  gravité  antique  à  travers  ces  chaises  de 
poste  en  fuite  et  ces  diligences  effarées. 

Rien  de  plus  étrange,  pour  le  dire  en  passant,  que  ces 
attelages  de  bœufs.  Le  chariot  est  en  bois,  à  quatre  roues 
égales,  ce  qui  indique  qu'il  ne  tourne  jamais  sur  lui-même 
et  va  toujours  droit  devant  lui.  Les  bœufs  sont  entière- 
ment couverts  d'une  toile  blanche  qui  traîne  à  terre  ;  ils 
ont,  entre  les  cornes,  une  sorte  de  perruque  faite  d'une 
peau  de  mouton,  et  sur  le  mufle  un  filet  blanc  à  franges 
qui  parodie  à  merveille  une  barbe.  Quelques  branches 
de  chêne  roulées  autour  de  leur  tête  complètent  l'accou- 
trement. Les  bœufs,  ainsi  accommodés,  ont  un  faux  air 
de  grands  prêtres  de  tragédie  ;  ils  ressemblent ,  à  s'y 
méprendre,  aux  comparses  du  Théâtre-Français  déguisés 
en  flamines  et  en  druides. 

A  Bazas,  comme  nous  avions  mis  pied  à  terre,  un  de  ces 
bœufs  passa  auprès  de  moi  d'une  allure  si  majestueuse  et 
si  pontificale  que  je  fus  tenté  de  lui  dire  : 

Les  prêtres  ne  sont  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense. 

Je  crois  même  le  lui  avoir  dit.  Je  dois  ajouter,  pour  être 
exact,  qu'il  ne  m'a  mugi  aucune  réplique. 


DE    DORDEAl  X   A    RAYONNE.  73 

Au  delà  de  Roquefort,  les  landes  sont  égaj'ées  par  des 
tuileries  qu'on  rencontre  de  temps  à  autre;  les  unes  aban- 
données et  fort  anciennes,  remontant  jusqu'à  Louis  XIII, 
ce  qu'atteste  le  maître  claveau  de  leurs  archivoltes  ;  les 
autres  en  plein  travail  et  en  plein  rapport,  et  fumant  de 
toutes  parts  comme  un  fagot  de  bois  vert  sur  un  grand  feu. 

11  y  a  trente  ans,  étant  tout  enfant,  j'ai  voyagé  dans  ce 
pays.  Je  me  rappelle  que  les  voitures  marchaient  au  pas, 
les  roues  ayant  du  sable  jusqu'au  moyeu.  Il  n'y  avait  pas 
de  voie  tracée.  De  temps  en  temps  on  trouvait  un  bout 
de  chemin  formé  de  troncs  de  pins  juxtaposés  et  noués 
ensemble  comme  le  tablier  des  ponts  rustiques.  Aujour- 
d'hui les  sables  sont  traversés,  de  Bordeaux  à  Bayonne, 
par  une  large  chaussée,  bordée  de  peupliers,  qui  a  presque 
la  beauté  d'un  empierrement  romain. 

Dans  un  temps  donné  cette  chaussée,  effort  d'industrie 
et  de  persévérance,  descendra  au  niveau  des  sables,  puis 
disparaîtra.  Le  sol  tend  à  s'enfoncer  sous  elle  et  à  l'en- 
gloutir, comme  il  a  englouti  la  voie  militaire  faite  par 
Brutus  qui  allait  du  cap  Breton,  Caput  Druti,  à  Boïos. 
aujourd'hui  Buch,  et  l'autre  voie,  ouvrage  de  César,  qui 
traversait  Gamarde ,  Saint -Géours  et  Saint-Michel  de 
Jouarare. 

Je  note  en  passant  que  ces  deux  mots,  Jovis  ara,  ara 
Jovis,  ont  engendré  bien  des  noms  de  villes,  lesquels,  bien 
qu'ayant  la  même  origine,  ne  se  ressemblent  guère  aujour- 
d'hui, depuis  Jouarre  en  Champagne  et  Jouarare  dans  les 
Landes  jusqu'à  Aranjuez  en  Espagne. 

De  Roquefort  à  Tartas,  les  pins  font  place  à  une  foule 
d'autres  arbres.  Une  végétation  variée  et  puissante  s'em- 
pare des  plaines  et  des  collines,  et  la  route  court  à  tra- 
vers un  jardin  ravissant.  On  passe  à  chaque  instant,  sur 
de  vieux  ponts  à  arches  ogives,  de  charmantes  rivières. 
D'abord  la  Douze,  puis  le  Midou,  puis  la  Midouze,  formée, 
comme  le  nom  lïndique,  de  la  Douze  et  du  Midou,  puis 
l'Adour.  La  syllabe  dour  ou  dou,  qui  se  retrouve  dans  tous 
ces  noms,  vient  évidemment  du  mot  celte  our  qui  signifie 
cours  d'eau. 

Toutes  ces  rivières  sont  profondément  encaissées,  lim- 
pides, vertes,  gaies.  Les  jeunes  filles  battent  le  linge  au 


74  PYRÉNÉES. 

bord  de  l'eau  ;  les  chardonnerets  chantent  dans  les  buis- 
sons; une  vie  heureuse  respire  dans  cette  douce  nature. 

Cependant,  par  moments,  entre  deux  branches  d'arbre 
que  le  vent  écarte  joyeusement,  on  aperçoit  au  loin  à 
l'horizon  les  bruyères  et  les  pinadas  voilées  par  les  rou- 
geurs du  couchant,  et  l'on  se  souvient  qu'on  est  dans  les 
Landes.  On  songe  qu'au  delà  de  ce  riant  jardin,  semé  de 
toutes  ces  jolies  villes,  Roquefort,  Mont-de-Marsan,  Tartas, 
coupé  de  toutes  ces  fraîches  rivières,  l'Adour,  la  Douze, 
le  Midou,  à  quelques  lieues  de  marche,  est  la  forêt,  puis 
au  delà  de  la  forêt  la  bruyère,  la  lande,  le  désert,  sombre 
solitude  où  la  cigale  chante,  où  l'oiseau  se  tait,  où  toute 
habitation  humaine  disparaît,  et  que  traversent  silencieu- 
sement, à  de  longs  intervalles,  des  caravanes  de  grands 
bœufs  vêtus  de  linceuls  blancs;  on  se  dit  qu'au  delà  de 
ces  solitudes  de  sable  sont  les  étangs,  solitudes  d'eau,  San- 
guinet,  Parentis,  Mimizan,  Léon,  Biscarosse,  avec  leur 
fauve  population  de  loups,  de  putois,  de  sangliers  et 
d'écureuils,  avec  leur  végétation  inextricable,  surier, 
laurier  franc,  robinier,  cyste  à  feuilles  de  sauge,  houx 
énormes,  aubépines  gigantesques,  ajoncs  de  vingt  pieds 
de-haut,  avec  leurs  forêts  vierges  où  l'on  ne  peut  s'aven- 
turer sans  une  hache  et  une  boussole;  on  se  représente 
au  milieu  de  ces  bois  immenses  le  grand  Cassou,  ce  chêne 
mystérieux  dont  le  branchage  hideux  versait  sur  toute  la 
contrée  les  superstitions  et  les  terreurs.  On  pense  qu'au 
delà  des  étangs  il  y  a  les  dunes,  montagnes  de  sable  qui 
marchent,  qui  chassent  les  étangs  devant  elles,  qui  englou- 
tissent les  pinadas,  les  villages  et  les  clochers,  et  dont  les 
ouragans  changent  la  forme  ;  et  l'on  se  dit  qu'au  delà  des 
dunes  il  y  a  l'océan.  Les  dunes  dévorent  les  étangs,  l'océan 
dévore  les  dunes. 

Ainsi  les  landes,  les  étangs,  les  dunes,  la  mer,  voilà  les 
quatre  zones  que  la  pensée  traverse.  On  se  les  figure  l'une 
après  l'autre,  toutes  plus  farouches  les  unes  que  les 
autres.  On  voit  les  vautours  voler  au-dessus  des  landes, 
les  grues  au-dessus  des  lagunes,  et  les  goélands  au-dessus 
de  la  mer.  On  regarde  ramper  sur  les  dunes  les  tortues 
et  les  serpents.  Le  spectre  d'une  nature  morne  vous 
apparaît.  La  rêverie  emplit  l'esprit.  Des  paysages  inconnus 


DE   BORDEAUX  A   BAYONNE.  75 

et  fantastiques  tremblent  et  miroitent  devant  vos  yeux. 
Des  hommes  appuyés  sur  un  long  bâton  et  montés  sur  des 
échasses  passent  dans  les  brumes  de  l'horizon  sur  la  crête 
des  collines  comme  de  grandes  araignées.  On  croit  voir 
se  dresser  dans  les  ondulations  des  dunes  les  pyramides 
énigmatiques  de  Mimizan,  et  l'on  prête  l'oreille  comme  si 
l'on  entendait  le  chant  sauvage  et  doux  des  paysannes  de 
Parentis,  et  l'on  regarde  au  loin  comme  si  l'on  voyait 
marcher  pieds  nus  dans  les  vagues  les  belles  filles  de  Bis- 
carosse  coiflFées  d'immortelles  de  mer. 

Car  la  pensée  a  ses  mirages.  Les  voj-ages  que  la  dili- 
gence Dotézac  ne  fait  pas,  l'imagination  les  fait. 

Cependant  on  atteint  Tartas,  l'ancien  chef-lieu  des 
Tarusates,  qui  est  une  jolie  ville  sur  la  Midouze.  C'était 
au  moyen  âge  une  des  quatre  sénéchaussées  du  duché 
d'x\lbret.  Les  trois  autres  étaient  Nérac,  Castel-Moron  et 
Castel-Jaloux.  En  passant  j'ai  salué,  à  gauche  de  la  route, 
un  pan  encore  debout  de  la  vénérable  muraille  qui  résista, 
en  IMO,  au  redoutable  captai  de  Buch  et  donna  à  Charles  VJI 
le  temps  d'arriver.  Les  gens  de  Tartas  font  des  auberges 
et  des  guinguettes  avec  ce  mur  qui  leur  a  fait  une  patrie. 

Comme  nous  sortions  de  Tartas,  un  lièvre  énorme  sortit 
d'un  taillis  voisin  et  traversa  la  chaussée,  puis  s'arrêta  à 
une  portée  de  pistolet  dans  une  prairie  et  regarda  hardi- 
ment la  diligence.  Cette  bravoure  des  lièvres  dans  ce  pays 
tient  sans  doute  à  ce  qu'ils  savent  que  ce  sont  eux  qui 
ont  donné  leur  nom  à  la  maison  d'Albret.  La  fierté  les  a 
pris,  et  ils  se  comportent,  le  cas  échéant,  en  lièvres  gen- 
tilshommes. 

Cependant  la  nuit  tombait.  Le  soir,  qui  a  fourni  à  Vir- 
gile tant  de  beaux  vers,  tous  pareils  par  l'idée,  tous  diflë- 
rents  par  la  fbrme,  versait  l'ombre  sur  le  paysage  et  le 
sommeil  sur  les  paupières  des  voyageurs.  A  mesure  que 
les  ténèbres  s'épaississaient  et  estompaient  les  informes 
silhouettes  de  l'horizon,  il  me  semblait  —  était-ce  une 
illusion  de  la  nuit?  —  que  le  pays  devenait  plus  sauvage 
et  plus  rude,  que  les  pinadas  et  les  clairières  reparais- 
saient, et  que  nous  faisions  en  réalité,  dans  une  obscurité 
profonde,  ce  voyage  des  Landes  que  j'avais  fait  en  imagi- 
nation quelques  heures  auparavant.  Le  ciel  était  étoile,  la 


76  PYRÉNÉES. 

terre  n'offrait  à  l'œil  qu'une  espèce  de  plaine  ténébreuse 
où  vacillaient  çà  et  là  je  ne  sais  quelles  lueurs  rou- 
geâtres,  comme  si  des  feux  de  pâtres  étaient  allumés  dans 
les  bruyères;  on  entendait,  sans  rien  voir  ni  rien  distin- 
guer, ce  tintamarre  fin  et  grêle  des  clochettes  qui  res- 
semble à  un  fourmillement  harmonieux  ;  puis  tout  ren- 
trait dans  le  silence  et  dans  la  nuit,  la  voiture  semblait 
rouler  aveuglément  dans  une  solitude  obscure,  où  seule- 
ment, de  distance  en  distance,  de  larges  flaques  de  clarté 
apparaissant  au  milieu  des  arbres  noirs  révélaient  la  pré- 
sence des  étangs. 

Moi,  je  me  sentais  heureux,  j'avais  traversé  plusieurs 
fois  l'odeur  des  liserons  qui  me  rappelle  mon  enfance, 
je  songeais  à  tous  ceux  qui  m'aiment,  j'oubliais  tous  ceux 
qui  me  haïssent,  et  je  regardais  dans  cette  ombre,  pour 
ainsi  dire  à  regard  perdu,  laissant  se  mêler  à  ma  rêverie 
les  figures  vagues  de  la  nuit  qui  passaient  confusément 
devant  mes  yeux. 

Les  deux  bossus  m'avaient  quitté  à  Mont-de-Marsan, 
j'étais  seul  sur  ma  banquette,  le  froid  venait;  je  m'enve- 
loppai de  mon  manteau,  et  peu  après  je  m'endormis. 

Le  sommeil  que  permet  une  voiture  qui  vous  emporte 
au  galop  est  un  sommeil  clair  à  travers  lequel  on  sent  et 
l'on  entend.  A  un  certain  moment  le  conducteur  descendit, 
la  diligence  s'arrêta.  La  voix  du  conducteur  disait  :  Mes- 
sieurs les  voyageurs^  nous  voici  au  ponl  de  Dax.  Puis  les 
portières  s'ouvrirent  et  se  refermèrent  comme  si  les  voya- 
geurs mettaient  pied  à  terre,  puis  la  voiture  s'ébranla  et 
repartit.  Quelques  moments  après,  le  sabot  des  chevaux 
résonna  comme  s'ils  marchaient  sur  du  bois;  la  diligence, 
brusquement  inclinée  en  avant,  fit  un  soubresaut  violent; 
j'ouvris  un  œil;  le  postillon,  courbé  sur  ses  chevaux,  sem- 
blait regarder  devant  lui  avec  une  précaution  inquiète. 
J'ouvris  les  deux  yeux. 

La  lourde  voiture  pesamment  chargée,  traînée  par  cinq 
chevaux  attelés  de  chaînes,  marchait  au  pas  sur  un  pont 
de  bois,  dans  une  sorte  de  voie  étroite  bornée  à  gauche 
par  le  parapet  qui  était  fort  bas,  à  droite  par  un  amas  de 
poutres  et  de  charpentes;  au-dessous  du  pont,  une  rivière 
assez  large  coulait  à  une  assez  grande  profondeur  qu'aug- 


DE    BORDEAUX   A    BAYONNE.  77 

mentait  encore  l'incertitude  de  la  nuit,  A  de  certains 
moments,  la  diligence  penchait;  à  de  certains  endroits, 
le  parapet  manquait.  Je  me  dressai  sur  mon  séant.  J'étais 
sur  l'impériale,  le  conducteur  n'était  pas  remonté  à  sa 
place;  la  voiture  marchait  toujours.  Le  postillon,  toujours 
courbé  sur  son  attelage  que  la  lanterne  du  coupé  éclai- 
rait à  peine,  grommelait  je  ne  sais  quelles  exclamations 
énergiques.  Enfin  les  chevaux  gravirent  une  petite  pente, 
un  nouveau  soubresaut  ébranla  la  voiture,  puis  elle  s'ar- 
rêta. Nous  étions  sur  le  pavé. 

Les  voyageurs  qui  avaient  passé  le  pont  à  pied  avant  la 
voiture  rentrèrent  dans  les  trois  compartiments,  et,  tout 
en  ouvrant  et  refermant  les  portières,  j'entendais  le  con- 
ducteur qui  disait  : 

—  Diable  de  pont!  toujours  en  réparation.  —  Quand 
donc  sera-t-il  solide?  —  La  police  est  bien  mal  faite  à 
Dax.  Les  charpentiers  laissent  leurs  outils  sur  le  passage 
de  la  voiture  pour  la  verser.  —  J'ai  vu  le  moment  où  la 
diligence  était  dans  la  rivière.  —  On  ne  peut  se  figurer  le 
danger  qu'il  y  a.  —  Vous  verrez  qu'un  de  ces  jours  il 
arrivera  un  malheur.  —  N'est-ce  pas,  messieurs  les  voya- 
geurs, que  j'ai  bien  fait  de  vous  faire  descendre  ? 

Ceci  dit,  il  remonta,  et  m'apercevant  il  poussa  un  cri  : 
—  Tiens,  monsieur,  je  vous  avais  oublié .' 


III 


,li     CHARNIER     DE     BORDEAUX 


26  juillet. 

Je  n'ai  pu  entrer  à  Rayonne  sans  émotion.  Bayonne  est 
pour  moi  un  souvenir  d'enfance.  Je  suis  venu  à  Bayonne 
étant  tout  petit,  ayant  sept  ou  huit  ans,  vers  1811  ou  1812, 
à  l'époque  des  grandes  guerres.  Mon  père  faisait  en 
Espagne  son  métier  de  soldat  de  l'empereur  et  tenait  en 
respect  deux  provinces  insurgées  par  TEmpecinado,  Avila, 
Guadalaxara,  et  tout  le  cours  du  Tage. 

Ma  mère,  allant  le  rejoindre,  s'était  arrêtée  à  Bayonne 
pour  attendre  un  convoi;  car  alors,  pour  faire  le  voyage 
de  Bayonne  à  Madrid,  il  fallait  être  accompagné  de  trois 
mille  hommes  et  précédé  de  quatre  pièces  de  canon. 
J'écrirai  quelque  jour  ce  voyage  qui  a  son  intérêt,  ne 
fût-ce  que  pour  préparer  des  mémoires  à  l'histoire.  Ma 
mère  avait  emmené  avec  elle  mes  deux  frères  Abel  et 
Eugène  et  moi,  qui  étais  le  plus  jeune  des  trois. 

Je  me  rappelle  que,  le  lendemain  de  notre  arrivée  à 
Bayonne,  une  espèce  de  signer  ventru,  orné  de  breloques 
exagérées,  et  baragouinant  l'italien,  se  présenta  chez  ma 
mère.  Cet-  homme  nous  fit,  à  nous  enfants  qui  le  regar- 
dions entrer  à  travers  une  porte  vitrée,  l'effet  d'un  char- 


B  A  YONNE.  79 

latan  de  place.  C'était  le  directeur  du  théâtre  de  Bayonne. 

11  venait  prier  ma  mère  de  prendre  une  loge  à  son 
théâtre.  Ma  mère  loua  une  loge  pour  un  mois.  C'était  à 
peu  près  le  temps  que  nous  devions  rester  à  Bayonne. 

Cette  loge  louée  nous  fit  sauter  de  joie.  Nous  enfants, 
aller  au  spectacle  tous  les  soirs  pendant  tout  un  mois, 
nous  qui  n'étions  encore  entrés  dans  un  théâtre  qu'une 
fois  par  an,  et  qui  n'avions  dans  l'esprit  d'autre  souvenir 
dramatique  que  la  Comtesse  cV Escarbagnas ! 

Le  soir  même,  nous  tourmentâmes  ma  mère,  qui  nous 
obéit,  comme  les  mères  font  toujours,  et  nous  mena  au 
théâtre.  Le  contrôleur  nous  installa  dans  une  magnifique 
loge  de  face  ornée  de  draperies  de  calicot  rouge  à  rosaces 
safran.  On  jouait  les  Ruines  de  Babylone,  fameux  mélo- 
drame qui  avait  en  ce  temps-là  un  immense  succès  par 
toute  la  France. 

C'était  magnifique,  à  Bayonne  du  moins.  Des  chevaliers 
abricot  et  des  arabes  vêtus  de  drap  de  fer  de  la  tête  aux 
pieds  surgissaient  à  chaque  instant,  puis  s'engloutissaient, 
au  milieu  d'une  prose  terrible,  dans  des  ruines  de  carton 
pleines  de  chausse-trapes  et  de  pièges  à  loups.  Il  y  avait 
le  calife  Haroun  et  l'eunuque  Giafar.  Nous  étions  dans 
l'admiration. 

Le  lendemain,  le  soir  venu,  nous  tourmentâmes  encore 
notre  mère  qui  nous  obéit  encore.  Nous  voici  au  spectacle 
dans  notre  loge  à  rosaces.  —  Que  va-t-on  donner?  Nous 
étions  dans  l'anxiété.  La  toile  se  lève.  Giafar  paraît.  On 
donnait  les  Ruines  de  Babylone.  Cela  ne  nous  fâcha  point. 
Nous  étions  satisfaits  de  revoir  ce  bel  ouvrage,  qui  nous 
amusa  très  fort  encore  cette  fois. 

Le  surlendemain,  ma  mère  fut  excellente,  comme  tou- 
jours, et  nous  retournâmes  au  théâtre.  On  donnait  les 
Ruifies  de  Babylone.  Nous  vîmes  la  pièce  avec  plaisir, 
cependant  nous  aurions  préféré  quelque  autre  ruine.  Le 
quatrième  jour,  à  coup  sûr,  le  spectacle  devait  être 
changé;  nous  y  allâmes,  ma  mère  nous  laissait  faire  et 
nous  accompagnait  en  souriant.  On  donnait  les  Ruines  de 
Babylone!  Cette  fois  nous  dormîmes. 

Le  cinquième  jour,  nous  envoyâmes  dès  le  matin  Ber- 
trand, le  valet  de  chambre  de  ma  mère,  voir  l'affiche.  On 


80  PYRÉNÉES. 

donnait  les  Ruines  de  Babylone.  Nous  priâmes  ma  mère 
de  ne  point  nous  y  mener.  Le  sixième  jour;  on  donnait 
encore  les  Rumes  de  Babylojie.  Cela  dura  tout  le  mois. 
Un  beau  jour,  l'affiche  changea.  Ce  jour-là,  nous  partions. 

C'est  ce  souvenir-là  qui  m'a  fait  parler  quelque  part  de 
ce  «  hasard  taquin  qui  joue  avec  l'enfant  ». 

Du  reste,  aux  Ruines  de  Babylone  près,  je  me  rappelle 
avec  bonheur  ce  mois  passé  à  Bayonne. 

Il  y  avait  au  bord  de  l'eau,  sous  des  arbres,  une  belle 
promenade  où  nous  allions  tous  les  soirs.  Nous  faisions,  en 
passant,  la  moue  au  théâtre  où  nous  ne  mettions  plus  les 
pieds  et  qui  nous  inspirait  une  sorte  d'ennui  mêlé  d'hor- 
reur. Nous  nous  asseyions  là  sur  un  banc,  nous  regar- 
dions les  navires,  et  nous  écoutions  notre  mère  nous 
parler;  noble  et  sainte  femme  qui  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'une  figure  dans  ma  mémoire,  mais  qui  rayonnera  jus- 
qu'à mon  dernier  jour  dans  mon  âme  et  sur  ma  vie. 

La  maison  que  nous  habitions  était  riante.  Je  me  rap- 
pelle ma  fenêtre  où  pendaient  de  belles  grappes  de  maïs 
mûr.  Pendant  tout  ce  long  mois,  nous  n'eûmes  pas  un 
moment  d'ennui;  j'excepte  toujours /es  Ruines  de  Babylone. 

Un  jour  nous  allâmes  voir  un  vaisseau  de  ligne  mouillé 
à  l'embouchure  de  l'Adour.  Une  escadre  anglaise  lui  avait 
donné  la  chasse;  après  un  combat  de  quelques  heures  il 
s'était  réfugié  là,  et  les  anglais  le  tenaient  bloqué.  J'ai 
encore  présent  comme  s'il  était  sous  mes  yeux  cet  admi- 
rable navire  qu'on  voyait  à  un  quart  de  lieue  de  la  côte, 
éclairé  d'un  beau  rayon  de  soleil,  toutes  voiles  carguées, 
fièrement  appuyé  sur  la  vague,  et  qui  me  paraissait  avoir 
je  ne  sais  quelle  attitude  menaçante,  car  il  sortait  de  la 
mitraille  et  il  allait  peut-être  y  rentrer. 

Notre  maison  était  adossée  aux  remparts.  C'est  là,  sur 
les  talus  de  gazon  vert,  parmi  les  canons  retournés  la 
lumière  sur  l'herbe  et  les  mortiers  renversés  la  gueule 
contre  terre,  que  nous  allions  jouer  dès  le  matin. 

Le  soir,  Abel,  mon  pauvre  Eugène  et  moi,  groupés 
autour  de  notre  mère,  barbouillant  les  godets  d'une  boîte 
à  couleurs,  nous  enluminions  à  qui  mieux  mieux,  de  la 
manière  la  plus  féroce,  les  gravures  d'un  vieil  exemplaire 
des  Mille  et  une  nuits.  Cet  exemplaire  m'avait  été  donné 


B  A  YONNE.  81 

par  le  général  Lahorie,  mon  parrain,  qui  mourut,  quelques 
mois  après  l'époque  dont  je  parle,  à  la  plaine  de  Gre- 
nelle. 

Eugène  et  moi,  nous  achetions  aux  petits  garçons  de  la 
ville  tous  les  chardonnerets  et  tous  les  verdiers  qu'ils 
nous  apportaient.  Nous  mettions  ces  pauvres  oiseaux  dans 
des  cages  d'osier.  Quand  une  cage  était  remplie,  nous  en 
achetions  une  autre.  Nous  avions  ainsi  cinq  cages  pleines. 
Lorsqu'il  fallut  partir,  nous  donnâmes  la  volée  à  tous  ces 
jolis  oiseaux.  Ce  fut  tout  à  la  fois  pour  nous  une  joie  et  un 
crève-cœur. 

C'était  une  personne  de  la  ville,  une  veuve,  je  crois,  qui 
louait  cette  maison  à  ma  mère.  Cette  veuve  habitait  elle- 
même  un  pavillon  voisin  de  notre  logis.  Elle  avait  une 
fille  de  quatorze  ou  quinze  ans.  Ma  mémoire,  après  trente 
années,  n'a  perdu  aucun  des  traits  de  cette  angélique 
figure. 

Je  la  vois  encore.  Elle  était  blonde  et  svelte,  et  me 
paraissait  grande.  C'était  un  regard  doux  et  voilé,  au  profil 
virgilien,  comme  on  rêve  Amaryllis  ou  la  Galatée  qui 
s'enfuit  sous  les  saules.  Elle  avait  le  cou  admirablement 
attaché  et  d'une  pureté  adorable,  la  main  petite,  le  bras 
blanc  et  le  coude  un  peu  rouge,  ce  qui  tenait  à  son  âge  ; 
détail  que  le  mien  ignorait  alors.  Elle  était  habituellement 
coiflée  d'un  madras  thé  à  bordure  verte,  étroitement  serré 
du  sommet  de  la  tète  à  la  nuque,  de  façon  à  laisser  le 
front  à  découvert  et  à  ne  cacher  que  la  moitié  de  la  che- 
velure. Je  ne  me  rappelle  pas  la  robe  qu'elle  portait. 

Cette  belle  enfant  venait  jouer  avec  nous.  Quelquefois 
Abel  et  Eugène,  mes  aîné.>?,  plus  grands  et  plus  sérieux 
que  moi,  et  «  faisant  les  hommes  »,  comme  disait  ma 
mère,  allaient  voir  l'exercice  à  feu  sur  le  rempart  ou  mon- 
taient dans"leur  chambre  pour  étudier  Sobrino  et  feuil- 
'  Jeter  Cormon.  Alors  j'étais  seul,  je  sentais  l'ennui  venir, 
que  faire?  Elle  m'appelait  et  me  disait  :  Vie  fis,  que  je  le 
lise  quelque  chose. 

11  y  avait  dans  la  cour  une  porte  rehaussée  de  quelques 
marches  et  fermée  d'un  gros  verrou  rouillé  que  je  vois 
encore,  un  verrou  rond,  à  poignée  en  queue  de  porc, 
comme  on  en  trouve  parfois  dans  les  vieilles  caves.  C'était 


82  PYRÉNÉES. 

sur  ces  marches   qu'elle   allait  s'asseoir.   Je  me  tenais 
debout  derrière  elle,  le  dos  appuyé  à  la  porte. 

Elle  me  lisait  je  ne  sais  plus  quel  livre  ouvert  sur  ses 
genoux.  Nous  avions  au-dessus  de  nos  têtes  un  ciel  écla- 
tant et  un  beau  soleil  qui  pénétrait  de  lumière  les  tilleuls 
et  changeait  les  feuilles  vertes  en  feuilles  d'or.  Un  vent 
tiède  passait  à  travers  les  fentes  de  la  vieille  porte  et  nous 
caressait  le  visage.  Elle  était  courbée  sur  son  livre  et  lisait 
à  voix  haute. 

Pendant  qu'elle  lisait,  je  n'écoutais  pas  le  sens  des 
paroles,  j'écoutais  le  son  de  sa  voix.  Par  moments  mes 
yeux  se  baissaient,  mon  regard  rencontrait  son  fichu 
entr'ouvert  au-  dessous  de  moi,  et  je  voyais,  avec  un  trouble 
mêlé  d'une  fascination  étrange,  sa  gorge  ronde  et  blanche 
qui  s'élevait  et  s'abaissait  doucement  dans  l'ombre,  vague- 
ment dorée  d'un  chaud  reflet  de  soleil. 

Il  arrivait  parfois,  dans  ces  moments-là,  qu'elle  levait 
tout  à  coup  ses  grands  yeux  bleus,  et  elle  me  disait  :  Eh 
bien,  Victor/  tu  n'écoutes  pas? 

J'étais  tout  interdit,  je  rougissais  et  je  tremblais,  et  je 
faisais  semblant  de  jouer  avec  le  gros  verrou.  Je  ne  l'em- 
brassais jamais  de  moi-même  ;  c'est  elle  qui  m'appelait  et 
me  disait  :  Embrasse-moi  donc. 

Le  jour  où  nous  partîmes,  j'eus  deux  grands  chagrins  : 
la  quitter  et  lâcher  mes  oiseaux. 

Qu'était-ce  que  cela,  mon  ami?  Qu'est-ce  que  j'éprou- 
vais, moi,  si  petit,  près  de  cette  grande  belle  fille  inno- 
cente? Je  l'ignorais  alors.  J'y  ai  souvent  songé  depuis. 

Bayonne  est  resté  dans  ma  mémoire  comme  un  lieu  ver- 
meil et  souriant.  C'est  là  qu'est  le  plus  ancien  souvenir  de 
mon  cœur.  Époque  naïve,  et  pourtant  déjà  doucement 
agitée  !  C'est  là  que  j'ai  vu  poindre,  dans  le  coin  le  plus 
obscur  de  mon  âme,  cette  première  lueur  inexprimable, 
aube  divine  de  l'âme. 

Ne  trouvez-vous  pas,  ami,  qu'un  pareil  souvenir  est  un 
lien,  et  un  lien  que  rien  ne  peut  détruire  ? 

Chose  étrange  que  deux  êtres  puissent  être  liés  de  cette 
chaîne  pour  toute  la  vie,  et  ne  pas  se  manquer  pourtant, 
et  ne  pas  se  chercher,  et  être  étrangers  l'un  à  l'autre,  et 
rie  pas  même  se  connaître  !  La  chaîne  qui  m'attache  ù 


BAYONXE.  83 

cette  douce  enfant  ne  s'est  pas  rompue,  mais  le  fil  s'est 
brisé. 

A  peine  arrivé  à  Rayonne,  j'ai  fait  le  tour  de  la  ville 
par  les  remparts,  cherchant  la  maison,  cherchant  la  porte, 
cherchant  le  verrou  ;  je  n'ai  rien  retrouvé,  ou  du  moins 
rien  reconnu. 

Où  est-elle  ?  que  fait-elle  ?  est-elle  morte  ?  Si  elle  vit, 
elle  est  mariée  sans  doute,  elle  a  des  enfants.  Elle  est  veuve 
peut-être,  et  vieillit  à  son  tour.  Comment  se  peut-il  que 
la  beauté  s'en  aille  et  que  la  femme  reste?  Est-ce  que  la 
femme  d'à  présent  est  bien  le  même  être  que  la  jeune  fille 
d'autrefois? 

Peut-être  viens-je  de  la  rencontrer?  Peut-être  est-elle 
la  femme  quelconque  à  laquelle  j'ai  demandé  mon  chemin 
tout  à  l'heure,  et  qui  m'a  regardé  m'éloigner  comme  un 
étranger? 

Qu'il  y  a  une  amère  tristesse  dans  tout  ceci  !  Nous  ne 
sommes  donc  que  des  ombres.  Nous  passons  les  uns  auprès 
des  autres,  et  nous  nous  effaçons  comme  des  fumées  dans 
le  ciel  profond  et  bleu  de  l'éternité.  Les  hommes  sont 
dans  l'espace  ce  que  les  heures  sont  dans  le  temps.  Quand 
ils  ont  sonné,  ils  s'évanouissent.  Où  va  notre  jeunesse? 
où  va  notre  enfance?  Hélas! 

Où  est  la  belle  jeune  fille  de  1812?  où  est  l'enfant  que 
j'étais  alors?  Nous  nous  touchions  dans  ce  temps-là,  et 
maintenant  nous  nous  touchons  encore  peut-être,  et  il  y 
a  un  abîme  entre  nous.  La  mémoire,  ce  pont  du  passé, 
est  brisée  entre  elle  et  moi.  Elle  ne  connaîtrait  pas  mon 
visage,  et  je  ne  reconnaîtrais  pas  le  son  de  sa  voix.  Elle 
ne  sait  plus  mon  nom,  et  je  ne  sais  pas  le  sien. 


84  PYRÉNÉES. 


27  juillet. 

J'ai  peu  de  chose  à  vous  dire  de  Bayonne.  La  ville  est  on 
ne  peut  plus  gracieusement  située,  au  milieu  des  collines 
vertes,  sur  le  confluent  de  la  Nive  et  de  l'Adour,  qui  fait 
là  une  petite  Gironde.  Mais,  de  cette  jolie  ville  et  de  ce 
beau  lieu,  il  a  fallu  faire  une  citadelle. 

Malheur  aux  paysages  qu'on  juge  à  propos  de  fortifier  î 
Je  l'ai  déjà  dit  une  fois,  et  je  ne  puis  m'empécher  de  le 
redire  :  le  triste  ravin  qu'un  fossé  en  zigzag  !  la  laide  col- 
line qu'une  escarpe  avec  sa  contrescarpe  !  C'est  un  chef- 
d'œuvre  de  Vauban  ;  soit!  Mais  il  est- certain  que  les 
chefs-d'œuvre  de  Vauban  gênent  les  chefs-d'œuvre  du  bon 
Dieu. 

La  cathédrale  de  Bayonne  est  une  assez  belle  église  du 
quatorzième  siècle,  couleur  amadou  et  toute  rongée  par 
le  vent  de  mer.  Je  n'ai  vu  nulle  part  les  meneaux  décrire 
dans  l'intérieur  des  ogives  des  fenestrages  plus  riches  et 
plus  capricieux.  C'est  là  toute  la  fermeté  du  quatorzième 
siècle,  qui  se  mêle,  sans  la  refroidir,  à  toute  la  fantaisie 
du  quinzième.  Il  reste  çà  et  là  quelques  belles  verrières, 
presque  toutes  du  seizième  siècle.  A  droite  de  ce  qui  a 
été  le  grand  portail,  j'ai  admiré  une  petite  baie  dont  le 
dessin  se  compose  de  fleurs  et  de  feuilles  merveilleu- 
sement roulées  en  rosaces.  Les  portes  sont  d'un  grand 
caractère.  Ce  sont  de  grandes  lunes  noires  semées  de  gros 
clous,  rehaussées  d'un  marteau  de  fer  doré.  Il  ne  reste 
plus  qu'un  de  ces  marteaux,  qui  est  d'un  beau  travail 
byzantin. 

L'église  est  accostée  au  sud  d'un  vaste  cloître  du 
même  temps,  qu'on  restaure  en  ce  moment  avec  assez 
d'intelligence,  et  qui  communiquait  jadis  avec  le  chœur 
par  un  magnifique  portail,  aujourd'hui  muré  et  blanchi  à 
la  chaux,  dont  l'ornementation  et  les  statues  rappellent, 
par  leur  grand  style,  Amiens,  Reims  et  Chartres. 


LE    CHARMEIJ    DE    BORDEAUX.  85 

Il  y  avait  dans  l'église  et  dans  le  cloître  beaucoup  de 
tombes,  qu'on  a  arrachées.  Quelques  sarcophages  mutilés 
adhèrent  encore  à  la  muraille.  Ils  sont  vides.  Je  ne  sais 
quelle  poussière  hideuse  à  voir  y  remplace  la  poussière 
humaine.  L'araignée  file  sa  toile  dans  ces  sombres  logis 
de  la  mort. 

Je  me  suis  arrêté  dans  une  chapelle  où  il  ne  reste  plus 
d'une  de  ces  sépultures  que  la  place,  encore  reconnais- 
sable  aux  arrachements  de  la  muraille.  Cependant  le  mort 
avait  pris  ses  précautions  pour  garder  sa  tombe.  Celle 
sépulture  lui  appartient,  comme  le  dit  encore  aujourd'hui 
une  inscription  sur  marbre  noir  scellé  dans  la  pierre. 
«  Le  22  avril  166i  )),s"il  faut  en  croire  la  même  inscription 
que  je  cite  textuellement,  «  C.  Reboul,  notaire  royal,  et 
messieurs  du  chapitre  »  avaient  donné  à  «  Pierre  de 
Baraduc,  bourgeois  et  homme  d'armes  au  château  vieux 
de  cette  ville,  titre  et  possession  de  cette  sépulture,  pour 
en  jouir  lui  et  les  siens  ». 


A  ce  propos,  ma  visite  à  Saint-Michel  de  Bordeaux,  dont 
je  vous  ai  promis  le  récit,  me  revient  à  la  pensée. 

Je  venais  de  sortir  de  l'église,  qui  est  du  treizième 
siècle  et  fort  remarquable,  par  les  portails  surtout,  et  qui 
contient  une  exquise  chapelle  de  la  Vierge,  scu'ptée,  je 
devrais  dire  ouvrée,  par  les  admirables  figuristes  du  temps 
de  Louis  XII.  Je  regardais  le  campanile  qui  est  à  côté  de 
l'église  et  que  surmonte  un  télégraphe.  C'était  jadis  une 
superbe  flèche  de  trois  cents  pieds  de  haut  ;  c'est  main- 
tenant une  tour  de  l'aspect  le  plus  étrange  et  le  plus  ori- 
ginal. 

Pour  qui  ignore  que  la  foudre  a  frappé  cette  flèche  en 
1768  et  l'a  fait  crouler  dans  un  incendie  qui  a  dévoré  en 
même  temps  la  charpente  de  l'église,  il  y  a  tout  un  pro- 
blème dans  cette  énorme  tour,  qui  semble  à  la  fois  mili- 
taire et  ecclésiastique,  rude  comme  un  donjon  et  ornée 
comme  un  clocher.  Il  n'y  a  plus  d'abat-vent  aux  baies 
supérieures,  plus  de  cloches,  ni  de  timbres,  ni  de  mar- 
teaux d'horloge.  La  tour,  quoique  couronnée  encore  d'un 


86  PYRÉNÉES. 

bloc  à  huit  pans  et  à  huit  pignons,  est  fruste  et  tronquée 
à  son  sommet.  On  sent  qu'elle  est  décapitée  et  morte.  Le 
vent  et  le  jour  passent  à  travers  ses  longues  ogives  sans 
fenestrages  et  sans  meneaux  comme  à  travers  de  grands 
ossements.  Ce  n'est  plus  un  clocher,  c'est  le  squelette  d'un 
clocher. 

J'étais  donc  seul  dans  la  cour,  plantée  de  quelques 
arbres,  où  s'élève  ce  campanile  isolé.  Cette  cour  est  l'an- 
cien cimetière. 

Je  contemplais,  quoiqu'un  peu  gêné  par  le  soleil,  cette 
morne  et  magnifique  masure,  et  je  cherchais  à  lire  son 
histoire  dans  son  architecture  et  ses  malheurs  dans  ses 
plaies.  Vous  savez  qu'un  édifice  m'intéresse  presque 
comme  un  homme.  C'est  pour  moi  en  quelque  sorte  une 
personne  dont  je  tâche  de  savoir  les  aventures. 

J'étais  là  fort  rêveur,  quand  tout  à  coup  j'entends  dire 
à  quelques  pas  de  moi  :  Monsieur!  monsieur!  Je  regarde, 
j'écoute.  Personne.  La  cour  était  déserte.  Quelques  pas- 
sereaux jasaient  dans  les  vieux  arbres  du  cimetière.  Une 
voix  pourtant  m'avait  appelé  ;  voix  faible,  douce  et  cassée, 
qui  résonnait  encore  dans  mon  oreille. 

Je  fais  quelques  pas,  et  j'entends  la  voix  de  nouveau  : 
—  Monsieur  !  Cette  fois  je  me  retourne  vivement,  et 
j'aperçois,  à  l'angle  de  la  cour,  près  de  la  porte,  une 
figure  de  vieille  sortant  d'une  lucarne.  Cette  lucarne, 
affreusement  délabrée,  laissait  entrevoir  l'intérieur  d'une 
chambre  misérable. 

Près  de  la  vieille,  il  y  avait  un  vieux. 

Je  n'ai  de  ma  vie  rien  vu  de  plus  décrépit  que  ce  bouge, 
si  ce  n'est  ce  couple.  L'intérieur  de  la  masure  était 
blanchi  de  ce  blanc  de  chaux  qui  rappelle  le  linceul,  et  je 
n'y  voyais  d'autres  meubles  que  les  deux  escabeaux  où 
étaient  assises,  me  regardant  avec  leurs  petits  yeux  gris, 
ces  deux  figures  tannées,  ridées,  éraillées,  qui  étaient 
comme  enduites  de  bistre  et  de  bitume  et  paraissaient 
enveloppées,  plutôt  que  vêtues,  de  vieux  suaires  raccom- 
modés. 

Je  ne  suis  pas  comme  Salvator  Rosa,  qui  disait  : 

Me  figvro  il  sepolcro  in  ogni  loco. 


LE    CHARMER   DE    BORDEAUX.  87 

Pourtant,  même  en  plein  jour,  à  raidi,  sous  ce  chaud  et 
vivant  soleil,  l'apparition  me  surprit  un  moment,  et  il  me 
sembla  que  je  m'entendais  appeler  du  fond  d'une  crypte 
antédiluvienne  par  deux  spectres  âgés  de  quatre  mille  ans. 

Après  quelques  secondes  de  réflexion,  je  leur  donnai 
quinze  sous.  C'étaient  tout  simplement  le  portier  et  la 
portière  du  cimetière  :  Philémon  et  Baucis. 

Philémon,  ébloui  de  la  pièce  de  quinze  sous,  fit  une 
effroyable  grimace  d'étonnement  et  de  joie,  et  mit  cette 
monnaie  dans  une  façon  de  vieille  poche  de  cuir  clouée 
au  mur,  autre  injure  des  ans,  comme  disait  La  Fontaine; 
et  Baucis  me  dit,  avec  un  sourire  aimable  :  —  Voulez- 
vous  voir  le  charnier  ? 

Ce  mot,  le  charnier,  réveilla  dans  mon  esprit  je  ne  sais 
quel  vague  souvenir  d'une  chose  qu'en  effet  je  croyais 
savoir,  et  je  répondis  :  —  Avec  plaisir,  madame.  —  Je  le 
pensais  bien,  reprit  la  vieille.  Et  elle  ajouta  :  —  Tenez, 
voici  le  sonneur  qui  vous  le  montrera;  c'est  fort  beau  à 
voir.  —  En  parlant  ainsi,  elle  posait  amicalement  sur  ma 
main  sa  main  rousse,  diaphane,  palpitante,  velue  et  froide 
comme  Taile  d'une  chauve-souris. 

Le  nouveau  personnage  qui  venait  d'apparaître  et  qui 
avait  senti  sans  doute  l'odeur  de  la  pièce  de  quinze  sous, 
le  sonneur,  se  tenait  debout  à  quelques  pas  sur  l'escalier 
extérieur  de  la  tour,  dont  il  avait  entr'ouvert  la  porte. 

C'était  un  gaillard  d'environ  trente-six  ans,  trapu, 
robuste,  gras,  rose  et  frais,  ayant  tout  l'air  d'un  bon 
vivant,  comme  il  sied  à  celui  qui  vit  aux  dépens  des 
morts.  Mes  deux  spectres  se  complétaient  d'un  vampire. 

La  vieille  me  présenta  au  sonneur  avec  une  certaine 
pompe  :  —  Voilà  un  monsieur  anglais  qui  désire  voir  le 
charnier. 

Le  vampire,  sans  dire  un  mot,  remonta  les  quelques 
pas  qu'il  avait  descendus,  poussa  la  porte  de  la  tour  et  me 
fit  signe  de  le  suivre.  J'entrai.  Toujours  silencieux,  il 
referma  la  porte  derrière  moi. 

Nous  nous  trouvâmes  dans  une  obscurité  profonde. 
Cependant  il  y  avait  une  veilleuse  dans  le  coin  d'une 
marche  derrière  un  gros  pavé.  A  la  lueur  de  cette  veil- 
leuse, je  vis  le  sonneur  se   courber  et  atteindre   une 


88  l'YUENEES. 

lampe.  La  lampe  allumée,  il  se  mit  à  descendre  les  degrés 
d'une  étroite  vis  de  Saint-Gilles;  je  fis  comme  lui. 

Au  bout  d'une  dizaine  de  marches,  je  crois  que  je  me 
baissai  pour  franchir  une  porte  basse  et  que  je  montai, 
toujours  conduit  par  le  sonneur,  deux  ou  trois  degrés  ;  je 
n'ai  plus  ces  détails  présents  à  l'esprit;  j'étais  plongé 
dans  une  sorte  de  rêverie  qui  me  faisait  marcher  comme 
dans  le  sommeil.  A  un  certain  moment  le  sonneur  me 
tendit  sa  grosse  main  osseuse,  je  sentis  que  nos  pas  réson- 
naient sur  un  plancher;  nous  étions  dans  un  lieu  très 
sombre,  une  sorte  de  caveau  obscur. 

Je  n'oublierai  jamais  ce  que  je  vis  alors. 

Le  sonneur,  muet  et  immobile,  se  tenait  debout  au 
milieu  du  caveau,  appuyé  à  un  poteau  enfoncé  dans  le 
plancher,  et,  de  la  main  gauche,  il  élevait  la  lampe  au- 
dessus  de  sa  tête.  Je  regardai  autour  de  nous.  Une  lueur 
brumeuse  et  diffuse  éclairait  vaguement  le  caveau,  j'en 
distinguais  la  voûte  ogive. 

Tout  à  coup,  en  fixant  mes  yeux  sur  la  muraille,  je  vis 
que  nous  n'étions  pas  seuls. 

Des  figures  étranges,  debout  et  adossées  au  mur,  nous 
entouraient  de  toutes  parts.  A  la  clarté  de  la  lampe,  je 
les  entrevoyais  confusément  à  travers  ce  brouillard  qui 
remplit  les  lieux  bas  et  ténébreux. 

Imaginez  un  cercle  de  visages  effrayants,  au  centre 
duquel  j'étais.  Les  corps  noirâtres  et  nus  s'enfonçaient  et 
se  perdaient  dans  la  nuit;  mais  je  voyais  distinctement 
saillir  hors  de  l'ombre  et  se  pencher  en  quelque  sorte 
vers  moi,  pressées  les  unes  contre  les  autres,  une  foule 
de  têtes  sinistres  ou  terribles  qui  semblaient  m'appeler 
avec  des  bouches  toutes  grandes  ouvertes,  mais  sans  voix, 
et  qui  me  regardaient  avec  des  orbites  sans  yeux. 

Qu'était-ce  que  ces  figures?  Des  statues,  sans  doute.  Je 
pris  la  lampe  des  mains  du  sonneur,  et  je  m'approchai. 
C'étaient  des  cadavres. 

En  1793,  pendant  qu'on  violait  le  cimetière  des  rois  à 
Saint-Denis,  on  viola  le  cimetière  du  peuple  à  Bordeaux. 
La  royauté  et  le  peuple  sont  deux  souverainetés;  la  popu- 
lace les  insulta  en  même  temps. 

Ce  qui  prouve,  soit  dit  en  passant  aux  gens  qui  ne  savent 


LE    CHARMEIÎ   DE    BORDEAUX.  89 

pas  cette  grammaire,  que  peuple  et  populace  ne  sont  point 
synonymes. 

Le  cimetière  de  Saint-Michel  à  Bordeaux  fut  dévasté 
comme  les  autres.  On  arracha  les  cercueils  du  sol,  on 
jeta  au  vent  toute  cette  poussière.  Quand  la  pioche  arriva 
près  des  fondations  de  la  tour,  on  fut  surpris  de  ne  plus 
rencontrer  ni  bières  pourries  ni  vertèbres  rompues,  mais 
des  corps  entiers,  desséchés  et  conservés  par  l'argile  qui 
les  recouvrait  depuis  tant  d'années.  Cela  inspira  la  créa- 
tion d'un  musée-charnier.  L'idée  convenait  à  l'époque. 

Les  petits  enfants  de  la  rue  Montfaucon  et  du  chemin 
de  Règles  jouaient  aux  osselets  avec  les  débris  épars  du 
cimetière.  On  les  leur  reprit  des  mains  ;  on  recueillit 
tout  ce  que  l'on  put  retrouver,  et  l'on  installa  ces  osse- 
ments dans  le  caveau  inférieur  du  campanile  Saint- 
Michel.  Cela  fit  un  monceau  de  dix-sept  pieds  de  pro- 
fondeur sur  lequel  on  ajusta  un  plancher  avec  balustrade. 

On  couronna  le  tout  avec  les  cadavres  si  étrangement 
intacts  qu'on  venait  de  déterrer.  Il  y  en  avait  soixante- 
dix.  On  les  plaça  debout  contre  le  mur  dans  l'espace 
circulaire  réservé  entre  la  balustrade  et  la  muraille.  C'est 
ce  plancher  qui  résonnait  sous  mes  pieds  ;  c'est  sur  ces 
ossements  que  je  marchais  ;  ce  sont  ces  cadavres  qui  me 
regardaient. 

Quand  le  sonneur  eut  produit  son  effet,  car  cet  artiste 
met  la  chose  en  scène  comme  un  mélodrame,  il  s'approcha 
de  moi,  et  daigna  me  parler.  Il  m'expliqua  ses  morts.  Le 
vampire  se  fit  cicérone.  Je  croyais  entendre  jaser  un 
livret  de  musée.  Par  moments  c'était  la  faconde  d'un 
montreur  d'ours. 

—  Regardez  celui-ci,  monsieur,  c'est  le  numéro  un.  Il  a 
toutes  ses  dents.  —  Voyez  comme  le  numéro  deux  est 
bien  conservé  ;  il  a  pourtant  près  de  quatre  cents  ans. 
—  Quant  au  numéro  trois,  on  dirait  qu'il  respire  et  qu'il 
nous  entend.  Ce  n'est  pas  étonnant,  il  n'y  a  guère  que 
soixante  ans  qu'il  est  mort.  C'est  un  des  plus  jeunes  d'ici. 
Je  sais  des  personnes  de  la  ville  qui  l'ont  connu. 

11  continua  ainsi  sa  tournée,  passant  avec  grâce  d'un 
spectre  à  l'autre  et  débitant  sa  leçon  avec  une  mémoire 
imperturbable.  Quand  je  l'interrompais  par  une  question 


90  PYRENEES. 

au  milieu  d'une  phrase,  il  me  répondait  de  sa  voix  natu- 
relle, puis  reprenait  sa  phrase  à  l'endroit  même  où  je 
l'avais  coupée.  Par  instants  il  frappait  sur  les  cadavres 
avec  une  baguette  qu'il  tenait  à  la  main,  et  cela  sonnait 
le  cuir  comme  une  valise  vide.  Qu'est-ce  en  effet  que  le 
corps  de  l'homme  quand  la  pensée  n'y  est  plus,  sinon  une 
valise  vide? 

Je  ne  sache  pas  plus  effroyable  revue.  Dante  et  Orcagna 
n'ont  rien  rêvé  de  plus  lugubre.  Les  danses  macabres  du 
pont  de  Lucerne  et  du  Campo-Santo  à  Pise  ne  sont  que 
l'ombre  de  cette  réalité. 

Il  y  avait  une  négresse  suspendue  à  un  clou  par  une 
corde  passée  sous  les  aisselles  qui  me  riait  d'un  rire 
hideux.  Dans  un  coin  se  groupait  toute  une  famille  qui 
mourut,  dit-on,  empoisonnée  par  des  champignons  ;  ils 
étaient  quatre,  la  mère,  la  tête  baissée,  semblait  encore 
chercher  à  calmer  son  plus  jeune  enfant  qui  agonisait 
entre  ses  genoux  ;  le  fils  aîné,  dont  le  profil  avait  gardé 
quelque  chose  de  juvénile,  appuyait  son  front  à  l'épaule 
de  son  père.  Une  femme  morte  d'un  cancer  au  sein 
repliait  étrangement  le  bras  comme  pour  montrer  sa 
plaie  élargie  par  l'horrible  travail  de  la  mort.  A  côté 
d'elle  se  dressait  un  portefaix  gigantesque,  lequel  paria 
un  jour  qu'il  porterait  de  la  porte  Caillau  aux  Chartrons 
deux  mille  livres.  11  les  porta,  gagna  son  pari,  et  mourut. 
L'homme  tué  par  un  pari  était  coudoyé  par  un  homme 
tué  en  duel.  Le  trou  de  l'épée  par  où  la  mort  est  entrée 
était  encore  visible  à  droite  sur  cette  poitrine  dé- 
charnée. 

A  quelques  pas  se  tordait  un  pauvre  enfant  de  quinze 
ans  qui  fut,  dit-on,  enterré  vivant.  C'est  là  !e  comble  de 
l'épouvante.  Ce  spectre  souffre.  Il  lutte  encore  après  six 
cents  ans  contre  le  cercueil  disparu.  Il  soulève  le  cou- 
vercle du  crâne  et  du  genou;  il  presse  la  planche  de  chêne 
du  talon  et  du  coude;  il  brise  aux  parois  ses  ongles  déses- 
pérés ;  la  poitrine  se  dilate  ;  les  muscles  du  cou  se  gon- 
flent d'une  manière  affreuse;  il  crie.  On  n'entend  plus  ce 
cri,  mais  on  le  voit.  C'est  horrible. 

Le  dernier  des  soixante-dix  est  le  plus  ancien.  Il  date  de 
huit  cents  ans.  Le  sonneur  me  fit  remarquer  avec  quelque 


LE    CHARMER   DE   BORDEAUX.  91 

coquetterie  ses  dents  et  ses  cheveux.  A  côté  est  un  petit 
enfant. 

Comme  je  revenais  sur  mes  pas,  je  remarquai  un  de  ces 
fantômes  assis  à  terre  près  de  la  porte.  Il  avait  le  cou 
tendu,  la  tête  levée,  la  bouche  lamentable,  la  main 
ouverte,  un  pagne  au  milieu  du  corps,  une  jambe  et  un 
pied  nus,  et  de  son  autre  cuisse  sortait  un  tibia  dénudé 
posé  sur  une  pierre  comme  une  jambe  de  bois.  Il  sem- 
blait me  demander  l'aumône.  Rien  de  plus  étrange  et  de 
plus  mystérieux  qu'un  pareil  mendiant  à  une  pareille 
porte. 

Que  lui  donner  ?  Quelle  aumône  lui  faire  ?  Quel  est  le 
sou  qu'il  faut  aux  morts  ?  Je  restai  longtemps  immobile 
devant  cette  apparition,  et  ma  rêverie  devint  peu  à  peu 
une  prière. 

Quand  on  se  dit  que  toutes  ces  larves,  aujourd'hui 
enchaînées  dans  ce  silence  glacé  et  dans  ces  attitudes 
navrantes,  ont  vécu,  ont  palpité,  ont  souSert,  ont  aimé; 
quand  on  se  dit  qu'elles  ont  eu  le  spectacle  de  la  nature, 
les  arbres,  la  campagne,  les  fleurs,  le  soleil,  et  la  voûte 
bleue  du  ciel  au  lieu  de  cette  voûte  livide;  quand  on  se 
dit  qu'elles  ont  eu  la  jeunesse,  la  vie,  la  beauté,  la  joie, 
le  plaisir,  et  qu'elles  ont  poussé  comme  nous  dans  les 
fêtes  de  ces  longs  éclats  de  rire  pleins  d'imprudence  et 
d'oubli  ;  quand  on  se  dit  qu'elles  ont  été  ce  que  nous 
sommes  et  que  nous  serons  ce  qu'elles  sont  :  quand  on  se 
trouve  ainsi,  hélas  !  face  à  face  avec  son  avenir,  une 
morne  pensée  vous  vient  au  cœur,  on  cherche  en  vain  à 
se  retenir  aux  choses  humaines  qu'on  possède  et  qui 
toutes  successivement  s'écroulent  dans  vos  mains  comme 
du  sable,  et  l'on  se  sent  tomber  dans  un  abîme. 

Pour  qui  regarde  ces  débris  humains  avec  l'œil  de  la 
chair,  rien  n'est  plus  hideux.  Des  linceuls  en  haillons  les 
cachent  à  peine,  les  côtes  apparaissent  à  nu  à  travers 
les  diaphragmes  déchirés;  les  dents  sont  jaunes,  les  ongles 
noirs,  les  cheveux  rares  et  crépus;  la  peau  est  une  basane 
fauve  qui  sécrète  une  poussière  grisâtre;  les  muscles  qui 
ont  perdu  leur  saillie,  les  viscères  et  les  intestins  se  résol- 
vent en  une  sorte  de  filasse  roussâtre  d'où  pendent  d'hor- 
ribles fils  que  dévide  silencieusement  dans  ces  ténèbres 


I 


92  PYRENEES. 

l'invisible  quenouille  de  la  mort.  Au  fond  du  ventre  ouvert 
on  aperçoit  la  colonne  vertébrale. 

—  Monsieur,  me  disait  l'homme,  comme  ils  sont  bien 
conservés  ! 

Pour  qui  regarde  cela  avec  l'œil  de  l'esprit,  rien  n'est 
plus  formidable. 

Le  sonneur,  voyant  se  prolonger  ma  rêverie,  était  sorti 
à  pas  de  loup  et  m'avait  laissé  i=eul.  La  lampe  était  restée 
posée  à  terre.  Quand  cet  homme  ne  fut  plus  là,  il  me 
sembla  que  quelque  chose  qui  me  gênait  avait  disparu. 
Je  me  sentis,  pour  ainsi  dire,  en  communication  directe 
et  intime  avec  les  mornes  habitants  de  ce  caveau. 

Je  regardais  avec  une  sorte  de  vertige  cette  ronde  qui 
m'environnait,  immobile  et  convulsive  à  la  fois.  Les  uns 
laissent  pendre  leurs  bras,  les  autres  les  tordent  ;  quel- 
ques-uns joignent  les  mains.  Il  est  certain  qu'une  expres- 
sion de  terreur  et  d'angoisse  est  sur  toutes  ces  faces  qui 
ont  vu  l'intérieur  du  sépulcre.  De  quelque  façon  que  le 
tombeau  les  traite,  le  corps  des  morts  est  terrible. 

Pour  moi,  comme  vous  avez  déjà  pu  l'entrevoir,  ce 
n'étaient  pas  des  momies;  c'étaient  des  fantômes.  Je 
voyais  toutes  ces  têtes  tournées  les  unes  vers  les  autres, 
toutes  ces  oreilles  qui  paraissent  écouter  penchées  vers 
toutes  ces  bouches  qui  paraissent  chuchoter,  et  il  me 
semblait  que  ces  morts  arrachés  à  la  terre  et  condamnés 
à  la  durée  vivaient  dans  cette  nuit  d'une  vie  affreuse  et 
éternelle,  qu'ils  se  parlaient  dans  la  brume  épaisse  de 
leur  cachot,  qu'ils  se  racontaient  les  sombres  aventures 
de  l'âme  dans  la  tombe,  et  qu'ils  se  disaient  tout  bas  des 
choses  inexprimables. 

Quels  effrayants  dialogues  !  que  pouvaient-ils  se  dire  ? 
0  gouffre  où  se  perd  la  pensée  !  Ils  savent  ce  qu'il  y  a 
derrière  la  vie.  Ils  connaissent  le  secret  du  voyage.  Ils  ont 
doublé  le  promontoire.  Le  grand  nuage  s'est  déchiré  pour 
eux.  Nous  sommes  encore,  nous,  dans  le  pays  des  conjec- 
tures, des  espérances,  des  ambitions,  des  passions,  de 
toutes  les  folies  que  nous  appelons  sagesses,  de  toutes  les 
chimères  que  nous  nommons  vérités.  Eux,  ils  sont  entrés 
dans  la  région  de  l'inflni,  de  l'immuable,  de  la  réalité.  Us 
connaissent  les  choses  qui  sont  et  les  seules  choses  qui 


LE    CHARMER  DE    BORDEAUX.  93 

soient.  Toutes  les  questions  qui  nous  occupent  nuit  et 
jour,  nous  rêveurs,  nous  philosoplies,  tous  les  sujets  de 
nos  méditations  sans  fin,  but  de  la  vie,  objet  de  la  créa- 
tion, persistance  du  moi,  état  ultérieur  de  l'âme,  ils  en 
savent  le  fond  ;  toutes  nos  énigmes,  ils  en  savent  le  mot. 
Ils  connaissent  la  fin  de  tous  nos  commencements.  Pour- 
quoi ont-ils  cet  air  terrible?  Qui  leur  fait  cette  figure 
désespérée  et  redoutable  ? 

Si  nos  oreilles  n'étaient  pas  trop  grossières  pour  en- 
tendre leur  parole,  si  Dieu  n'avait  pas  mis  entre  eux  et 
nous  ce  mur  infranchissable  de  -la  chair  et  de  la  vie, 
que  nous  diraient-ils  ?  Quelles  révélations  nous  feraient- 
ils  ?  Quels  conseils  nous  donneraient-ils?  Sortirions-nous 
de  leurs  mains  sages  ou  fous?  Que  rapportent-ils  du 
tombeau  ? 

Ce  serait  de  l'épouvante,  s'il  fallait  en  croire  l'appa- 
rence de  ces  spectres.  Mais  ce  n'est  qu'une  apparence,  et 
il  serait  insensé  d'y  croire.  Quoi  que  nous  fassions,  nous 
rêveurs,  nous  n'entamons  la  surface  des  choses  qu'à  une 
certaine  profondeur.  La  sphère  de  l'infini  ne  se  laisse  pas 
plus  traverser  par  la  pensée  que  le  globe  terrestre  par  la 
sonde. 

Les  diverses  philosophies  ne  sont  que  des  puits  arté- 
siens; elles  font  toutes  jaillir  du  même  solla  même  eau, 
la  même  vérité  mêlée  de  boue  humaine  et  échauffée  de  la 
chaleur  de  Dieu.  Mais  aucun  puits,  aucune  philosophie 
n'atteint  le  centre  des  choses.  Le  génie  lui-même,  qui 
est  de  toutes  les  sondes  la  plus  puissante,  ne  saurait  tou- 
cher le  noyau  de  flamme,  l'être,  le  point  géométrique  et 
mystique,  milieu  ineffable  de  la  vérité.  Nous  ne  ferons 
jamais  rien  sortir  du  rocher  que  tantôt  une  goutte  d'eau, 
tantôt  une  étincelle  de  feu. 

Méditons  cependant.  Frappons  le  rocher,  creusons  le 
sol.  C'est  accomplir  une  loi.  Il  faut  que  les  uns  méditent 
comme  il  faut  que  les  autres  labourent. 

Et  puis  résignons-nous.  Le  secret  que  veut  arracher  la 
philosophie  est  gardé  par  la  nature.  Or  qui  pourra  jamais 
te  vaincre,  ô  nature  ? 

Nous  ne  voyons  qu'un  côté  des  choses:  Dieu  voit 
l'autre. 


94  PYRÉNÉES. 

La  dépouille  humaine  nous  effraie  quand  nous  la  con- 
templons; mais  ce  n'est  qu'une  dépouille,  quelque  chose 
de  videet  de  vain  et  d'inhabité.  Il  nous  semble  que  cette 
ruine  nous  révèle  des  choses  horribles.  JNon.  Elle  nous 
effraie,  et  rien  de  plus.  Voyons-nous  l'intelligence? 
Voyons-nous  l'âme  ?  Voyons-nous  l'esprit  ?  Savons-nous 
ce  que  nous  dirait  l'esprit  des  morts,  s'il  nous  était 
donné  de  l'entrevoir  dans  son  glorieux  rayonnement  ? 
N'en  croyons  donc  pas  le  corps  qui  se  désorganise  avec 
horreur,  et  qui  répugne  à  sa  destruction  ;  n'en  croyons 
pas  le  cadavre,  ni  le  squelette,  ni  la  momie,  et  songeons 
que,  s'il  y  a  une  nuit  dans  le  sépulcre,  il  y  a  aussi  une 
lumière.  Cette  lumière,  l'âme  y  est  allée  pendant  que 
le  corps  restait  dans  la  nuit;  cette  lumière,  l'âme  la 
contemple.  Qu'importe  que  le  corps  grimace,  si  l'âme 
sourit? 

J'étais  plongé  dans  ce  chaos  de  pensées.  Ces  morts  qui 
s'entretenaient  entre  eux  ne  m'inspiraient  plus  d'effroi; 
je  me  sentais  presque  à  l'aise  parmi  eux.  Tout  à  coup,  je 
ne  sais  comment  il  me  revint  à  l'esprit  qu'en  ce  mo- 
ment-là même,  au  haut  de  cette  tour  de  Saint-Michel,  à 
deux  cents  pieds,  sur  ma  tête,  au-dessus  de  ces  spectres 
qui  échangent  dans  la  nuit  je  ne  sais  quelles  communica- 
tions mystérieuses,  un  télégraphe,  pauvre  machine  de 
bois  menée  par  une  ficelle,  s'agitait  dans  la  nuée,  et  jetait 
l'une  après  l'autre  à  travers  l'espace,  dans  la  langue  mys- 
térieuse qu'il  a  lui  aussi,  toutes  ces  choses  imperceptibles 
qui  demain  seront  le  journal. 

Jamais  je  n'ai  mieux  senti  que  dans  ce  moment-là  la 
vanité  de  tout  ce  qui  nous  passionne.  Quel  poème  que 
cette  tour  Saint-Michel  !  quel  contraste  et  quel  enseigne- 
ment !  Sur  son  faîte,  dans  la  lumière  et  dans  le  soleil,  au 
milieu  de  l'azur  du  ciel,  aux  yeux  de  la  foule  affairée  qui 
fourmille  dans  les  rues,  un  télégraphe,  qui  gesticule  et  se 
démène  comme  Pasquin  sur  son  tréteau,  dit  et  détaille 
minutieusement  toutes  les  pauvretés  de  l'histoire  du  jour 
et  de  la  politique  du  quart  d'heure,  Espartero  qui  tombe, 
Narvaez  qui  surgit,  Lopez  qui  chasse  Mendizabal,  les  grands 
événements  microscopiques,  les  infusoires  qui  se  font 
dictateurs,  les  volvoces  qui  se  font  tribuns,  les  vibrions 


LE    CHARNIER   DE    BORDEAUX. 


95 


qui  se  font  tyrans,  toutes  les  petitesses  dont  se  composent 
l'tiomme  qui  passe  et  l'instant  qui  fuit,  —  et,  pendant  ce 
temps-là,  à  sa  base,  au  milieu  du  massif  sur  lequel  la  tour 
s'appuie,  dans  une  crypte  où  n'arrive  ni  un  rayon,  ni  un 
bruit,  un  conseil  de  spectres,  assis  en  cercle  dans  les 
ténèbres,  parle  tout  bas  de  la  tombe  et  de  l'éternité. 


IV 


BIARRITZ 


25  juillet. 

Vous  connaissez,  mon  ami,  les  trois  points  de  la  côte 
normande  qui  m'agréent  le  mieux,  le  Bourgd'eau,  le  Tré- 
port  et  Étretat;  Étretat  avec  ses  arches  immenses  taillées 
par  la  vague  dans  la  falaise,  le  Tréport  avec  sa  vieille 
église,  sa  vieille  croix  de  pierre  et  son  vieux  port  où  four- 
millent les  bateaux  pêcheurs,  le  Bourgd'eau  avec  sa  grande 
rue  gothique  qui  aboutit  brusquement  à  la  haute  mer. 
Eh  bien,  rangez  désormais  Biarritz  avec  le  Tréport,  Étre- 
tat et  le  Bourgd'eau  parmi  les  lieux  que  je  choisirais  pour 
le  plaisir  de  mes  yeux,  dont  parle  Fénelon. 

Je  ne  sache  pas  d'endroit  plus  charmant  et  plus  magni- 
fique que  Biarritz.  Il  n'y  a  pas  d'arbres,  disent  les  gens  qui 
critiquent  tout,  même  le  bon  Dieu  dans  ce  qu'il  fait  de 
plus  beau.  Mais  il  faut  savoir  choisir  :  ou  l'océan,  ou  la 
forêt.  Le  vent  de  mer  rasa  les  arbres. 

Biarritz  est  un  village  blanc  à  toits  roux  et  à  contrevents 
verts  posé  sur  des  croupes  de  gazon  et  de  bruyères,  dont 
il  suit  les  ondulations.  On  sort  du  village,  on  descend  la 
dune,  le  sable  s'écroule  sous  vos  talons,  et  tout  à  coup 
on  se  trouve  sur  une  grève  douce  et  unie  au  milieu  d'un 


BIARRITZ.  97 

labyrinthe  inextricable  de  rochers,  de  chambres,  d'ar- 
cades, de  grottes  et  de  cavernes,  étrange  architecture 
jetée  pêle-mêle  au  milieu  des  flots,  que  le  ciel  remplit 
d'azur,  de  soleil,  de  lumière  et  d'ombre,  la  mer  d'écume, 
le  vent  de  bruit. 

Je  n'ai  vu  nulle  part  le  vieux  Neptune  ruiner  la  vieille 
Cybèle  avec  plus  de  puissance,  de  gaieté  et  de  grandeur. 
Toute  cette  côte  est  pleine  de  rumeurs.  La  mer  de  Gas- 
cogne la  ronge  et  la  déchire,  et  prolonge  dans  les  récifs 
ses  immenses  murmures.  Pourtant  je  n'ai  jamais  erré  sur 
cette  grève  déserte,  à  quelque  heure  qu'on  fût,  sans 
qu'une  grande  paix  me  montât  au  cœur.  Les  tumultes  de 
la  nature  ne  troublent  pas  la  solitude. 

Vous  ne  sauriez  vous  figurer  tout  ce  qui  vit,  palpite  et 
végète  dans  le  désordre  apparent  d'un  rivage  écroulé. 
Une  croûte  de  coquillages  vivants  recouvre  les  rochers. 
Les  zoophytes  et  les  mollusques  nagent  et  flottent,  trans- 
parents eux-mêmes  dans  la  transparence  de  la  vague. 
L'eau  filtre  goutte  à  goutte  et  pleure  en  longues  perles 
de  la  voûte  des  grottes.  Les  crabes  et  les  limaces  rampent 
parmi  les  varechs  et  les  goëmons,  lesquels  dessinent  sur 
le  sable  mouillé  la  forme  des  lames  qui  les  ont  apportés. 
Au-dessus  des  cavernes  croît  toute  une  botanique  curieuse 
et  presque  inédite,  l'astragale  de  Bayonne,  l'œillet  gau- 
lois, le  lin  de  mer,  le  rosier  à  feuilles  de  piraprenelle,  le 
muflier  à  feuilles  de  thym. 

Il  y  a  des  anses  étroites  où  de  pauvres  pêcheurs,  accrou- 
pis autour  d'une  vieille  chaloupe,  dépècent  et  vident,  au 
bruit  assourdissant  de  la  marée  qui  monte  ou  descend 
dans  les  écueils,  le  poisson  qu'ils  ont  péché  la  nuit.  Les 
jeunes  filles,  pieds  nus,  vont  laver  dans  la  vague  les  peaux 
des  chiens  de  mer,  et,  chaque  fois  que  la  mer  blanche 
d'écume  monte  brusquement  jusqu'à  elles,  comme  un 
lion  qui  s'irrite  et  se  retourne,  elles  relèvent  leur  jupe  et 
reculent  avec  de  gVands  éclats  de  rire. 

On  se  baigne  à  Biarritz  comme  à  Dieppe,  comme  au 
Havre,  comme  au  Tréport,  mais  avec  je  ne  sais  quelle 
liberté  que  ce  beau  ciel  inspire  et  que  ce  doux  climat 
tolère.  Des  femmes,  coiCFées  du  dernier  chapeau  venu  de 
Paris,  enveloppées  d'un  grand  châle  de  la  tête  aux  pieds, 

7 


98  PYRENEES. 

un  voile  de  dentelle  sur  le  visage,  entrent  en  baissant  les 
yeux  dans  une  de  ces  baraques  de  toile  dont  la  grève  est 
semée;  un  moment  après,  elles  en  sortent,  jambes  nues, 
vêtues  d'une  simple  chemise  de  laine  brune  qui  souvent 
descend  à  peine  au-dessous  du  genou,  et  elles  courent  en 
riant  se  jeter  à  la  mer.  Cette  liberté,  mêlée  de  la  joie  de 
l'homme  et  de  la  grandeur  du  ciel,  a  sa  grâce. 

Les  filles  du  village  et  les  jolies  grisettes  de  Bayonne  se 
baignent  avec  des  chemises  de  serge,  souvent  fort  trouées, 
sans  trop  se  soucier  de  ce  que  les  trous  montrent  et  de 
ce  que  les  chemises  cachent. 

Le  second  jour  que  j'allai  à  Biarritz,  comme  je  me  pro- 
menais à  la  marée  basse  au  milieu  des  grottes,  cherchant 
des  coquillages  et  effarouchant  les  crabes  qui  fuyaient 
obliquement  et  s'enfonçaient  dans  le  sable,  j'entendis  une 
voix,  qui  sortait  de  derrière  une  roche  et  qui  chantait  le 
couplet  que  voici  en  patoisant  quelque  peu,  mais  pas 
assez  pour  m'erapêcher  de  distinguer  les  paroles  : 

Gastibeiza,  l'homme  à  la  carabine, 

Chantait  ainsi  : 
Quelqu'un  a-t-il  connu  dona  Sabine, 

Quelqu'un  d'ici? 
Dansez,  chantez,  villageois,  la  nuit  gagne 

Le  mont  Falou. 
Le  vent  qui  vient  à  travers  la  montagne 

Me  rendra  fou. 

C'était  une  voix  de  femme.  Je  tournai  le  rocher.  La 
chanteuse  était  une  baigneuse.  Une  belle  jeune  fille  qui 
nageait  vêtue  d'une  chemise  blanche  et  d'un  jupon  court 
dans  une  petite  crique  fermée  par  deux  écueils  à  l'entrée 
d'une  grotte.  Ses  habits  de  paysanne  gisaient  sur  le  sable 
au  fond  de  la  grotte.  En  m'apercevant,  elle  sortit  à  moi- 
tié de  l'eau  et  se  mit  à  chanter  sa  seconde  stance,  et, 
voyant  que  je  l'écoutais  immobile  et  debout  sur  le  rocher, 
elle  me  dit  en  souriant  dans  un  jargon  mêlé  de  français 
et  d'espagnol  : 

—  Senor  estrangero,  conoce  usted  cette  chanson  ? 

—  Je  crois  que  oui,  lui  dis-je.  Un  peu. 

Puis  je  m'éloignai,  mais  elle  ne  me  renvoyait  pas. 


BIARRITZ.  90 

Est-ce  que  vous  ne  trouvez  pas  dans  ceci  je  ne  sais  quel 
air  d'Ulysse  écoutant  la  sirène?  La  nature  nous  rejette  et 
nous  redonne  sans  cesse,  en  les  rajeunissant,  les  thèmes 
et  les  motifs  innombrables  sur  lesquels  l'imagination  des 
hommes  a  construit  toutes  les  vieilles  poésies  et  toutes 
les  vieilles  mythologies. 

Somme  toute,  avec  sa  population  cordiale,  ses  jolies 
maisons  blanches,  ses  larges  dunes,  son  sable  fin,  ses 
grottes  énormes,  sa  mer  superbe,  Biarritz  est  un  lieu 
admirable. 

Je  n'ai  qu'une  peur,  c'est  qu'il  ne  devienne  à  la  mode. 
Déjà  on  y  vient  de  Madrid,  bientôt  on  y  viendra  de  Paris. 

Alors  Biarritz,  ce  village  si  agreste,  si  rustique  et  si 
honnête  encore,  sera  pris  du  mauvais  appétit  de  l'argent, 
sacra  famés.  Biarritz  mettra  des  peupliers  sur  ses  mornes, 
des  rampes  à  ses  dunes,  des  escaliers  à  ses  précipices,  des 
kiosques  à  ses  rochers,  des  bancs  à  ses  grottes,  des  pan- 
talons à  ses  baigneuses.  Biarritz  deviendra  pudique  et 
rapace.  La  pruderie,  qui  n'a  dans  tout  le  corps  de  chaste 
que  les  oreilles,  comme  dit  Molière,  remplacera  la  libre 
et  innocente  familiarité  de  ces  jeunes  femmes  qui  jouent 
avec  la  mer.  On  lira  la  gazette  à  Biarritz  ;  on  jouera  le 
mélodrame  et  la  tragédie  à  Biarritz.  0  Zaïre,  que  me 
veux-tu  ?  Le  soir  on  ira  au  concert,  car  il  y  aura  concert 
tous  les  soirs,  et  un  chanteur  en  i,  un  rossignol  pansu 
d'une  cinquantaine  d'années,  chantera  des  cavatines  de 
soprano  à  quelques  pas  de  ce  vieil  océan  qui  chante  la 
musique  éternelle  des  marées,  des  ouragans  et  des  tem- 
pêtes. 

Alors  Biarritz  ne  sera  plus  Biarritz.  Ce  sera  quelque 
chose  de  décoloré  et  de  bâtard  comme  Dieppe  et  Ostende. 

Rien  n'est  plus  grand  qu'un  hameau  de  pêcheurs,  plein 
des  mœurs  antiques  et  naïves,  assis  au  bord  de  l'océan; 
rien  n'est  plus  grand  qu'une  ville  qui  semble  avoir  la  fonc- 
tion auguste  de  penser  pour  le  genre  humain  tout  entier 
et  de  proposer  au  monde  les  nouveautés,  souvent  difficiles 
et  redoutables,  que  la  civilisation  réclame.  Rien  n'est 
plus  petit,  plus  mesquin  et  plus  ridicule  qu'un  faux  Paris. 

Les  villes  que  baigne  la  mer  devraient  conserver  pré- 
cieusement la  physionomie  que  leur  situation  leur  donne. 


100  m  RENÉES. 

L'océan  a  toutes  les  grâces,  toutes  les  beautés,  toutes  les 
grandeurs.  Quand  on  a  l'océan,  à  quoi  bon  copier  Paris  ? 

Déjà  quelques  symptômes  semblent  annoncer  cette  pro- 
chaine transformation  de  Biarritz.  Il  y  a  dix  ans,  on  y 
venait  de  Bayonne  en  cacolet;  il  y  a  deux  ans,  on  y  venait 
en  coucou;  maintenant,  on  y  vient  en  omnibus.  Il  y  a  cent 
ans,  il  y  a  vingt  ans,  on  se  baignait  au  port  vieux,  petite 
baie  que  dominent  deux  anciennes  tours  démantelées. 
Aujourd'hui,  on  se  baigne  au  port  nouveau.  Il  y  a  dix  ans, 
il  y  avait  à  peine  une  auberge  à  Biarritz;  aujourd'hui,  il 
y  a  trois  ou  quatre  «  hôtels  ». 

Ce  n'est  pas  que  je  blâme  les  omnibus,  ni  le  port  nou- 
veau où  la  lame  brise  plus  largement  que  dans  le  port 
vieux  et  où  le  bain  est  par  conséquent  plus  efficace,  ni 
les  «  hôtels  »  qui  n'ont  d'autre  tort  que  de  n'avoir  pas  de 
fenêtres  sur  la  mer;  mais  je  crains  les  autres  perfec- 
tionnements possibles  et  je  voudrais  que  Biarritz  restât 
Biarritz.  Jusqu'ici  tout  est  bien,  mais  demeurons-en  là. 

Du  reste,  l'omnibus  de  Bayonne  à  Biarritz  ne  s'établit 
pas  sans  résistance.  Le  coucou  se  débat  contre  l'omnibus, 
comme  sans  doute,  il  y  a  dix  ans,  le  cacolet  a  lutté  contre 
le  coucou.  Tous  les  voituriers  de  la  ville  se  révoltent 
contre  deux  selliers,  Castex  et  Anatole,  qui  ont  imaginé 
les  omnibus.  Il  y  a  ligue,  concurrence,  coalition.  C'est  une 
iliade  de  cochers  de  fiacre  qui  expose  la  bourse  du  voya- 
geur à  des  soubresauts  bizarres. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée  à  Bayonne,  je  voulus  aller 
à  Biarritz.  INe  sachant  pas  le  chemin,  je  m'adressai  à  un 
passant,  paysan  navarrais  qui  avait  un  beau  costume,  un 
large  pantalon  de  velours  olive,  une  ceinture  rouge,  une 
chemise  à  grand  col  rabattu  rattachée  d'un  anneau  d'ar- 
gent, une  veste  de  gros  drap  chocolat  toute  brodée  de 
soie  brune,  et  un  petit  chapeau  à  la  Henri  II  bordé  de 
velours  et  rehaussé  d'une  plume  d'autruche  noire  et 
frisée.  Je  demandai  à  ce  magnifique  passant  le  chemin  de 
Biarritz. 

—  Prenez  la  rue  du  Pont-Magour,  me  dit-il,  et  suivez-la 
jusqu'à  la  porte  d'Espagne. 

—  Est-il  aisé,  ajoutai-je,  de  trouver  des  voitures  pour 
a  1er  à  Biarritz? 


H 


BIARRITZ.  101 

Le  navarrals  me  regarda,  souriant  d'uo  sourire  grave, 
et  me  dit,  avec  Taccent  de  son  pays,  cette  parole  mémo- 
rable dont  je  ne  compris  que  plus  tard  la  profondeur  : 

—  Monsieur,  il  est  facile  d'y  aller,  mais  diflScile  d'en 
revenir. 

Je  pris  la  rue  du  Pont-Magour. 

Tout  en  la  montant,  je  rencontrai  plusieurs  affiches  de 
couleurs  variées  par  lesquelles  des  voituriers  offraient  des 
voitures  au  public  pour  Biarritz  à  divers  prix  honnêtes; 
je  remarquai,  mais  fort  négligemment,  que  toutes  ces 
affiches  se  terminaient  par  l'invariable  protocole  que 
voici  :  Les  prix  resteront  ainsi  fixés  jusqu'à  liv.it  heures 
du  soir. 

J'arrivai  à  la  porte  d'Espagne.  Là  se  groupaient  et  s'en- 
tassaient pêle-mêle  une  foule  de  voitures  de  toutes  sortes, 
chars  à  bancs,  cabriolets,  coucous,  gondoles,  calèches, 
coupés,  omnibus.  J'avais  à  peine  jeté  un  coup  d'oeil  sur 
cette  cohue  d'attelages  qu'une  autre  cohue  m'entourait 
déjà.  C'étaient  les  cochers.  En  un  moment  je  fus  assourdi. 
Toutes  les  voix,  tous  les  accents,  tous  les  patois,  tous  les 
jurons  et  toutes  les  offres  à  la  fois.  ' 

L'un  me  prit  le  bras  droit  : 

—  Monsieur,  je  suis  le  cocher  de  M.  Castex;  montez 
dans  le  coupé:  une  place  pour  quinze  sous.  L'autre  me 
prit  le  bras  gauche  :  —  Monsieur,  je  suis  Buspit;  j'ai 
aussi  un  coupé;  une  place  pour  douze  sous.  Un  troisième 
me  barra  le  chemin  :  —  Monsieur,  c'est  moi  Anatole. 
Voilà  ma  calèche;  je  vous  mène  pour  dix  sous. 

Un  quatrième  me  parlait  dans  les  oreilles  : 

—  Monsieur,  venez  avec  Momus;  je  suis  Momus;  ventre 
terre  à  Biarritz  pour  six  sous! 

—  Cinq  sous!  s'écrièrent  d'autres  autour  de  moi. 

—  Voyez,  monsieur,  la  jolie  voiture  :  le  Sultamde  Biar- 
■■'(:!  une  place  pour  cinq  sous! 

Le  premier  qui  m'avait  parlé  et  qui  me  tenait  le  bras 
droit  domina  enfin  tout  ce  vacarme  : 

—  Monsieur,  c'est  moi  qui  vous  ai  parlé  le  premier.  Je 
vous  demande  la  préférence. 

—  Il  vous  demande  quinze  sous!  crièrent  les  autres 
cochers. 


^ 


102  PYRÉNÉES. 

—  Monsieur,  reprit  l'homme  froidement,  je  vous 
demande  trois  sous. 

Il  se  fit  un  grand  silence. 

—  J'ai  parlé  à  monsieur  le  premier,  dit  l'homme. 

Puis,  profitant  de  la  stupeur  des  autres  combattants,  il 
ouvrit  vivement  la  portière  de  son  coupé,  m'y  poussa 
avant  que  j'eusse  le  temps  de  me  reconnaître,  referma  le 
coupé,  monta  sur  son  siège,  et  partit  au  galop.  Son 
omnibus  était  plein.  11  semblait  qu'il  n'attendît  plus  que  moi. 

La  voiture  était  toute  neuve  et  fort  bonne  ;  les  chevaux 
excellents.  En  moins  d'une  demi-heure,  nous  étions  à 
Biarritz. 

Arrivé  là,  no  voulant  pas  abuser  de  ma  position,  je  tirai 
quinze  sous  de  ma  bourse  et  je  les  donnai  au  cocher. 
J'allais  m'éloigner,  il  me  retint  par  le  bras  : 

—  Monsieur,  me  dit-il,  ce  n'est  que  trois  sous. 

—  Bah!  repris-je,  vous  m'avez  dit  quinze  sous  d'abord. 
Ce  sera  quinze  sous. 

—  Non  pas,  monsieur,  j'ai  dit  que  je  vous  mènerais  pour 
trois  sous.  C'est  trois  sous. 

Il  me  rendit  le  surplus  et  me  força  presque  de  le  rece- 
voir. 

—  Pardieu,  disais-je  en  m'en  allant,  voilà  un  honnête 
homme. 

Les  autres  voyageurs  n'avaient,  comme  moi,  donné  que 
trois  sous. 

Après  m'être  promené  tout  le  jour  sur  la  plage,  le  soir 
venu,  je  songeai  à  regagner  Bayonne.  J'étais  las,  et  je  ne 
pensais  pas  sans  quelque  plaisir  à  l'excellente  voiture  et 
au  vertueux  cocher  qui  m'avaient  amené.  Huit  heures 
sonnaient  aux  lointaines  horloges  de  la  plaine  comme  je 
remontais  l'escarpement  du  port  vieux.  Je  ne  pris  pas 
garde  à  une  foule  de  promeneurs  qui  arrivaient  de  tous 
les  points  et  semblaient  se  hâter  vers  l'entrée  du  village 
où  s'arrêtaient  les  voituriers. 

La  soirée  était  superbe;  quelques  étoiles  commençaient 
à  piquer  le  ciel  clair  du  crépuscule;  la  mer,  à  peine 
émue,  avait  le  miroitement  opaque  et  lourd  d'une  im- 
mense nappe  d'huile. 

Un  phare  à  feu   tournant  venait  de   s'allumer  à  ma 


I 


BIARRITZ.  i03 

droite;  il  brillait,  puis  s'éteignait,  puis  se  ravivait  tout  à 
coup  et  jetait  brusquement  une  éclatante  lumière,  comme 
s'il  cherchait  à  lutter  avec  l'éternel  Sirius  qui  resplendis- 
sait dans  la  brume  à  l'autre  bout  de  l'horizon.  Je  m'ar- 
rêtai et  je  considérai  quelque  temps  ce  mélancolique 
spectacle,  qui  était  pour  moi  comme  la  figure  de  l'effort 
humain  en  présence  du  pouvoir  divin. 

Cependant  la  nuit  s'épaississait,  et,  à  un  certain  mo- 
ment, l'idée  de  Bayonne  et  de  mon  auberge  traversa  subi- 
tement ma  contemplation.  Je  me  remis  en  marche  et 
j'atteignis  la  place  des  voitures.  Il  n'y  en  avait  plus  qu'une 
seule;  un  falot  posé  à  terre  me  la  montrait.  C'était  une 
calèche  à  quatre  places;  trois  places  étaient  déjà  occu- 
pées. Comme  j'approchais  : 

—  Hé!  monsieur,  venez  donc,  me  cria  une  voix,  c'est  la 
dernière  place,  et  nous  sommes  la  dernière  voiture. 

Je  reconnus  la  voix  de  mon  cocher  du  matin,  je  retrou- 
vais cet  homme  antique.  Le  hasard  me  parut  providen- 
tiel. Je  louai  Dieu.  Un  moment  plus  tard,  j'étais  forcé  de 
faire  la  route  à  pied,  une  bonne  lieue  de  pays. 

—  Pardieu,  lui  dis-je,  vous  êtes  un  brave  cocher,  et  je 
suis  aise  de  vous  revoir. 

—  Montez  vite,  monsieur,  reprit  l'homme. 
Je  m'installai  en  hâte  dans  la  calèche. 

Quand  je  fus  assis,  le  cocher,  la  main  sur  la  clef  de  la 
portière,  me  dit  : 

—  Monsieur  sait  que  l'heure  est  passée  ? 

—  Quelle  heure?  lui  dis-je. 

—  Huit  heures. 

—  C'est  vrai,  j'ai  entendu  sonner  quelque  chose  comme 
cela. 

—  Monsieur  sait,  repartit  l'homme,  que  passé  huit 
heures  du  soir  le  prix  change.  Nous  venons  chercher  ici 
les  voyageurs  pour  les  obliger.  L'usage  est  de  payer  avant 
de  partir, 

—  A  merveille,  répondis-je  en  tirant  ma  bourse.  Com- 
bien est-ce? 

L'homme  reprit  avec  douceur  : 

—  Monsieur,  c'est  douze  francs. 

Je   compris   sur-le-champ    l'opération.   Le  matin,    on 


104  PYRÉNÉES. 

annonce  qu'on  mènera  les  curieux  à  Biarritz  pour  trois 
sous  par  personne;  il  y  a  foule.  Le  soir,  on  remmène  cette 
foule  à  Bayonne  pour  douze  francs  par  tête. 

J'avais  éprouvé  le  matin  même  la  rigidité  stoïque  de 
mon  cocher;  je  ne  répliquai  pas  un  mot,  et  je  payai. 

Tout  en  rejoignant  Bayonne  au  galop,  la  belle  maxime 
du  paysan  navarrais  me  revint  à  l'esprit,  et  j'en  fis.  pour 
l'enseignement  des  voyageurs,  cette  traduction  en  langue 
vulgaire  :  Voitdres  pour  Biarritz.  Prix,  par  personne, 
pour  aller  :  Trois  sous;  pour  revenir  :  Douze  francs.  — 
Ne  trouvez-vous  pas  que  c'est  une  belle  oscillation? 


A  quelque  distance  de  Bayonne,  un  de  mes  compagnons 
de  route  me  montra  dans  l'ombre  sur  une  colline  le  châ- 
teau de  Marrac,  ou  du  moins  ce  qui  en  reste  aujourd'hui. 

Le  château  de  Marrac  est  célèbre  pour  avoir  été, 
en  1808,  le  logis  de  l'empereur,  à  l'époque  de  l'entrevue 
de  Bayonne.  Napoléon  avait  en  cette  occasion  une  grande 
pensée,  mais  la  providence  ne  l'accepta  pas;  et,  quoique 
Joseph  I"  ait  gouverné  les  Castilles  comme  un  bon  et  sage 
prince,  l'idée,  pourtant  si  utile  à  l'Europe,  à  la  France,  à 
l'Espagne  et  à  la  civilisation,  de  donner  une  dynastie 
neuve  à  l'Espagne  fut  funeste  à  Napoléon  comme  elle 
l'avait  été  à  Louis  XIV. 

Joséphine,  qui  était  créole  et  superstitieuse,  accompa- 
gnait l'empereur  à  Bayonne.  Elle  semblait  avoir  je  ne  sais 
quels  pressentiments,  et,  comme  Nunez  Saledo  dans  la 
romance  espagnole,  elle  répétait  souvent  :  Il  arrivera 
malheur  de  ceci. 

Aujourd'hui  qu'on  voit  le  revers  de  ces  événements 
déjà  enfoncés  dans  l'histoire  à  une  distance  de  trente 
années,  on  distingue,  dans  les  moindres  détails,  tout  ce 
qu'ils  ont  eu  de  sinistre,  et  il  semble  que  la  fatalité  en  ait 
tenu  tous  les  fils. 

En  voici  une  particularité  tout  à  fait  inconnue  et  qui 
mérite  d'être  recueillie  : 

Pendant  son  séjour  à  Bayonne,  l'empereur  voulut  visiter 
les  travaux  qu'il  faisait  exécuter  au  Boucaut.  Les  bayon- 


BIARRITZ.  106 

nais  qui  avaient  alors  l'âge  d'homme  se  souviennent  que 
Tempereur,  un  matin,  traversa  à  pied  les  allées  marines 
pour  aller  gagner  à  pied  le  brigantin  mouillé  dans  le  port 
qui  devait  le  transporter  à  l'embouchure  de  l'Adour. 

Il  donnait  le  bras  à  Joséphine.  Comme  partout  il  avait  là 
sa  suite  de  rois,  et,  dans  cette  conjoncture,  c'étaient  les 
princes  du  midi  et  les  Bourbons  d'Espagne  qui  lui  fai- 
saient cortège:  le  vieux  roi  Charles  IV  et  sa  femme:  le 
prince  des  Asturies,  qui  depuis  a  été  roi  et  s'est  appelé 
Ferdinand  VII;  don  Carlos,  aujourd'hui  prétendant  sous  le 
nom  de  Charles  VI. 

Toute  la  population  de  Rayonne  était  dans  les  allées 
marines  et  entourait  l'empereur,  qui  marchait  sans 
gardes.  Bientôt  la  foule  devint  si  nombreuse  et  si  impor- 
tune dans  sa  curiosité  méridionale  que  Napoléon  doubla 
le  pas.  Les  pauvres  Bourbons  essoufflés  le  suivaient  à 
grand'peine. 

L'empereur  arriva  au  canot  du  brigantin  d'une  marche 
si  précipitée  qu'en  y  entrant  Joséphine,  voulant  saisir  en 
hâte  la  main  que  lui  tendait  le  capitaine  du  navire,  tomba 
dans  l'eau  jusqu'aux  genoux.  Eu  toute  autre  circonstance 
elle  n'aurait  fait  qu'en  rire.  —  C'eût  été  pour  elle,  me 
disait  en  me  contant  la  chose  M"'«  la  duchesse  de  C***, 
tine  occasion  de  montrer  sa  jambe,  qu'elle  avait  char- 
mante. Cette  fois,  on  remarqua  qu'elle  secoua  la  tête 
tristement.  Le  présage  était  mauvais. 

Tout  ce  qui  assistait  à  cette  aventure  a  fait  une  triste 
fin.  Napoléon  est  mort  proscrit  ;  Joséphine  est  morte 
répudiée;  Charles  IV  et  sa  femme  sont  morts  détrônés. 
Quant  à  ceux  qui  étaient  alors  de  jeunes  princes,  l'un  est 
mort,  Ferdinand  Vil;  l'autre,  don  Carlos,  est  prisonnier. 
Le  brigantin  qu'avait  monté  l'empereur  s'est  perdu  deux 
ans  après,  corps  et  biens,  sous  le  cap  Ferret,  dans  la  baie 
d'Arcachon;  le  capitaine  qui  avait  donné  la  main  à  l'im- 
pératrice, et  qui  s'appelait  Lafon,  a  été  condamné  à  mort 
pour  ce  fait,  et  fusillé.  Enfin  le  château  de  Marrac,  où 
Napoléon  avait  logé,  transformé  successivement  en  caserne 
et  en  séminaire,  a  disparu  dans  un  incendie.  Eu  1820,  une 
nuit  d'orage,  une  main  restée  inconnue  y  mit  le  feu  aux 
quatre  coins. 


LA    CHARRETTE    A    BŒUFS 


Saint-S^'bastien,  28  juillet. 

C'est  le  27  juillet  18Zi3,  à  dix  heures  et  demie  du  matin, 
qu'au  moment  d'entrer  en  Espagne,  entre  Bidart  et  Saint- 
Jean-de-Luz,  à  la  porte  d'une  pauvre  auberge,  j'ai  revu 
une  vieille  charrette  à  bœufs  espagnole.  J'entends  par  là 
la  petite  charrette  de  Biscaye,  à  deux  bœufs  et  à  deux 
roues  pleines  qui  tournent  avec  l'essieu  et  font  un  bruit 
effroyable  qu'on  entend  d'une  lieue  dans  la  montagne. 

JNe  souriez  pas,  mon  ami,  du  soin  tendre  avec  lequel 
j'enregistre  si  minutieusement  ce  souvenir.  Si  vous  saviez 
comme  ce  bruit,  horrible  pour  tout  le  monde,  est  char- 
mant pour  moi!  Il  me  rappelle  des  années  bénies. 

J'étais  tout  petit  quand  j'ai  traversé  ces  montagnes  et 
quand  je  l'ai  entendu  pour  la  première  fois.  L'autre  jour, 
dès  qu'il  a  frappé  mon  oreille,  rien  qu'à  l'entendre,  je  me 
suis  senti  subitement  rajeuni,  il  m'a  semblé  que  toute 
mon  enfance  revivait  en  moi. 

Je  ne  saurais  vous  dire  par  quel  étrange  et  surnaturel 
effet  ma  mémoire  était  fraîche  comme  une  aube  d'avril, 
tout  me  revenait  à  la  fois;  les  moindres  détails  de  cette 
époque  heureuse  m'apparaissaient  nets,  lumineux,  éclal- 


LA    CHARRETTE    A    BOEUFS.  107 

rés  comme  par  le  soleil  levant.  A  mesure  que  la  charrette 
à  bœufs  s'approchait  avec  sa  musique  sauvage,  je  re- 
voyais distinctement  ce  ravissant  passé,  et  il  me  semblait 
qu'entre  ce  passé  et  aujourd'hui  11  n'y  avait  rien.  C'était 
hier. 

Oh!  le  beau  temps!  les  douces  et  rayonnantes  années! 
J'étais  enfant,  j'étais  petit,  j'étais  aimé.  Je  n'avais  pas 
l'expérience,  et  j'avais  ma  mère. 

Les  voyageurs  autour  de  moi  se  bouchaient  les  oreilles; 
moi  j'avais  le  ravissement  dans  le  cœur.  Jamais  chœur  de 
Weber,  jamais  symphonie  de  Beethoven,  jamais  mélodie 
de  Mozart  n'a  fait  éclore  dans  une  âme  tout  ce  qu'éveillait 
en  moi  d'angélique  et  d'ineffable  le  grincement  furieux 
de  ces  deux  roues  mal  graissées  dans  un  sentier  mal 
pavé. 

La  charrette  s'est  éloignée,  le  bruit  s'est  affaibli  peu  à 
peu,  et,  à  mesure  qu'il  s'éteignait  dans  la  montagne, 
l'éblouissante  apparition  de  mon  enfance  s'éteignait  dans 
ma  pensée;  puis  tout  s'est  décoloré  et,  quand  la  dernière 
note  de  ce  chant  harmonieux  pour  moi  seul  s'est  éva- 
nouie dans  la  distance,  je  me  suis  senti  retomber  brus- 
quement dans  la  réalité,  dans  le  présent,  dans  la  vie, 
dans  la  nuit. 

Qu'il  soit  béni,  le  pauvre  bouvier  inconnu  qui  a  eu  le 
pouvoir  mjstérieux  de  faire  rayonner  ma  pensée  et  qui, 
sans  le  savoir,  a  fait  cette  magique  évocation  dans  mon 
âme!  Que  le  ciel  soit  avec  le  passant  qui  réjouit  d'une 
clarté  inattendue  le  sombre  esprit  du  rêveur! 

Mon  ami,  ceci  a  rempli  mon  cœur.  Je  ne  vous  écrirai 
rien  de  plus  aujourd'hui. 


VI 


DE    BAYONNR   A   SAINT-RKBASTIEN 


29  juillet. 

Je  suis  parti  de  Rayonne  au  soleil  levant.  La  route  est 
charmante;  elle  court  sur  un  haut  plateau,  ayant  Biarritz 
à  droite  et  la  mer  à  l'horizon.  Plus  près,  une  montagne; 
plus  près  encore,  une  grande  mare  verte  où  un  enfant 
tout  nu  fait  boire  une  vache.  Le  paysage  est  magnifique  ; 
ciel  bleu,  mer  bleue,  soleil  éclatant.  Du  haut  d'une  colline 
un  âne  regarde  tout  cela 

Dans  le  mol  abandon 
D'un  mandarin  lettré  qui  mange  du  chardon. 

Voici  un  joli  château  Louis  XIII,  le  dernier  qu'ait  la 
France  de  ce  côté  au  midi. 

A  Bidart,  on  change  de  chevaux.  Je  remarque,  à  la  porte 
de  l'église,  une  sorte  d'idole  bizarre,  vénérée  à  présent 
comme  autrefois;  dieu  pour  les  payens,  saint  pour  les 
chrétiens.  A  qui  ne  pense  pas  il  faut  des  fétiches. 

Saint-Jean-de-Luz  est  un  village  cahoté  dans  les  anfrac- 
tuosités  de  la  montagne.  Un  petit  hôtel  à  tourelles,  dans 
le  genre  de  celles  de  l'hôtel  d'Angoulême  au  Marais,  a  sans 
doute  été  bâti  pour  Mazarin  à  l'époque  de  Louis  XIV. 


DE    BAÏO-NNE    A    SAINT-SÉBASTIEN.  109 

La  Bidassoa,  jolie  rivière  à  nom  basque,  semble  faire  la 
frontière  de  deux  langues  comme  de  deux  pays  et  garder 
la  neutralité  entre  le  français  et  l'espagnol. 


Nous  traversons  le  pont.  A  l'extrémité  méridionale  la 
voiture  s'arrête.  On  demande  les  passe-ports.  Un  soldat  en 
pantalon  de  toile  déchiré  et  en  veste  de  vert  rapiécé  de 
bleu  au  coude  et  au  collet  apparaît  à  la  portière.  C'est  la 
sentinelle;  je  suis  en  Espagne. 

Me  voici  dans  le  pays  où  l'on  prononce  b  pour  v;  ce 
dont  s'extasiait  cet  ivrogne  de  Scaliger  :  Felices  populiy 
s'écriait-il,  quibiis  vivere  est  bibere. 

Je  n'ai  pas  même  regardé  l'île  des  Faisans,  où  la  maison 
de  France  a  épousé  la  maison  d'Autriche,  où  Mazarin, 
l'athlète  de  l'astuce,  a  lutté  corps  à  corps  avec  Louis  de 
Haro,  l'athlète  de  l'orgueil.  Cependant  une  vache  broutait 
l'herbe;  le  spectacle  est-il  moins  grand?  la  prairie  est- 
elle  déchue?  Machiavel  dirait  oui;  Hésiode  dirait  non. 

Point  de  faisans  dans  l'ile.  Cette  vache  et  trois  canards 
représentent  les  faisans;  comparses  loués  s^ns  doute  pour 
faire  ce  rôle  à  la  satisfaction  des  passants. 

C'est  la  règle  générale.  A  Paris,  au  Marais,  il  n'y  a  pas 
de  marais  ;  rue  des  Trois-Pavillons,  il  n'y  a  pas  de  pavil- 
lons; rue  de  la  Perle,  il  y  a  des  gotons;  dans  l'île  des 
Cygnes,  il  n'y  a  que  des  savates  naufragées  et  des  chiens 
crevés.  Quand  un  lieu  s'appelle  l'île  des  Faisans,  il  y  a  des 
ards.  0  voyageurs,  curieux  impertinents,  n'oubliez 
ceci! 


î»Jous  sommes  à  Irun. 

Mes  yeux  cherchaient  avidement  Irun.  C'est  là  que  l'Es- 
pagne m'est  apparue  pour  la  première  fois  et  m'a  si  fort 
étonné,  avec  ses  maisons  noires,  ses  rues  étroites,  ses 
balcons  de  bois  et  ses  portes  de  forteresse,  moi  l'enfant 
français  élevé  dans  l'acajou  de  l'empire.  Mes  yeux,  accou- 
tumés aux  lits  étoiles,  aux  fauteuils  à  cous  de  cygne,  aux 


no  PYRÉNÉES. 

chenets  en  sphinx,  aux  bronzes  dorés  et  aux  marbres  bleu 
turquin,  regardaient  avec  une  sorte  de  terreur  les  grands 
bahuts  sculptés,  les  tables  à  pieds  tors,  les  lits  à  balda- 
quins, les  argenteries  contournées  et  trapues,  les  vitres 
maillées  de  plomb,  tout  ce  monde  vieux  et  nouveau  qui 
se  révélait  à  moi. 

Hélas!  Irun  n'est  plus  Irun.  Irun  est  maintenant  plus 
empire  et  plus  acajou  que  Paris.  Ce  ne  sont  que  maisons 
blanches  et  contrevents  verts.  On  sent  que  l'Espagne,  tou- 
jours arriérée,  lit  Jean-Jacques  Rousseau  en  ce  moment. 
Irun  a  perdu  toute  sa  physionomie.  0  villages  qu'on 
embellit,  que  vous  devenez  laids!  Où  est  l'histoire?  où  est 
le  passé?  où  est  la  poésie?  où  sont  les  souvenirs?  Irun  res- 
semble aux  Batignolles. 

A  peine  y  a-t-il  encore  deux  ou  trois  maisons  noires  à 
balcons  en  surplomb.  J'ai  cru  reconnaître  pourtant  et  j'ai 
salué  du  fond  de  l'âme  la  maison  qui  faisait  face  à  celle 
qu'occupait  ma  mère,  cette  vieille  maison  que  je  considé- 
rais pendant  de  longues  heures  avec  tant  d'étonnement  et 
déjà,  quoique  enfant,  français  et  nourri  dans  l'acajou,  avec 
une  sorte  de  sympathie.  La  maison  où  ma  mère  a  logé  a 
disparu  dans  un  embellissement. 

Il  y  a  encore  sur  la  place  une  vieille  colonne  aux  armes 
d'Espagne  du  temps  de  Philippe  II.  L'empereur  Napoléon, 
passant  à  Irun,  s'est  adossé  à  cette  colonne. 

En  sortant  d'Irun,  j'ai  reconnu  la  forme  de  la  route,  dont 
un  côté  monte  pendant  que  l'autre  descend.  Je  me  la 
rappelle  comme  si  je  la  voyais.  C'était  le  matin.  Les  sol- 
dats de  notre  escorte,  gais  comme  le  sont  toujours  les 
soldats  en  temps  de  guerre  lorsqu'ils  partent  avec  des 
vivres  pour  trois  jours,  montaient  par  la  route  qui  s'élève, 
et  nous  suivions  la  route  qui  descend. 


Fontarabie  m'avait  laissé  une  impression  lumineuse. 
Elle  était  restée  dans  mon  esprit  comme  la  silhouette  d'un 
village  d'or,  avec  clocher  aigu,  au  fond  d'un  golfe  bleu, 
dans  un  élargissement  immense.  Je  ne  l'ai  pas  revue 
comme  je  l'avais  vue.  Fontarabie  est  un  assez  joli  village 


DE    BAVONNE    A    SAINT-SEBASTIEN.  111 

situé  sur  un  plateau  avec  une  promenade  d'arbres  au  bas 
et  la  mer  à  côté,  et  assez  près  d'Irun.  Une  demi-lieue. 

La  route  s'enfonce  dans  des  montagnes  superbes  par  la 
forme,  charmantes  par  la  verdure.  Les  collines  ont  des 
casaques  de  velours  vert,  usé  çà  et  là.  Une  maison  se  pré- 
sente, grande  maison  de  pierre  à  balcon,  avec  un  vas^te 
blason  qu'on  prend  d'abord  pour  l'écusson  d'Espagne,  tant 
il  est  pompeux  et  impérialement  bigarré.  Une  inscription 
avertit  :  Estas  armas  de  la  casa  Solar.  A/lo  1759. 

Un  torrent  côtoie  le  grand  chemin.  A  chaque  instant 
des  ponts  d'une  arche  couverts  de  lierre,  branlant  sous 
quelque  chariot  à  bœufs  qui  le  traverse.  Cri  affreux  des 
roues  dans  les  ravins. 

Depuis  quelques  instants  un  homme  armé  d'une  esco- 
pette  court  à  côté  de  la  diligence,  vêtu  comme  un  fau- 
bourien de  Paris  ;  veste  ronde  et  pantalon  large  en  velours 
de  coton  couleur  cuir;  cartouchière  sur  le  ventre;  cha- 
peau rond  ciré  comme  nos  cochers  de  fiacre,  avec  cette 
inscription  :  cazadores  de  guipuzcoa.  C'est-à-dire  un  gen- 
darme. 

Il  escorte  la  diligence.  Est-ce  qu'il  y  a  des  voleurs?  Pas 
possible.  On  sort  de  France  !  On  hausse  les  épaules.  Cepen- 
dant on  entre  dans  un  village.  Comment  s'appelle  cet 
endroit?  Astigarraga.  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  longue 
voiture  peinte  en  vert  à  la  porte  de  cette  auberge?  C'est  la 
malle-poste.  Pourquoi  est-elle  arrêtée,  dételée  et  déchargée? 
Elle  est  déchargée  parce  qu'elle  n'a  plus  de  chargement; 
dételée  parce  qu'elle  n'a  plus  de  chevaux;  arrêtée  parce 
qu'elle  a  été  arrêtée.  Arrêtée!  par  qui?  Par  des  voleurs, 
qui  ont  tué  le  postillon,  emmené  les  chevaux,  dévalisé  la 
voiture  et  détroussé  les  voyageurs.  Et  les  pauvres  diables 
qui  sont  sur  le  seuil  de  l'auberge  avec  cet  air  piteux.  Ce 
sont  les  voyageurs.  Ah!  vraiment?  On  se  réveille.  Cela 
est  donc  possible.  Décidément,  on  voit  qu'on  est  sorti  de 
France. 

Le  cazador  vous  quitte.  Un  autre  se  présente.  Celui  qui 
vous  quitte  vient  à  la  portière  et  vous  demande  l'aumône. 
C'est  sa  paie. 

On  songe  aux  pièces  d'or  qu'on  a  dans  sa  poche  et  l'on 
donne  une  pièce  d'argent.  Les  pauvres  donnent  un  sou, 


U2  PYRENEES. 

les  avares  un  liard.  Le  cazador  prend  tout,  reçoit  la  peseta, 
prend  le  sou  et  accepte  le  liard.  Le  cazador  ne  sait  guère 
que  courir  sur  la  route,  porter  un  fusil  et  demander  l'au- 
mône, c'est  là  toute  son  industrie. 

Je  me  suis  posé  ce  problème  :  que  deviendrait  le  caza- 
dor s'il  n'y  avait  pas  de  voleurs?  Belle  question  !  il  se  ferait 
voleur. 

J'en  ai  peur,  du  moins.  Il  faut  bien  que  le  cazador  vive. 

Les  deux  tiers  des  villages  sont  ruinés  par  les  carlistes, 
à  moins  que  ce  ne  soit  par  les  cristinos.  La  guerre  civile 
chouannait  dans  le  Guipuzcoa  et  la  Navarre,  il  y  a  six  ans 
à  peine.  En  Espagne,  la  grande  route  appartient  à  la 
guerre  civile  de  temps  en  temps,  aux  voleurs  toujours. 
Les  voleurs  sont  l'ordinaire. 

Au  moment  d'entrer  à  Ilernani,  la  route  tourne  à  droite 
brusquement.  Il  y  a  un  trottoir  pour  le  piéton  qui  longe 
le  chemin.  Force  paysans  en  béret  allant  au  marché  vendre 
leur  bétail. 

Comme  la  diligence  descendait  une  côte  au  galop,  un 
pauvre  bœuf  effrayé  s'est  jeté  dans  une  broussaille.  Un 
petit  garçon  de  quatre  ou  cinq  ans  qui  le  conduisait  lui  a 
pris  la  tète  et  la  lui  a  cachée  dans  sa  poitrine  en  le  flattant 
doucement  de  la  main.  Il  faisait  à  ce  bœuf  ce  que  sa  mère 
lui  fait  sans  doute  à  lui  enfant.  Le  bœuf,  tremblant  de 
tous  ses  membres,  enfonçait  avec  confiance  sa  grosse  tête 
ornée  de  cornes  énormes  entre  les  petits  bras  de  l'enfant, 
en  jetant  de  côté  un  coup  d'œil  effaré  sur  la  diligence 
emportée  par  six  mules  avec  un  horrible  bruit  de  grelots 
et  de  chaînes.  L'enfant  souriait  et  lui  parlait  tout  bas. 
Rien  de  touchant  et  d'admirable  comme  de  voir  cette  force 
brutale  et  aveugle  gracieusement  rassurée  par  la  faiblesse 
intelligente. 

La  diligence  parvient  au  sommet  d'une  colline;  spectacle 
magnifique. 

Un  promontoire  à  droite,  un  promontoire  à  gauche, 
deux  golfes;  un  isthme  au  milieu,  une  montagne  dans 
la  mer  ;  au  pied  de  la  montagne,  une  ville.  Voilà  Saint- 
Sébastien. 

Le  premier  coup  d'œil  est  magique  ;  le  second  est  amu- 
sant. Un  vieux  phare  sur  la  promenade  à  gauche.  Une  île 


DE   BAYONNE    A    SAINT-SÉBASTIEN.  113 

dans  la  baie  sous  ce  phare.  Un  couvent  ruiné.  Une  plage 
de  sable.  Les  chariots  à  bœufs  déchargent  sur  la  plage  les 
navires  chargés  de  minerai  de  fer.  Le  port  de  Saint- 
Sébastien  est  un  curieux  enchevêtrement  de  musoirs  com- 
pliqués. 

A  droite,  la  vallée  de  Loyola  pleine  de  rouges-gorges, 
où  l'Arumea,  belle  rivière  couleur  d'acier,  dessine  un  fer 
à  cheval  gigantesque.  Sur  le  promontoire  nord,  quelques 
pans  de  murs  rasés,  restes  du  fort  d'où  Wellington  bom- 
barda la  ville  en  1813.  La  mer  brise  admirablement. 

Sur  la  porte  de  la  ville,  un  beau  cartouche  fruste  du 
temps  de  Philippe  II  contenait  sans  doute  les  armes  de  la 
ville,  effacées  par  quelque  révolution  à  la  française.  En 
dedans  de  cette  même  porte,  au-dessus  du  corps  de  garde 
et  de  la  sentinelle,  un  grand  christ  de  bois  peint  saignant 
à  longues  gouttes  sous  sa  couronne  d'épines.  Un  bénitier 
à  côté.  Les  soldats  de  garde  jouent  de  la  guitare  et  des 
castagnettes. 

L'aspect  de  Saint-Sébastien  est  celui  d'une  ville  rebâtie 
à  neuf,  régulière  et  carrée  comme  un  damier. 

Faute  d'édifices  à  décrire,  voulez-vous  quelques  traits 
de  mœurs  locales? 

Tout  en  dînant,  j'entendais  des  rires  dans  la  rue  et  des 
castagnettes.  Je  sors,  une  nuée  d'hommes  étranges  m'en- 
toure; dépenaillés,  drapés  de  haillons,  fiers  et  élégants 
comme  les  figures  de  Callot  ;  chapeaux  d'incroyables  du 
Directoire;  petites  moustaches;  air  noble,  spirituel  et 
effronté.  On  crie  autour  de  moi  :  los  estudiantes.'  los  estu- 
dianles!  Ce  sont  des  écoliers  de  Salamanque  en  vacances. 
L'un  d'eux  s'approche  de  moi,  me  salue,  et  me  tend  son 
chapeau.  J'y  jette  une  peseta.  Il  se  relève.  Tous  crient  : 
Viva!  Ils  courent  ainsi  le  pays  demandant  l'aumône.  Quel- 
ques-uns sont  riches.  Cela  les  amuse.  En  Espagne,  demander 
l'aumône  n'a  rien  de  choquant.  Cela  se  fait. 

J'entre  chez  un  barbier.  Cet  artiste  habite  une  façon  de 
caveau.  Trois  grands  murs  et  pas  de  fenêtres;  une  porte 
au  fond.  Le  logis  est  meublé  d'un  miroir  Louis  XV  exquis, 
de  deux  gravures  coloriées  d'Austerlitz  et  de  Marengo, 
d'un  petit  enfant  et  de  quatre  ou  cinq  grandes  roues 
comme  il  pouvait  y  en  avoir  jadis  dans  la  maison  du  bour- 


114  PYRÉNÉES. 

reau.  Cet  homme  parle  quatre  langues,  sent  très  mauvais 
et  rase  admirablement.  Voici  son  histoire.  Il  est  né  à  Aix- 
la-Chapelle,  et  parle  allemand.  L'empereur  en  a  fait  un 
français  et  l'empire  un  soldat,  il  parle  français.  Les  espa- 
gnols en  1811  l'ont  fait  prisonnier,  il  parle  espagnol.  Il 
s'est  marié  dans  le  pays  et  a  épousé  une  basquaise,  comme 
il  dit.  Il  parle  basque.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  des 
aventures  en  quatre  langues  différentes. 

Un  grand  et  vigoureux  basque,  qui  me  dit  se  nommer 
Oyarbide,  s'offre  à  me  porter  mes  effets.  Il  les  soupèse.  — 
C'est  lourd!  —  Combien  veux-tu?  —  Une  peseta.  —  C'est 
dit.  —  Il  charge  le  tout  sur  sa  tête  et  semble  gémir  du 
poids.  Nous  rencontrons  une  femme,  une  pauvre  vieille 
femme,  pieds  nus,  déjà  chargée.  Il  va  à  elle,  lui  dit  en 
basque  je  ne  sais  quoi;  la  femme  s'arrête.  Il  lui  charge 
tout  son  paquet  sur  la  tête  dans  le  vaste  panier  qu'elle 
porte  déjà  à  moitié  rempli,  puis  il  vient  près  de  moi.  La 
femme  chemine  devant.  Oyarbide,  les  mains  derrière  le 
dos,  marche  à  mon  côté  et  me  fait  la  conversation.  Il  a  un 
cheval;  il  me  l'offre  pour  une  excursion  à  Renteria  et  à 
Fontarabie;  ce  sera,  pour  un  jour,  huit  piécettes.  Nous 
arrivons.  La  vieille  femme  pose  le  paquet  aux  pieds 
d'Oyarbide  et  lui  fait  la  révérence.  Je  donne  à  Oyarbide 
•sa  peseta.  —  Est-ce  que  vous  ne  donnez  rien  à  cette  pauvre 
femme?  me  dit-il. 


I 


VII 


SAINT-SEBASTIEN 


Saint-Sébastien. 


Il 


Je  suis  en  Espagne.  J'y  ai  un  pied  du  moins.  Ceci  est  un 
pays  de  poètes  et  de  contrebandiers.  La  nature  est  magni- 
fique ;  sauvage  comme  il  la  faut  aux  rêveurs,  âpre  comme 
il  la  faut  aux  voleurs.  Une  montagne  au  milieu  de  la  mer. 
La  trace  des  bombes  sur  toutes  les  maisons,  la  trace  des 
tempêtes  sur  tous  les  rochers,  la  trace  des  puces  sur  tous 
les  chemins;  voilà  Saint-Sébastien. 

Mais  suis-je  bien  ici  en  Espagne?  Saint-Sébastien  tient 
à  l'Espagne  comme  l'Espagne  tient  à  l'Europe,  par  une 
langue  de  terre.  C'est  une  presqu'île  dans  la  presqu'île;  et 
ici  encore,  comme  dans  une  foule  d'autres  choses,  l'aspect 
physique  est  la  figure  de  l'état  moral.  On  est  à  peine  espa- 
gnol à  Saint-Sébastien;  ou  est  basque. 

C'est  ici  le  Guipuzcoa,  c'est  l'antique  pays  des  fueros, 
ce  sont  les  vieilles  provinces  libres  vascongadas.  On  parle 
bien  un  peu  castillan,  mais  on  parle  surtout  basciince.  Les 
femmes  ont  la  mantille,  mais  elles  n'ont  pas  la  basquine; 
et  encore  cette  mantille,  que  les  madrilènes  portent  avec 
tant  de  coquetterie  et  de  grâce  jusque  sur  les  yeux,  les 
guipuzcoanes  la  relèguent  sur  l'arvière-sommet  de  la  tête. 


116  PYRÉNÉES. 

ce  qui  ne  les  empêche  pas  d'ailleurs  d'être  très  coquettes 
et  très  gracieuses.  On  danse  le  soir  sur  la  pelouse  en  fai- 
sant claquer  ses  doigts  dans  le  creux  de  sa  main  ;  ce  n'est 
que  l'ombre  des  castagnettes.  Les  danseuses  se  balancent 
avec  une  souplesse  harmonieuse,  mais  sans  verve,  sans 
fougue,  sans  emportement,  sans  volupté;  ce  n'est  que 
l'ombre  de  la  cachucha. 

Et  puis  les  français  sont  partout;  dans  la  ville,  sur 
douze  marchands  tenant  bolicas,  il  y  a  trois  français.  Je 
ne  m'en  plains  pas;  je  constate  le  fait.  Au  reste,  à  ne  les 
considérer,  bien  entendu,  que  sous  le  côté  des  mœurs, 
toutes  ces  villes-ci,  en  deçà  comme  au  delà,  Bayonne 
comme  Saint-Sébastien,  Oloron  comme  Tolosa,  ne  sont 
que  des  pays  mixtes.  On  y  sent  le  remous  des  peuples  qui 
se  mêlent.  Ce  sont  des  embouchures  de  fleuves.  Ce  n'est 
ni  France,  ni  Espagne;  ni  mer,  ni  rivière. 

Aspect  singulier  d'ailleurs  et  digne  d'étude.  J'ajoute 
qu'ici  un  lien  secret  et  profond,  et  que  rien  n'a  pu 
rompre,  unit,  même  en  dépit  des  traités,  ces  frontières 
diplomatiques,  même  en  dépit  des  Pyrénées,  ces  fron- 
tières naturelles,  tous  les  membres  de  la  mystérieuse 
famille  basque.  Le  vieux  mot  Navarre  n'est  pas  un  mot. 
On  naît  basque,  on  parle  basque,  on  vit  basque  et  l'on 
meurt  basque.  La  langue  basque  est  une  patrie,  j'ai  presque 
dit  une  religion.  Dites  un  mot  basque  à  un  montagnard 
dans  la  montagne;  avant  ce  mot,  vous  étiez  à  peine  un 
homme  pour  lui;  vous  voilà  son  frère.  La  langue  espa- 
gnole est  ici  une  étrangère  comme  la  langue  française. 

Sans  doute  cette  unité  vascougada  tend  à  décroître  et 
finira  par  disparaître.  Les  grands  états  doivent  absorber  les 
petits;  c'est  la  loi  de  l'histoire  et  de  la  nature.  Mais  il  est 
remarquable  que  cette  unité,  si  chétive  en  apparence,  ait 
résisté  si  longtemps.  La  France  a  pris  un  revers  des  Pyré- 
nées, l'Espagne  a  pris  l'autre;  ni  la  France  ni  l'Espagne 
n'ont  pu  désagréger  le  groupe  basque.  Sous  l'histoire  nou- 
velle qui  s'y  superpose  depuis  quatre  siècles,  il  est  encore 
parfaitement  visible  comme  un  cratère  sous  un  lac. 

Jamais  la  loi  d'adhésion  moléculaire  sous  laquelle  se 
forment  les  nations  n'a  plus  énergiquement  lutté  contre 
les  mille  causes  de  toutes  sortes  qui  dissolvent  et  recom- 


SAINT-SÉBASTIEN.  117 

posent  ces  grandes  formations  naturelles.  Je  voudrais,  soit 
dit  en  passant,  que  les  faiseurs  d'histoire  et  les  faiseurs  de 
traités  étudiassent  un  peu  plus  qu'ils  n'en  ont  l'habitude 
cette  mystérieuse  chimie  selon  laquelle  se  fait  et  se  défait 
l'humanité. 

Cette  unité  basque  amène  des  résultats  étranges.  Ainsi  le 
Guipuzcoa  est  un  vieux  pays  de  communes.  L'antique 
esprit  républicain  d'Andorre  et  de  Bagnères  s'est  répandu 
depuis  un  siècle  dans  les  monts  Jaitzquivel,  qui  sont  en 
quelque  façon  le  Jura  des  Pyrénées.  Ici  l'on  vivait  sous 
une  charte,  tandis  que  la  France  était  sous  la  monarchie 
absolue  très  chrétienne  et  l'Espagne  sous  la  monarchie 
absolue  catholique.  Ici,  depuis  un  temps  immémorial,  le 
peuple  élit  l'alcade,  et  l'alcade  gouverne  le  peuple.  L'al- 
cade est  maire,  l'alcade  est  juge,  et  il  appartient  au  peuple. 
Le  curé  appartient  au  pape.  Que  reste-t-il  au  roi?  le  soldat. 
Mais,  si  c'est  un  soldat  castillan,  le  peuple  le  rejettera; 
si  c'est  un  soldat  basque,  le  curé  et  l'alcade  auront  son 
cœur,  le  roi  n'aura  que  son  uniforme. 

Au  premier  abord,  il  semblerait  qu'une  nation  pareille 
était  admirablement  préparée  pour  recevoir  les  nouveautés 
françaises.  Erreur.  Les  vieilles  libertés  craignent  la  liberté 
nouvelle.  Le  peuple  basque  l'a  bien  prouvé. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  les  certes,  qui  faisaient 
à  tout  propos,  et  souvent  d'ailleurs  à  propos,  des  traduc- 
tions de  la  constituante,  décrétèrent  l'unité  espagnole. 
L'unité  basque  se  révolta.  L'unité  basque,  acculée  à  ses 
montagnes,  entreprit  la  guerre  du  nord  contre  le  midi.  Le 
jour  où  le  trône  rompit  avec  les  cortès,  c'est  dans  le  Gui- 
puzcoa que  la  royauté  effrayée  et  traquée  se  réfugia.  Le 
pays  des  droits,  la  nation  des  fueros  cria  :  Viva  el  re;/  neto! 
L'antique  liberté  basque  fit  cause  commune  contre  l'esprit 
révolutionnaire  avec  l'antique  monarchie  des  Espagnes  et 
des  Indes. 

Et  sous  cette  contradiction  apparente  il  y  avait  une 
logique  profonde  et  un  instinct  vrai.  Les  révolutions  — 
insistons  sur  ceci  —  ne  traitent  pas  moins  rudement  les 
anciennes  libertés  que  les  anciens  pouvoirs.  Elles  remet- 
tent tout  à  neuf,  et  refont  tout  sur  une  grande  échelle  ; 
car  elles  travaillent  pour  l'avenir,  et  elles  prennent  dès  à 


118  PYRÉNÉES. 

présent  la  mesure  de  l'Europe  future.  De  là  ces  immenses 
généralisations  qui  sont,  pour  ainsi  dire,  les  cadres  des 
nations  de  l'avenir  et  qui  s'approprient  si  difficilement  aux 
vieux  peuples,  et  qui  tiennent  si  peu  compte  des  vieilles 
mœurs,  des  vieilles  lois,  des  vieilles  coutumes,  des  vieilles 
franchises,  des  vieilles  frontières,  des  vieux  idiomes,  des 
vieux  empiétements,  des  vieux  nœuds  que  toutes  les 
choses  font,  des  vieux  principes,  des  vieux  systèmes-,  des 
vieux  faits. 

Dans  la  langue  révolutionnaire,  les  vieux  principes  s'ap- 
pellent préjugés,  les  vieux  faits  s'appellent  abus.  Cela  est 
tout  à  la  fois  vrai  et  faux.  Quelles  qu'elles  soient,  républi- 
caines ou  monarchiques,  les  sociétés  vieillies  se  remplis- 
sent d'abus,  comme  les  vieux  hommes  de  rides  et  les  vieux 
édifices  de  ruines;  mais  il  faudrait  distinguer,  arracher  la 
ronce  et  respecter  l'édifice,  arracher  l'abus  et  respecter 
l'état.  C'est  ce  que  les  révolutions  ne  savent,  ne  veulent 
ou  ne  peuvent  faire.  Distinguer,  choisir,  élaguer,  elles 
ont  bien  le  temps  vraiment!  elles  ne  viennent  pas  pour 
sarcler  le  champ,  mais  pour  faire  trembler  la  terre. 

Une  révolution  n'est  pas  un  jardinier,  c'est  le  souffle  de 
Dieu. 

Elle  passe  une  première  fois,  tout  s'écroule  ;  elle  passe 
une  seconde  fois,  tout  renaît. 

Les  révolutions  donc  malmènent  le  passé.  Tout  ce  qui 
a  un  passé  les  craint.  Aux  yeux  des  révolutions,  l'antique 
roi  d'Espagne  était  un  abus,  l'antique  alcade  basque  en 
était  un  autre.  Les  deux  abus  ont  senti  le  péril  et  se  sont 
ligués  contre  l'ennemi  commun;  le  roi  s'est  appuyé  sur 
l'alcade.  Et  voilà  comment  il  s'est  fait  qu'au  grand  étonne- 
ment  de  ceux  qui  ne  voient  que  les  surfaces  des  choses, 
la  vieille  république  guipuzcoane  a  lutté  pour  le  vieux 
despotisme  castillan  contre  la  constitution  de  1812. 

Ceci,  du  reste,  n'est  pas  sans  analogie  avec  le  fait  de  la 
Vendée.  La  Bretagne  était  un  pays  d'états  et  de  franchises. 
Le  jour  où  la  République  une  et  indivisible  fut  décrétée, 
la  Bretagne  sentit  confusément  que  l'unité  bretonne  allait 
se  perdre  dans  la  grande  unité  française;  elle  se  leva 
comme  un  seul  homme  pour  défendre  le  passé  et  lutter 
pour  le  roi  de  France  contre  la  Convention  nationale. 


SALNT-SÉBASTIEN.  119 

Les  anciens  peuples  qui  combattent  de  la  sorte  sont  trop 
faibles  pour  descendre  en  plaine  et  livrer  des  batailles 
rangées  aux  races  nouvelles,  aux  idées  nouvelles,  aux 
armées  nouvelles;  ils  appellent  la  nature  à  leur  aide;  ils 
font  la  guerre  de  bruyères,  la  guerre  de  montagnes,  la 
guerre  du  désert.  La  Vendée  fit  la  guerre  de  bruyères; 
le  Guipuzcoa  fit  la  guerre  de  montagnes  ;  l'Afrique  fait  la 
guerre  du  désert. 

Cette  guerre  a  laissé  ici  sa  trace  partout.  Au  milieu  de 
la  plus  belle  nature  et  de  la  plus  belle  culture,  parmi  des 
champs  de  tomates  qui  vous  montent  jusqu'aux  hanches, 
parmi  des  champs  de  maïs  où  la  charrue  passe  deux  fois 
par  saison,  vous  voyez  tout  à  coup  une  maison  sans  vitres, 
sans  porte,  sans  toit,  sans  habitants.  Qu'est  cela?  Vous 
regardez.  La  trace  de  l'incendie  est  sur  les  pierres  du  mur. 
Qui  a  brûlé  cette  maison?  ce  sont  les  carlistes.  Le  chemin 
tourne.  En  voici  une  autre.  Qui  a  brûlé  celle-ci?  les  cris- 
tinos.  Entre  Hernani  et  Saint-Sébastien,  j'avais  entrepris 
de  compter  les  ruines  que  je  voyais  de  la  route.  En  cinq 
minutes,  j'en  ai  compté  dix-sept.  J'y  ai  renoncé. 

En  revanche,  la  petite  révolution  anti-espartérlste, 
qu'on  appelle  el pronunciamienlo,  s'est  faite  à  Saint-Sébas- 
tien le  plus  paisiblement  du  monde.  Saint-Sébastien  ne 
bougeait  pas,  laissant  les  autres  villes  de  la  province  se 
prononcer  à  leur  fantaisie.  Sur  ce,  arrive  un  message  des 
gens  de  Pampelune.  Qu'il  faut  un  pronunciamiento  à 
Saint-Sébastien,  ou  qu'autrement  ils  y  descendront.  Saint- 
Sébastien  n'a  pas  peur,  mais  cette  pauvre  ville  est  fatiguée. 
La  guerre  civile  d'Espartero  après  la  guerre  civile  de  don 
Carlos,  c'était  trop.  Les  principaux  de  la  ville  se  sont 
réunis  à  l'ayuntamiento  ;  on  a  convoqué  les  deux  oflBciers 
de  chaque  compagnie  de  la  milice  urbaine;  on  a  dressé 
dans  une  salle  une  table  avec  tapis  vert  ;  sur  cette  table 
on  a  rédigé  une  chose  quelconque,  on  a  lu  cette  chose  par 
une  fenêtre  aux  personnes  qui  étaient  dans  la  place; 
quelques  enfants  qui  jouaient  aux  marelles  se  sont  inter- 
rompus un  instant  et  ont  crié  :  Vivat.  Le  soir  même  on  a 
signifié  ces  événements  à  la  garnison  qui  était  dans  le 
castillo.  La  garnison  a  adhéré  à  la  chose  écrite  sur  la 
table  de  la  mairie  et  lue  à  la  fenêtre  de  la  place.  Le  lende- 


II 


120  PYRÉNÉES. 

main  le  général  a  pris  la  poste,  le  surlendemain  le  chef 
politique  a  pris  la  diligence  ;  deux  jours  après  le  colonel 
s'en  est  allé.  La  révolution  était  faite. 

Voilà  du  moins  l'histoire  telle  qu'on  me  l'a  contée. 

Je  faisais  route,  en  traversant  ce  beau  pays  dévasté, 
avec  un  ancien  capitaine  carliste,  juché  comme  moi  sur 
l'impériale  de  las  diligencias  peninsulares  de  Bayonne. 
C'était  un  homme  de  bonnes  manières,  distingué,  silen- 
cieux, pensif.  Je  lui  demandai  à  brûle-pourpoint  en  espa- 
gnol :  Que  pensa  usled  de  don  Carlos  ?  (Que  pensez-vous 
de  don  Carlos  ?)  Il  me  répondit  en  français  :  Cest  un 
imbécile.  Prenez  imbécile  dans  le  sens  d'imbecillis,  débile. 
Vous  aurez  un  jugement  vrai  qui  ne  tombera  pas  sur 
l'homme,  mais  sur  le  moment  donné  où  l'homme  a  vécu. 

Cette  guerre  de  1833  à  1839  a  été  sauvage  et  violente. 
Les  paysans  ont  vécu  cinq  ans  dispersés  dans  les  bois  et 
dans  la  montagne,  sans  mettre  le  pied  dans  leurs  maisons. 
Tristes  instants  pour  une  nation  que  ceux  où  le  chez  soi 
disparaît.  Les  uns  étaient  enrôlés,  les  autres  en  fuite.  Il 
fallait  être  carliste  ou  cristino.  Les  partis  veulent  qu'on 
soit  d'un  parti.  Les  cristinos  brûlaient  les  carlistes,  et  les 
carlistes  les  cristinos.  C'est  la  vieille  loi,  la  vieille  histoire, 
le  vieil  esprit  humain. 

Ceux  qui  s'abstenaient  étaient  traqués  aujourd'hui  par 
les  carlistes  et  fusillés  demain  par  les  cristinos.  Toujours 
quelque  incendie  fumait  à  l'horizon. 

Les  nations  en  guerre  connaissent  le  droit  des  gens,  les 
partis  l'ignorent. 

Ici  la  nature  fait  tout  ce  qu'elle  peut  pour  rasséréner 
l'homme,  et  l'homme  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  assom- 
brir la  nature. 

Don  Carlos  ne  prenait,  de  sa  personne,  aucune  part  à  la 
guerre.  Il  résidait  tantôt  à  Tolosa,  tantôt  à  Hernani.  Quel- 
quefois, il  allait  d'une  ville  à  l'autre,  tenant  une  petite 
cour,  ayant  des  levers,  et  vivant  selon  l'étiquette  espa- 
gnole la  plus  rigoureuse.  Quand  il  arrivait  dans  quelque 
village  où  il  n'avait  pas  encore  logé,  on  lui  choisissait  la 
meilleure  maison;  mais  il  savait  se  contenter  de  peu.  Il 
allait  ordinairement  vêtu  d'une  redingote  de  couleur 
sombre,  sans  épaulettes  ni  broderies,  avec  la  toison  d'or 


SAI.NT-SEBASTIEX.  l'21 

et  la  plaque  de  Charles  III.  Son  fils,  le  prince  des  Asturies, 
portait  le  béret  basque,  et  avait  fort  bonne  mine  ainsi. 
Don  Carlos,  madame  la  princesse  de  Beïra,  sa  femme,  et 
le  prince  des  Asturies,  voyageaient  à  cheval  ;  et  madame 
la  princesse  de  Beïra  donnait  l'exemple  du  courage  dans 
le  péril  et  de  la  gaieté  dans  la  fatigue.  Plusieurs  fois  le 
groupe  royal  faillit  être  surpris  par  Espartero  ;  la  prin- 
cesse alors  montait  allègrement  à  cheval,  et  disait  en 
riant  :  Vamos, 

Ferdinand  VII  n'aimait  pas  don  Carlos,  et  le  craignait.  Il 
l'accusait  de  conspirer  sous  son  règne;  ce  qui  n'était  pa5. 
Pourtant,  la  dernière  personne  que  le  roi  Ferdinand  voyait 
tous  les  soirs  avant  de  s'endormir,  c'était  son  frère.  A  mi- 
nuit, don  Carlos  entrait,  baisait  la  main  du  roi,  et  sortait, 
souvent  sans  que  les  deux  frères  eussent  échangé  une 
parole. 

Les  gardes  du  corps  avaient  ordre  de  ne  laisser  entrer 
à  cette  heure  dans  la  chambre  royale  que  don  Carlos  et  le 
fameux  père  Cyrilio.  Ce  père  Cyrillo  avait  de  l'esprit  et 
des  lettres.  C'est  un  profil  qui  eût  valu  la  peine  d'être  des- 
siné entre  deux  pareils  princes  et  deux  pareils  frères.  Les 
partis  l'ont  défiguré  à  fantaisie  avec  une  étrange  fureur. 

Il  y  avait  beaucoup  d'anglais  parmi  les  gardes  du  corps 
de  Ferdinand  VII.  C'était  à  eux  que  le  roi  parlait  le  plus 
volontiers  quand  il  allait  jouer,  après  la  messe,  une  partie 
de  billard,  qui  était  sa  plus  grande  aflaire,  et  qui  durait 
presque  toute  la  journée.  Lorsqu'il  était  en  belle  humeur, 

leur  donnait  des  cigares. 

A  vrai  dire,  don  Carlos  fut  perdu  comme  prétendant  le 

Hour  où  Zumalacarregui  mourut.  Zuraalacarregui  était  un 

rrai  basque.  Il  était  le  nœud  du  faisceau  carliste.  Après 

mort,  l'armée  de  Charles  Vne  fut  plus  qu'un  fagot  délié, 

)mme  dit  le  marquis  de  Mirabeau.  Il  y  avait  deux  partis 
lutour  de  don  Carlos,  le  parti  de  la  cour,  tl  rey  neto,  et  le 
>arti  des  droits,  los  fueros.  Zumalacarregui  était  l'homme 
"des  «  droits  ».  Il  neutralisait  près  du  prince  l'influence 
cléricale  ;  il  disait  souvent  :  Jl  demonio  los  frayles  !  Il  tenait 
tête  au  père  Larranaga,  confesseur  de  don  Carlos.  La 
Navarre  adorait  Zumalacarregui.  Grâce  à  lui,  l'armée  de 
don  Carlos  compta  un  moment  trente  mille  combattants 


m  P  VUE  M'ES. 

réguliers  et  deux  cent  cinquante  mille  insurgés  auxiliaires, 
répandus  dans  la  plaine,  dans  la  forêt  et  dans  la  montagne. 

Le  général  basque  traitait  d'ailleurs  «  son  roi  »  assez 
cavalièrement.  C'était  lui  qui  plaçait  et  déplaçait  à  sa  fan- 
taisie celte  pièce  capitale  de  la  partie  d'échecs  qu'on  jouait 
alors  en  Espagne.  Zuraalacarregui  écrivait  sur  un  chiffon 
de  papier  :  Hoy  su  magestad  ira  a  tal  parte  I  Don  Carlos 
allait. 

La  guerre  de  Navarre  finit  en  1839,  brusquement.  La 
trahison  de  Maroto,  payée,  dit-on,  un  million  de  piastres, 
brisa  l'armée  carliste.  Don  Carlos,  obligé  de  se  réfugier  en 
France,  fut  conduit  jusqu'à  la  frontière  à  coups  de  fusil. 

Ce  jour-là,  quelques  familles  de  Bayonne  étaient  allées 
pour  S9  divertir  précisément  à  ce  point  de  la  frontière  où 
le  hasard  amena  don  Carlos.  Elles  assistèrent  à  l'entrée  du 
prince  et  à  la  dernière  lutte  de  la  petite  troupe  fidèle  qui 
l'entourait.  Dès  que  le  prince  eut  mis  le  pied  sur  le  terri- 
toire français,  la  fusillade  cessa. 

11  y  avait  là  une  pauvre  masure  de  chevrier.  Don  Carlos 
y  entra.  En  entrant,  il  dit  à  madame  la  princesse  de  Beira 
qui  l'accompagnait  :  —  Avez-vous  eu  peur?  —  Non,  sei- 
gneur, répondit-elle. 

Puis  le  prince  demanda  une  chaise  et  se  fit  dire  la  messe 
par  son  chapelain.  La  messe  entendue,  il  prit  le  chocolat 
et  fuma  un  cigare. 

La  4)oignée  d'hommes  qui  avaient  combattu  pour  lui 
jusqu'au  dernier  moment  ne  se  composait  que  de  navar- 
rais.  Elle  fut  entourée  et  saisie  par  un  détachement  fran- 
çais. Ces  pauvres  soldats  s'en  allèrent  d'un  côté  et  don 
Carlos  de  l'autre.  Il  ne  leur  adressa  pas  une  parole  ;  il  ne 
les  regarda  même  pas.  Le  prince  et  l'armée  se  séparèrent 
sans  un  adieu. 

Elio,  qui  avait  passé  dix-sept  mois  en  prison  par  ordre 
de  don  Carlos,  était  de  cette  troupe.  Quand  il  arriva  à 
Bayonne,  le  général  Harispe  lui  dit  :  —  Général  Elio,  j'ai 
ordre  de  faire  une  exception  pour  vous.  Demandez-moi 
tout  ce  que  vous  voudrez.  Que  désirez-vous  pour  vous  et 
votre  famille?  —  Du  pain  et  des  souliers  pour  mes  soldats, 
dit  Elio.  —  Et  pour  votre  famille  ?  —  Je  viens  de  vous  le 
dire.  —  Vous  n'avez  parlé  que  de  vos  soldats,  reprit  le 


SAINT-SÉBASTIEN. 


123 


général  Harispe.  —  Mes  soldats,  répondit  Elio,  c'est  ma 
famille.  —  Elio  était  un  héros. 

Saint-Sébastien  a  vu  ces  événements,  et  bien  d'autres 
encore.  Il  a  été  bombardé  par  les  français  en  1719,  et 
brûlé  en  1813  parles  anglais. 

Mais  on  m'annonce  que  le  courrier  part.  Je  jette  à  la 
hâte,  et  sans  le  relire,  tout  ce  griffonnage  sous  enveloppe. 
Il  me  semble  que  je  puis  finir  cette  letti-e  par  un  bombar- 
dement et  un  incendie. 


VIII 


PASAGES 


L'autre  jour  j'étais  sorti  de  Saint-Sébastiea  à  l'heure  de 
la  marée.  J'avais  pris  à  gauche,  à  l'extrémité  de  la  prome- 
nade, par  le  pont  de  bois  sur  l'Urumec,  qu'on  passe  pour 
un  quarto.  Une  route  s'était  présentée,  je  l'avais  acceptée 
au  hasard,  et  j'allais,  je  marchais  dans  la  montagne  sans 
trop  savoir  où  j'étais. 

Peu  à  peu  le  paysage  extérieur,  que  je  regardais  vague- 
ment, avait  développé  en  moi  cet  autre  paysage  intérieur 
que  nous  nommons  la  rêverie.  J'avais  l'œil  tourné  et 
ouvert  au  dedans  de  moi,  et  je  ne  voyais  plus  la  nature, 
je  voyais  mon  esprit.  Je  ne  pouvais  dire  ce  que  je  faisais 
dans  cet  état  auquel  vous  me  savez  sujet;  je  me  rappelle 
seulement  d'une  manière  confuse  que  je  suis  resté  quel- 
ques minutes  arrêté  devant  un  liseron  dans  lequel  allait 
et  venait  une  fourmi  et  que  dans  ma  rêverie  ce  spectacle 
se  traduisait  en  cette  pensée  :  —  Une  fourmi  dans  un  lise- 
ron. Le  travail  et  le  parfum.  Deux  grands  mystères,  deux 
grands  conseils. 

Je  ne  sais  depuis  combien  de  temps  je  marchais  ainsi, 
quand  tout  à  coup  un  bruit  aigu  composé  de  mille  cris 


PASAGES.  125 

bizarres  m'a  réveillé.  J'ai  regardé  ;  j'étais  entre  deux  col- 
lines avec  de  hautes  montagnes  pour  horizon,  et  j'allais 
droit  à  un  bras  de  mer  auquel  la  route  que  je  suivais 
aboutissait  brusquement  à  vingt  toises  devant  moi.  Là, 
au  point  où  le  chemin  plongeait  dans  le  flot,  il  y  avait 
quelque  chose  de  singulier. 

Une  cinquantaine  de  femmes,  rangées  sur  une  seule 
ligne  comme  une  compagnie  d'infanterie,  semblaient  at- 
tendre quelqu'un  et  l'appeler,  et  le  réclamer,  avec  des 
glapissements  formidables.  La  chose  m'a  fort  émerveillé  ; 
mais  ce  qui  a  redoublé  ma  surprise,  c'a  été  de  reconnaître, 
au  bout  d'un  instant,  que  ce  quelqu'un,  si  attendu,  si  ap- 
pelé, si  réclamé,  c'était  moi.  La  route  était  déserte,  j'étais 
seul,  et  toute  cette  bourrasque  de  cris  s'adressait  vraiment 
à  moi. 

Je  me  suis  approché,  et  mon  étonnement  s'est  encore 
accru.  Ces  femmes  me  jetaient  toutes  à  la  fois  les  paroles 
les  plus  vives  et  les  plus  engageantes  :  Seflor  frnnces, 
benga  usted  con  migo!  —  Con  migo,  caballero  ! —  Ven, 
hombre,  muy  bonila  soy! 

Elles  m'appelaient  avec  les  pantomimes  les  plus  expres- 
sives et  les  plus  variées,  et  pas  une  n'avançait  vers  moi. 
Elles  semblaient  des  statues  vivantes  enracinées  dans  le 
sol  auxquelles  un  magicien  eût  dit  :  Faites  tous  les  cris, 
faites  tous  les  gestes;  ne  faites  point  un  pas.  Du  reste, 
elles  étaient  de  tout  âge  et  de  toute  figure,  jeunes,  vieilles, 
laides,  jolies,  les  jolies  coquettes  et  parées,  les  vieilles  en 
haillons.  Dans  les  paj-s  rustiques,  la  femme  est  moins  heu- 
reuse que  le  papillon  de  son  champ.  Il  commence  par 
être  chenille;  ici  c'est  parla  que  la  femme  finit. 

Comme  elles  parlaient  toutes  à  la  fois,  je  n'en  entendais 
aucune,  et  j'ai  été  quelque  temps  avant  de  comprendre. 
Enfin  des  barques  amarrées  au  rivage  m'ont  expliqué  la 
chose.  J'étais  au  milieu  d'un  groupe  de  batelières  qui 
m'offraient  de  me  faire  passer  l'eau. 

Mais  pourquoi  des  batelières  et  non  des  bateliers?  Que 
signifiait  cette  obsession  si  ardente  qui  semblait  avoir  une 
frontière  et  ne  jamais  la  franchir?  Enfin,  où  voulaient-elles 
ne  conduire?  Autant  d'énigmes,  autant  de  raisons  pour 
aller  en  avant. 


126  PYRÉNÉES. 

Je  demandai  son  nom  à  la  plus  jolie;  elle  s'appelait  Pepa. 
Je  sautai  dans  son  bateau. 

En  ce  moment  j'aperçus  un  passager  qui  était  déjà  dans 
une  autre  barque  ;  nous  courions  risque  d'attendre  long- 
temps chacun  de  notre  côté  ;  en  nous  réunissant  nous 
pouvions  partir  tout  de  suite.  Comme  le  dernier  venu, 
c'était  à  moi  de  rejoindre  l'autre.  Je  quittai  donc  le  bateau 
de  Pepa.  Pepa  faisait  la  moue  ;  je  lui  donnai  une  peseta; 
elle  prit  l'argent  et  continua  de  faire  la  moue,  ce  qui  me 
flatta  singulièrement  ;  car  une  peseta,  c'était,  comme  me 
l'expliqua  mon  compagnon  de  route,  le  double  du  prix 
maximum  du  passage.  Elle  avait  donc  l'argent,  sans  la  peine. 

Cependant  nous  avions  quitté  le  bord,  et  nous  voguions 
dans  un  golfe  où  tout  était  vert,  la  vague  et  la  colline,  la 
terre  et  l'eau.  Notre  nacelle  était  conduite  par  deux 
femmes,  une  vieille  et  une  jeune,  la  mère  et  la  fille.  La 
fille,  fort  jolie  et  fort  gaie,  avait  nom  Manuela  et  surnom 
la  Catalana.  Les  deux  batelières  ramaient  debout,  d'arrière 
en  avant,  chacune  avec  un  seul  aviron,  d'un  mouvement 
lent,  simple  et  gracieux.  Toutes  deux  parlaient  passable- 
ment français.  Manuela,  avec  son  petit  chapeau  de  toile 
cirée  orné  d'une  grosse  rose,  sa  longue  natte,  tressée  et 
flottante  sur  le  dos  à  la  mode  du  pays,  son  fichu  jaune  vif, 
son  jupon  court,  sa  jupe  bien  faite,  montrait  les  plus  belles 
dents  du  monde,  riait  beaucoup  et  était  charmante.  Quant 
à  la  mère,  hélas!  elle  aussi  avait  été  papillon. 

Mon  compagnon  était  un  espagnol  silencieux,  qui,  me 
trouvant  plus  silencieux  que  lui,  prit,  comme  il  arrive 
toujours,  le  parti  de  m'adresser  la  parole.  Il  commença, 
bien  entendu,  par  achever  son  cigare.  Puis  il  se  tourna 
vers  moi.  En  Espagne,  cigare  qui  finit,  causerie  qui  com- 
mence. Moi,  comme  je  ne  fume  pas,  je  ne  cause  pas.  Je 
n'ai  jamais  la  grande  raison  qui  fait  le  commencement 
d'une  conversation,  la  fin  d'un  cigare. 

—  Seigneur,  me  dit  mon  homme  en  espagnol,  l'avez- 
vous  déjà  vu? 

Je  lui  répondis  en  espagnol  : 

—  Non,  seigneur. 

Remarquez  le  non,  et  admirez-le.  Si  j'avais  dit  :  Quoi?  ce 
qui  eût  été  plus  naturel,  j'aurais  eu  une  explication,  et 


i 


PASAGES.  127 

j'aurais  eu  probablemeut  tout  de  suite  la  clef  de  mes 
énigmes  ;  or  je  voulais  garder  mon  petit  mystère  le  plus 
longtemps  possible,  et  je  tenais  à  ne  pas  savoir  où  j'allais. 

—  En  ce  cas.  seigneur,  reprit  mon  compagnon,  vous 
allez  voir  quelque  chose  de  très  beau. 

—  En  vérité?  fis-je. 

—  Cela  est  fort  long. 

Fort  long?  pensai-je;  qu'est-ce  que  cela  peut  être? 
L'espagnol  repartit  :  —  C'est  la  plus  longue  qu'il  y  ait 
dans  la  province. 

—  Bon,  me  dis-je  à  moi-même,  la  chose  est  du  féminin. 

—  Seigneur,  reprit  mon  compagnon,  en  avez-vous  déjà 
vu  d'autres? 

—  Quelquefois,  répondis-je.  Autre  réponse  dans  le  goût 
de  la  première. 

—  Je  gage  que  vous  n'en  avez  point  vu  de  plus  longue. 

—  Oh  !  oh  !  vous  pourriez  perdre. 

—  Voyons,  quelles  sont  celles  que  le  seigneur  cavalier  a 
déjà  vues? 

La  question  devenait  pressante.  Je  répondis  :  —  Celle  de 
Bayonne,  —  sans  savoir  de  quoi  je  parlais. 

—  Celle   de  Bayonne  !  s'écria  mon  homme,    celle   de 
Bayonne!  Eh  bien,  monsieur,  celle   de   Bayonne  a  trois 

înts  pieds  de  moins  que  celle-ci.  L'avez-vous  mesurée? 
Je  répondis  avec  le  même  sang-froid  :  —  Oui,  seigneur. 

Eh  bien,  mesurez  celle-ci. 
\ —  J'y  compte  bien. 

[—  Vous  serez  édifié.  Un  escadron  de  cavalerie  y  tiendrait 
ir  une  seule  file. 

—  Pas  possible. 

' —  Comme  je  vous  le  dis,  cavalier.  Je  vois  que  le  seigneur 
ivalier  est  un  amateur. 

—  Forcené. 

—  Vous  êtes  français,  reprit  mon  homme;  et,  s'épanouis- 
sant,  il  ajouta  : 

—  Vous  venez  peut-être  de  France  tout  exprès  pour  la 
voir. 

—  Précisément.  Tout  exprès. 

Mon  espagnol  était  rayonnant.  11  me  tendit  la  main  et 
me  dit  : 


128  PYRÉNÉES. 

—  Eh  bien,  monsieur  (il  dit  le  mot  monsieur  en  fran- 
çais, grande  courtoisie),  vous  allez  être  content.  C'est  droit 
comme  un  1,  c'est  tiré  au  cordeau,  c'est  magnifique. 

Diable  !  pensai-je,  est-ce  que  ce  joli  golfe  aurait  pour 
prolongement  une  rue  de  Rivoli?  Quelle  amère  dérision! 
fuir  la  rue  de  Rivoli  jusque  dans  le  Guipuzcoa,  et  l'y  retrou- 
ver emmanchée  à  un  bras  de  mer,  ce  serait  triste! 

Cependant  notre  barque  avançait  toujours.  Rlle  doubla 
un  petit  cap  qu'une  grande  maison  ruinée  domine  de  ses 
quatre  murailles  percées  de  portes  sans  battants  et  de 
fenêtres  sans  châssis. 

Tout  à  coup,  comme  par  magie,  et  sans  que  j'eusse 
entendu  le  sifïlet  du  machiniste,  le  décor  changea,  et  un 
ravissant  spectacle  m'apparut. 

Un  rideau  de  hautes  montagnes  vertes  découpant  leurs 
sommets  sur  un  ciel  éclatant;  au  pied  de  ces  montagnes, 
une  rangée  de  maisons  étroitement  juxtaposées;  toutes 
ces  maisons  peintes  en  blanc,  en  safran,  en  vert,  avec 
deux  ou  trois  étages  de  grands  balcons  abrités  par  le 
prolongement  de  leurs  larges  toits  roux  à  tuiles  creuses  ; 
à  tous  ces  balcons  mille  choses  flottantes,  des  linges  à 
sécher,  des  filets,  des  guenilles  rouges,  jaunes,  bleues  ; 
au  pied  de  ces  maisons,  la  mer  ;  à  ma  droite,  à  mi-côte, 
une  église  blanche;  à  ma  gauche,  au  premier  plan,  au 
pied  d'une  autre  montagne,  un  autre  groupe  de  maisons 
à  balcons  aboutissant  à  une  vieille  tour  démantelée  ;  des 
navires  de  toute  forme  et  des  embarcations  de  toute  gran- 
deur rangées  devant  les  maisons,  amarrées  sous  la  tour, 
courant  dans  la  baie  ;  sur  ces  navires,  sur  cette  tour,  sur 
ces  maisons,  sur  cette  église,  sur  ces  guenilles,  sur  ces 
montagnes  et  dans  ce  ciel,  une  vie,  un  mouvement,  un 
soleil,  un  azur,  un  air  et  une  gaieté  inexprimables;  voilà 
ce  que  j'avais  sous  les  yeux. 

Cet  endroit  magnifique  et  charmant  comme  tout  ce  qui 
a  le  double  caractère  de  la  joie  et  de  la  grandeur,  ce  lieu 
inédit  qui  est  un  des  plus  beaux  que  j'aie  vus  et  qu'aucun 
«  tourist  »  ne  visite,  cet  humble  coin  de  terre  et  d'eau  qui 
serait  admiré  s'il-  était  en  Suisse  et  célèbre  s'il  était  en 
Italie,  et  qui  est  inconnu  parce  qu'il  est  en  Guipuzcoa,  ce 
petit  éden  rayonnant  où  j'arrivais  par  hasard,  et  sans 


PASAGES.  129 

-avoir  où  j'allais,  et  sans  savoir  où  j'étais,  s'appelle  en  . 
♦espagnol  Pasages  et  en  français  le  Passage. 

La  marée  basse  laisse  la  moitié  de  la  baie  à  sec  et  la 
sépare  de  Saint-Sébastien  qui  est  lui-même  presque  séparé 
du  monde.  La  marée  haute  rétablit  «  le  Passage  ».  De  là 
ce  nom. 

La  population  de  ce  bourg  n'a  qu'une  industrie,  le  tra- 
vail sur  l'eau.  Les  deux  sexes  se  sont  partagé  ce  travail 
selon  leurs  forces.  L'homme  a  le  navire,  la  femme  a  la 
barque  ;  l'homme  a  la  mer,  la  femme  a  la  baie  :  l'homme 
va  à  la  pêche  et  sort  du  golfe,  la  femme  reste  dans  le 
golfe  et  a  passe  »  tous  ceux  qu'une  affaire  ou  un  intérêt 
amène  de  Saint-Sébastien.  De  là  les  bateleras. 

Ces  pauvres  femmes  ont  si  rarement  un  passager  qu'il 
a  bien  fallu  s'entendre.  A  chaque  passant,  elles  se  seraient 
dévorées  et  auraient  peut-être  dévoré  le  passant.  Elles  se 
sont  fait  une  limite  qu'elles  ne  franchissent  pas,  et  une 
charte  qu'elles  ne  violent  pas.  C'est  un  pays  extraordi- 
naire. 

Dès  que  la  marée  monte,  elles  amènent  leurs  barques 
à  l'endroit  où  la  route  s'inonde,  et  se  tiennent  là  dans  les 
rochers,  filant  leur  quenouille,  attendant. 

Chaque  fois  qu'un  étranger  se  présente,  elles  courent  à 
la  limite  qu'elles  se  sont  fixée,  et  chacune  tâche  d'appeler 
sur  elle  le  choix  de  l'arrivant.  L'étranger  choisit.  Son  choix 
fait,  toutes  se  taisent.  L'étranger  qui  a  choisi  est  sacré.  On 
le  laisse  à  celle  qui  l'a.  Le  passage  ne  coûte  pas  cher.  Les 
pauvres  donnent  un  sou,  les  bourgeois  un  real,  les  sei- 
gneurs une  media-peseta,  les  empereurs,  les  princes  et  les 
poètes  une  peseta. 

Cependant  la  barque  avait  touché  le  débarcadère.  J'étais 
tellement  ébloui  du  lieu  que  j'ai  jeté  en  hâte  une  peseta  à 
Manuela,  et  que  j'ai  sauté  sur  le  rivage,  oubliant  tout  ce 
que  m'avait  dit  l'espagnol  et  l'espagnol  lui-même ,  qui  a 
dû,  j'y  songe  maintenant,  me  regarder  partir  d'un  air  fort 
ébahi. 

Une  fois  à  terre,  j'ai  pris  la  première  rue  qui  s'est  pré- 
sentée ;  procédé  excellent  et  qui  vous  mène  toujours  où 
vous  voulez  aller,  surtout  dans  les  villes  qui,  comme 
Pasages,  n'ont  qu'une  rue. 


130  PVHK.NKES. 

J'ai  parcouru  cette  rue  unique  dans  toute  sa  longueur. 
Elle  se  compose  de  la  montagne,  à  droite,  et  à  gauche  de 
l'arrière-façade  de  toutes  les  maisons  qui  ont  leur  devan- 
ture sur  le  golfe. 

Ici,  nouvelle  surprise.  Rien  n'est  plus  riant  et  plus  frais 
que  le  Passage  vu  du  côté  de  l'eau,  rien  n'est  plus  sévère 
et  plus  sombre  que  le  Passage  vu  du  côté  de  la  montagne. 

Ces  maisons  si  coquettes,  si  gaies,  si  blanches,  si  lumi- 
neuses sur  la  mer,  n'offrent  plus,  vues  de  cette  rue  étroite,, 
tortueuse  et  dallée  comme  une  voie  romaine,  que  de  hautes 
murailles  d'un  granit  noirâtre,  percées  de  quelques  rare.s 
fenêtres  carrées,  imprégnées  des  émanations  humides  du 
rocher,  morne  rangée  d'édifices  étranges,  sur  lesquels  se 
profilent,  sculptés  en  ronde  bosse,  d'énormes  blasons  por- 
tés par  des  lions  ou  des  hercules-  et  coiffés  de  raorions 
gigantesques.  Par  devant  ce  sont  des  chalets;  par  derrière 
ce  sont  des  citadelles. 

Je  me  faisais  mille  questions.  Qu'est-ce  que  ce  lieu  extra- 
ordinaire? Que  peut  signifier  une  rue  écussonnée  d'un 
bout  à  l'autre  ?  On  ne  voit  de  ces  rues-là  que  dans  le& 
villes  de  chevaliers  comme  Rhodes  et  Malte.  D'ordinaire 
les  armoiries  ne  se  coudoient  pas.  Elles  veulent  l'isole- 
ment; elles  ont  besoin  d'espace  comme  tout  ce  qui  est 
grand.  Il  faut  tout  un  donjon  à  un  blason  comme  toute 
une  montagne  à  un  aigle.  Quel  sens  peut  avoir  un  village 
armorié?  Cabanes  par  devant,  palais  par  derrière,  qu'est-ce 
que  cela  veut  dire?  Quand  vous  arrivez  par  la  mer,  votre 
poitrine  se  dilate,  vous  croyez  voir  une  bucolique;  vous 
vous  écriez  :  Oh  !  la  douce  et  candide  et  naïve  peuplade 
de  pêcheurs!  Vous  entrez,  vous  êtes  chez  des  hidalgos; 
vous  respirez  l'air  de  l'Inquisition;  vous  voyez  se  dresser 
à  l'autre  bout  de  la  rue  le  spectre  livide  de  Philippe  II. 

Chez  qui  est-on  quand  on  est  à  Pasages?  Est-on  chez  des 
paysans?  est-on  chez  des  grands  seigneurs?  Est-on  en  Suisse 
ou  en  Castille?  N'est-ce  pas  un  endroit  unique  au  monde 
que  ce  petit  coin  de  l'Espagne  où  l'histoire  et  la  nature  se 
rencontrent  et  construisent  chacune  un  côté  de  la  même 
ville;  la  nature  avec  ce  qu'elle  a  de  plus. gracieux,  l'his- 
toire avec  ce  qu'elle  a  de  plus  sinistre? 

Il  y  a  trois  églises  à  Pasages,  deux  noires  et  une  blanche. 


l'ASAGES.  131 

La  principale,  qui  est  noire,  est  d'un  caractère  surpre- 
nant. A  Texlérieur,  c'est  un  bloc  de  pierres;  à  l'intérieur, 
c'est  la  nudité  d'un  sarcophage.  Seulement,  sur  ces  mu- 
railles moroses  que  ne  relève  aucune  sculpture,  que 
n'égaie  aucune  fresque,  que  ne  traverse  aucun  vitrail, 
vous  voyez  tout  à  coup  reluire  et  resplendir  un  autel, 
qui  est  à  lui  seul  toute  une  cathédrale. 

C'est  une  immense  boiserie  appliquée  au  mur,  ciselée, 
peinte,  menuisée,  ouvrée,  dorée,  avec  des  statues,  des  sta- 
tuettes, des  culonnes  torses,  des  rinceaux,  des  arabesques, 
des  volutes,  des  reliques,  des  roses,  des  cires,  des  saints, 
des  saintes,  du  clinquant  et  des  pas^equilles.  Cela  part  du 
pavé,  et  cela  ne  s'arrête  qu'à  la  voûte.  Nulle  transition 
entre  la  nudité  du  mur  et  la  parure  de  l'autel.  C'est  une 
magnifique  architecture  vermeille  et  fleurie  qui  végète, 
on  ne  sait  comment,  dans  l'ombre  de  cette  cave  de  granit, 
et  qui,  au  moment  oti  l'on  s')-  attend  le  moins,  fait  dans  les 
coins  obscurs  des  broussailles  d'or  et  des  pierreries. 

Il  y  a  quatre  ou  cinq  de  ces  autels  dans  l'église  de 
Pasages.  Cette  mode  est ,  du  reste ,  propre  à  toutes  les 
églises  de  la  province  ;  mais  c'est  à  Pasages  qu'elle  pro- 
duit son  contraste  le  plus  singulier. 

La  première  chose  qui  m'a  frappé  en  entrant  dans 
l'église,  c'est  une  tête  sculptée  dans  une  muraille  qui  fait 
face  au  portail.  Cette  tête  est  peinte  en  noir,  avec  des 
yeux  blancs,  des  dents  blanches  et  des  lèvres  rouges,  et 
r^farde  l'église  d'un  air  de  stupeur.  Comme  je  considérais 
cette  sculpiure  mystérieuse,  el  sei'ior  cura  a  passé;  il  s'est 
approché  de  moi;  je  lui  ai  demandé  s'il  savait  ce  que  signi- 
fiait ce  masque  de  nègre  devant  le  seuil  de  son  église.  Il 
ne  le  sait  pas,  et,  m'a-t-il  dit,  personne  dans  le  pays  ne  Ta 
jamais  su. 

Au  bout  de  deux  heures,  ayant  tout  vu  ou  du  moins 
tout  effleuré,  je  me  suis  rembarqué.  Manuela  m'attendait. 
Car  c'était  lini,  elle  avait  pris  possession  de  moi,  je  lui 
appartenais,  j'étais  sa  chose. 

Comme  j'enjambais  le  rebord  du  bateau,  quelqu'un  m'a 
saisi  le  bras;  je  me  suis  retourné.  C'était  le  digne  homme 
avec  lequel  j'avais  passé,  le  matin,  le  bras  de  mer,  et  dont 
j'ai  oublié  de  vous  faire  le  portrait;  je  répare  mon  oubli. 


132  PYRÉNÉES. 

Chapeau  râpé  à  haute  forme  et  à  bords  étroits,  redingote 
bleue  usée  aux  coutures,  boutonnée  de  deux  boutons  l'un, 
grosse  chaîne  de  montre  avec  clef  de  cornaline,  figure  de 
juif  sans  le  sou  qui  prête  son  nom  pour  des  opérations 
douteuses.  Voici  maintenant  notre  dialogue  sur  le  bord 
du  bateau. 

Figurez-vous-le  dans  le  castillan  le  plus  rapide  que  vous 
pouvez  imaginer  : 

—  Eh  bien,  seigneur  français? 

—  Eh  bien  ? 

—  Qu'en  dites-vous? 

—  De  quoi  ? 

—  L'avez-vous  vue? 

—  Quoi? 

—  L'avez-vous  mesurée? 

—  Quoi  ? 

—  N'est-ce  pas  la  plus  longue  de  la  province? 

—  De  quelle  province  et  qu'est-ce  qui  est  long? 

—  Pardieu!  la  corderie. 

—  Quelle  corderie? 

—  La  corderie  que  vous  venez  de  voir  !  La  corderie 
d'ici,  donc  ? 

—  Il  y  a  une  corderie  ici? 

—  Ah!  le  seigneur  cavalier  français  est  de  belle  humeur 
et  veut  s'amuser;  mais  il  sait  bien  qu'il  y  a  une  corderie, 
puisqu'il  a  fait  deux  cents  lieues  exprès  pour  la  voir. 

—  Moi?  pas  du  tout. 

—  N'est-ce  pas  que  c'est  beau?  tiré  au  cordeau?  long? 
magnifique?  droit  comme  un  J? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Ah  çà!  reprit  l'homme  en  me  regardant  entre  les 
deux  yeux,  sérieusement,  cavalier,  vous  ne  l'avez  donc 
pas  vue  ? 

—  Quoi? 

—  La  corderie? 

—  Apprenez,  seigneur,  répliquai-je  avec  majesté,  que  je 
hais  particulièrement  les  choses  longues,  magnifiques  et 
tirées  au  cordeau,  et  que  je  ferais  deux  cents  lieues  pour 
ne  pas  voir  une  corderie. 

Je  dis  ces  paroles  mémorables  d'une  façon  si  solennelle 


I 


PASAGKS.  133 

et  avec  un  accent  si  profond  que  mon  homme  en  recula. 
Il  me  regarda  d'un  air  effaré  ;  et,  tandis  que  la  barque 
s'éloignait  du  bord,  je  l'entendis  qui  disait  aux  bateleras 
restées  sur  l'escalier,  en  me  désignant  d'un  haussement 
d'épaules  :  Un  loco.  IJn  fou. 

De  retour  à  Saint- Sébastien,  j'ai  annoncé  dans  mon 
auberge  que  j'irais  le  lendemain  m'installer  à  Pasages. 

Ceci  a  causé  un  effroi  général. 

—  Qu'allez-vous  faire  là,  monsieur?  Mais  c'est  un  trou. 
Ln  désert.  Un  pays  de  sauvages.  Mais  vous  n'y  trouverez 
pas  d'auberge  ! 

—  Je  me  logerai  dans  la  première  maison  venue.  On 
trouve  toujours  une  maison,  une  chambre,  un  lit. 

—  Mais  il  n'y  a  pas  de  toit  aux  maisons,  pas  de  porte 
aux  chambres,  pas  de  matelas  aux  lits. 

—  Cela  doit  être  curieux. 

—  Mais  que  mangerez-vous? 

—  Ce  qu'il  y  aura. 

—  Il  n'y  aura  que  du  pain  moisi,  du  cidre  gâté,  de  l'huile 
rance  et  du  vin  de  peau  de  bouc. 

—  J'essaierai  de  cet  ordinaire. 

—  Comment,  monsieur,  vous  êtes  décidé  ? 

—  Décidé. 

—  Vous  faites  ce  que  personne  n'oserait  faire  ici. 

—  En  vérité?  cela  me  tente. 

—  Aller  coucher  à  Pasages,  cela  ne  s'est  jamais  vu  ! 
Et  l'on  faisait  presque  des  signes  de  croix. 

Je  n'ai  voulu  rien  entendre,  et  le  lendemain,  à  l'heure 
de  la  marée,  je  suis  parti  pour  Pasages. 


Maintenant  voulez-vous  connaître  le  résultat?  Voici  où 
m'a  mené  mon  imprudence. 

Je  commence  par  vous  dire  ce  que  j'ai  sous  les  j-eux  au 
moment  où  je  vous  écris. 

Je  suis  sur  un  long  balcon  qui  donne  sur  la  mer.  Je  suis 
accoudé  à  une  table  carrée  recouverte  d'un  tapis  vert. 
J'ai  à  ma  droite  une  porte-fenêtre  qui  s'ouvre  dans  ma 
chambre,  car  j'ai  une  chambre,  et  cette  chambre  a  une 


13i  PYRÉNÉES. 

porte.  A  ma  gauche  j'ai  la  baie.  Sous  mon  balcon  sont 
amarrés  deux  navires,  dont  un  vieux,  dans  lequel  tra- 
vaille un  matelot  bayonnais  qui  chante  du  matin  au  soir. 
Devant  moi,  à  deux  encablures,  un  autre  navire  tout  neuf 
et  très  beau  qui  va  partir  pour  les  Indes.  Au  delà  de  ce 
navire,  la  vieille  tour  démantelée,  le  groupe  de  maisons 
qu'on  appelle  el  olre  Pasage,  et  la  triple  croupe  d'une 
montagne.  Tout  autour  de  la  baie,  un  large  demi-cercle 
de  collines  dont  les  ondulations  vont  se  perdre  à  l'horizon 
et  que  dominent  les  faîtes  décharnés  du  mont  Arun. 

La  baie  est  égayée  par  les  nacelles  des  bateleras  qui 
vont  et  viennent  sans  cesse,  et  se  hèlent  d'un  bout  à 
l'autre  du  golfe  avec  des  cris  qui  ressemblent  au  chant 
du  coq.  Il  fait  un  temps  magnifique  et  le  plus  beau  soleil 
du  monde.  J'entends  mon  matelot  qui  fredonne,  des 
enfants  qui  rient,  les  batelières  qui  s'appellent,  les  laveuses 
qui  frappent  le  linge  sur  des  pierres  selon  la  mode  du 
pays,  les  chariots  à  bœufs  qui  grincent  dans  les  ravins, 
les  chèvres  qui  bêlent  dans  la  montagne,  les  marteaux  qui 
retentissent  dans  le  chantier,  les  câbles  qui  se  déroulent 
sur  les  cabestans,  le  vent  qui  souffle,  la  mer  qui  monte. 
Tout  ce  bruit  est  une  musique,  car  la  joie  le  remplit. 

Si  je  me  penche  à  mon  balcon,  je  vois  à  mes  pieds  une 
étroite  terrasse  où  l'herbe  pousse,  un  escalier  noir  qui 
descend  à  la  mer  et  dont  la  marée  escalade  les  degrés, 
une  vieille  ancre  enfoncée  dans  ia  vase,  et  un  groupe 
de  pêcheurs,  hommes  et  femmes,  dans  le  flot  jusqu'aux 
genoux,  qui  tirent  leurs  filets  de  l'eau  en  chantant. 

Enfin,  si  vous  voulez  que  je  vous  dise  tout,  là,  sous  mes 
yeux,  sur  la  terrasse  et  l'escalier,  des  constellations  de 
crabes  exécutent  avec  une  lenteur  solennelle  toutes  les 
danses  mystérieuses  que  rêvait  Platon. 

Le  ciel  a  toutes  les  nuances  du  bleu  depuis  la  turquoise 
jusqu'au  saphir,  et  la  baie  toutes  les  nuances  du  vert 
depuis  l'émeraude  jusqu'à  la  chrysoprase. 

Aucune  grâce  ne  manque  à  cette  baie  ;  quand  je  regarde 
l'horizon  qui  l'enferme,  c'est  un  lac;  quand  je  regarde  la 
marée  qui  monte,  c'est  la  mer. 

Qu'en  dites-vous?  Et  à  ce  sujet,  —j'y  songe  et  vous  me 
le  rappelez  dans  votre  lettre,  —  depuis  trois  semaines  que 


RASAGES.  135 

ie  voyage,  j'ai  été  infidèle  à  ma  manie  de  vous  envoyer 
le  paysage  de  ma  fenêtre.  Je  répare  tout  de  suite  cet 
oubli.  A  Bordeaux,  ma  fenêtre  donnait  sur  un  grand  mur; 
à  Bayonne,  sur  une  rue  plantée  d'arbres;  à  Saint-Sébas- 
tien, sur  une  vieille  femme  qui  tuait  ses  puces.  Vous  voilà 
satisfait.  Je  reviens  en  hâte  à  Pasages. 

La  maison  que  j'habite  est  à  la  fois  une  des  plus  solen- 
nelles qui  regardent  la  rue,  et  une  des  plus  gaies  qui 
regardent  le  golfe.  Au-dessus  du  toit,  je  voisdans  les  rochers 
des  escaliers  qui  grimpent  à  travers  destoufifes  de  verdure 
jusqu'à  la  vieille  église  blanche,  laquelle  semble  une  génisse 
(ie  plus  agitant  sa  cloche  à  son  cou  dans  la  montagne.  Car, 
dans  les  églises  du  Guipuzcoa,  on  voit  à  nu  la  cloche  sus- 
pendue au  bord  du  toit  de  l'église  sous  une  espèce  d'ar- 
cade qui  ressemble  à  un  collier. 

La  maison  où  je  suis  a  deux  étages  et  deux  entrées. 
Elle  est  curieuse  et  rare  entre  toutes,  et  porte  au  plus 
haut  degré  le  double  caractère  si  original  des  maisons  de 
Pasages.  C'est  le  monumental  rapiécé  avec  le  rustique. 
C'est  une  cabane  mêlée  et  soudée  à  un  palais. 

La  première  entrée  est  un  portail  à  colonnes  du  temps 
de  Philippe  II,  sculpté  par  les  ravissants  artistes  de  la 
renaissance,  mutilé  par  le  temps  et  les  enfants  qui  jouent, 
rongé  par  les  pluies,  la  lune  et  le  vent  de  mer.  Vous  savez 
que  le  grès  fruste  se  ruine  admirablement.  Ce  portail  est 
d'une  belle  couleur  chamois.  L'écusson  reste,  mais  les 
années  ont  effacé  le  blason. 

Vous  poussez  la  petite  porte  à  droite  du  portail,  et 
vous  trouvez  un  escalier  en  poutres  et  en  planches,  pou- 
tres et  planches  noires  comme  le  charbon,  rudement 
taillées,  à  peine  équarries.  En  haut  de  l'escalier,  dont  les 
marches  séculaires  offrent  de  larges  brèches,  une  lourde 
porte  de  forteresse,  au  centre  de  laquelle  s'ouvre  une 
étroite  lucarne  grillée,  grince  sur  ses  gonds  de  fer  mas- 
sifs et  vous  introduit  dans  le  logis. 

L'antichambre  est  un  corridor  blanchi  à  la  chaux, 
tapissé  d'énormes  toiles  d'araignée,  car  je  ne  veux  rien 
vous  dissimuler,  éclairé  d'une  fenêtre  sur  la  rue.  Vis-à-vis 
de  cette  fenêtre,  l'escarpement  du  mont  dresse  à  perte  de 
vue  son  mur  gigantesque. 


n 


13G 


PYRÉNÉES. 


I-e  corridor,  qui  aboutit  à  l'escalier  du  second  étage, 
est  percé  de  deux  portes;  l'une  à  droite  mène  à  la  cuisine, 
où  l'on  monte  par  deux  marches  de  bois  massif;  l'autre 
à  gauche  s'ouvre  sur  une  grande  salle  flanquée  aux  quatre 
coins  de  quatre  petites  chambres,  laquelle  compose  à  elle 
seule,  avec  ces  quatre  cabinets  et  la  cuisine,  le  premier 
étage  de  la  maison.  Deux  de  ces  cabinets  sont  obscurs  et 
n'ont  d'autre  ouverture  que  leur  porte  sur  la  salle.  On  y 
couche  pourtant.  Les  deux  autres  chambres  sont,  comme 
la  salle,  de  plain-pied  avec  le  balcon  auquel  elles  commu- 
niquent par  des  portes-fenêtres  peintes  en  vert,  garnies 
de  petites  vitres  à  volets.  Chaque  chambre  a  une  de  ces 
fenêtres.  La  grande  salle  en  a  deux  entre  lesquelles  s'ouvre 
une  jolie  croisée  presque  carrée. 


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Les  intérieurs  sont  blancs  d'un  lait  de  chaux  comme  la 
façade  sur  le  lac  ;  les  parquets,  noirs  et  pourris  comme 
l'escalier,  ressemblent  au  tablier  de  bois  d'un  pont  rus- 
tique; les  portes   ressemblent  aux   parquets.   Une  table 


PASAGES.  137 

ronde,  quelques  bahuts,  quelques  chaises  de  paille,  voilà 
Pameublement  de  la  grande  salle.  Un  blason,  peu  héral- 
dique d'ailleurs,  est  grossièrement  peint  au-dessus  de  la 
porte  du  milieu.  Pas  de  cheminées.  Le  climat  s'en  passe. 
Les  murs  sont  de  pierre  et  d'une  épaisseur  de  donjon. 

J'occupe  la  chambre  sur  le  balcon  à  l'angle  de  la  salle 
à  gauche.  Les  autres  cabinets  sont  les  cellules  des  divers 
habitants  de  la  maison,  desquels  je  vous  parlerai  tout  à 
l'heure. 

Le  second  étage  est  pareil  au  premier.  Une  chambre  à 
coucher  occupe  la  place  de  la  cuisine.  Le  balcon  du 
deuxième  étage  abrite  le  balcon  du  premier  et  est  lui- 
même  protégé  par  le  large  rebord  du  toit  qu'égaient  de 
charmantes  solives  contournées  et  ciselées.  Les  balcons 
sont  carrelés  en  briques  rouges  et  peints  en  vert. 

Mais  il  semble  que  tout  cela  va  s'effondrer.  Les  murs 
ont  des  lézardes  qui  laissent  voir  le  paysage;  les  briques 
du  balcon  d'en  haut  laissent  voir  le  balcon  d'en  bas  ;  les 
planchers  des  chambres  plient  sous  le  pied. 

L'escalier  qui  mène  du  premier  au  second  est  des  plus 
étranges. 

Tout  l'escalier  branlait  du  haut  jusques  en  bas, 

dit  Régnier  de  je  ne  sais  plus  quel  logis.  Cet  escalier  est 
tout  ensemble  branlant  et  massif.  Ce  sont  de  gros  ma- 
driers, de  grosses  planches,  de  gros  clous,  ajustés  et  as- 
semblés d'une  façon  sauvage  il  y  a  trois  cents  ans,  qui  trem- 
blent de  vieillesse  et  ont  pourtant  quelque  chose  de  robuste 
et  de  redoutable.  Cela  menace  dans  la  double  acception 
du  mot.  Aucune  lucarne,  si  ce  n'est  un  rayon  oblique  d'en 
haut.  Les  marches,  raccommodées  à  la  serpe  avec  des 
planches  posées  de  travers  et  comme  jetées  au  hasard, 
semblent  des  pièges  à  loups.  C'est  à  la  fois  croulant  et 
formidable.  D'immenses  araignées  vont  et  viennent  dans 
cet  enchevêtrement  ténébreux.  Une  porte  de  chêne  épaisse 
de  quatre  pouces,  garnie  d'armatures  solides,  quoique 
rongées  de  rouille,  ferme  cet  escalier  et  isole  au  besoin 
le  deuxième  étage  du  premier.  Toujours  la  forteresse  dans 
la  cabane. 


138  PYRÉNÉES. 

Que  dites-vous  de  cet  ensemble?  Cela  est  triste  ?  repous- 
sant ?  terrible  ?  Eh  bien  non,  cela  est  charmant. 

D'abord,  rien  n'est  plus  inattendu.  C'est  là  une  maison 
comme  on  n'en  voit  nulle  part.  Au  moment  où  vous  vous 
croyez  dans  une  masure,  une  sculpture,  une  fresque,  un 
ornement  inutile  et  exquis  vous  avertit  que  vous  êtes 
dans  un  palais;  vous  vous  extasiez  sur  ce  détail  qui  est  un 
luxe  et  une  grâce,  le  cri  rauque  d'un  verrou  vous  fait 
songer  que  vous  habitez  une  prison;  vous  allez  à  la  fenêtre, 
voici  le  balcon,  voici  le  lac,  vous  êtes  dans  un  chalet  de 
/ug  ou  de  Lucerne. 

Et  puis  un  jour  éclatant  pénètre  et  remplit  cette  singu- 
lière demeure;  la  distribution  en  est  gaie,  commode  et 
originale;  l'air  salé  de  la  mer  l'assainit;  le  pur  soleil  de 
midi  la  sèche,  la  chauffe  et  la  vivifie.  Tout  devient  joyeux 
dans  cette  lumière  joyeuse. 

Partout  ailleurs  la  poussière  est  de  la  malpropreté.  Ici 
la  poussière  n'est  que  de  la  vétusté.  La  poussière  d'hier 
est  odieuse  ;  la  cendre  de  trois  siècles  est  vénérable. 
Que  vous  dirai-je  enfin?  dans  ce  pays  de  pêcheurs  et  de 
chasseurs,  l'araignée  qui  chasse  et  qui  tend  ses  filets  a 
droit  de  bourgeoisie,  elle  est  chez  elle.  Bref,  j'accepte  ce 
logis  tel  qu'il  est. 

Seulement  je  fais  balayer  ma  chambre,  et  j'ai  donné 
congé  aux  araignées  qui  l'occupaient  avant  moi. 

Ce  qui  complète  la  physionomie  étrange  de  cette  mai- 
son, c'est  que  je  n'y  ai  pas  vu  d'homme.  Quatre  femmes 
€t  un  enfant  l'habitent;  la  maîtresse  du  logis,  ses  deux 
filles,  sa  servante  Inaeia,  belle  fille  basque  aux  pieds  nu?, 
et  son  petit-fils,  joli  marmot  de  dix-huit  mois. 

L'hôtesse,  madame  Rasquetz,  est  une  excellente  femme 
aux  yeux  spirituels,  avenante,  cordiale  et  gaie,  qui  est  un 
peu  française  d'origine,  tout  à  fait  française  de  cœur,  et 
qui  parle  très  bien  français.  Ses  deux  filles  ne  parlent 
qu'espagnol  et  basque. 

L'aînée  est  une  jeune  femme  malade,  douce  et  pensive. 
La  cadette  s'appelle  Pepa  comme  toutes  les  espagnoles. 
Elle  a  vingt  ans,  la  taille  svelte,  le  corsage  souple,  la  main 
bien  faite,  le  pied  petit,  chose  rare  en  Guipuzcoa,  les 
yeux  noirs  et  grands,  les  cheveux  superbes.  Elle  s'accoude 


1 


PASAGES.  139 

le  soir  sur  le  balcon  dans  une  attitude  triste,  et  elle  se 
retourne,  si  sa  mère  l'appelle,  avec  une  vivacité  joyeuse. 
Elle  est  à  cet  âge  où  Tinsouciance  de  la  jeune  fille  com- 
mence à  disparaître,  insensiblement  voilée  sous  la  mé- 
lancolie de  la  femme. 

L'enfant,  qui  rampe  dans  l'escalier  d'un  étage  à  l'autre, 
va  et  vient  tout  le  jour,  rit,  remplit  la  maison,  et  la 
réchauffe  avec  son  innocence,  sa  grâce  et  sa  naïveté.  Un 
enfant  dans  une  maison,  c'est  un  poêle  de  gaîté. 

Comme  il  couche  près  de  ma  chambre,  le  soir  je  l'en- 
tends qui  murmure  doucement  pendant  que  les  quatre 
femmes  l'endorment  avec  une  chanson. 

Je  vous  ai  dit  que  la  maison  avait  une  autre  entrée. 
C'est  un  escalier  sans  rampe,  formé  de  grosses  pierres  de 
taille,  qui  monte  de  la  rue  à  la  cuisine  et  va  de  là  rejoindre 
d'autres  escaliers  de  pierre  qui  s'en  vont  dans  la  mon- 
tagne à  travers  les  feuillages. 

La  maison  est  posée  en  travers  sur  la  rue  comme  le 
château  de  Chenonceaux  sur  le  Cher,  et  la  rue  passe  des- 
sous au  moyen  d'une  espèce  d'arche  de  pont  longue, 
étroite,  voûtée  et  obscure  qu'une  lanterne  éclaire  la  nuit 
et  où  brûle  dans  une  niche,  à  côté  d'un  soupirail  fermé 
d'une  grille  du  quinzième  siècle,  une  cire  bénie,  recom- 
mandée aux  pauvres  matelots  qui  passent  par  l'inscription 
que  voici  : 


I 


VNA    LIMOSXA    PARA 

ALTMBRAR    AL     S^°-    C^ 

D.    BVEX     BIAJE. 

A\0  1756. 


«  Une  aumône  pour  éclairer  le  Saint-Christ  du  Bon 
voyage.  —  An  1756.  » 

Maintenant  vous  connaissez  la  maison,  vous  connaissez 
les  habitants,  je  vous  ai  dit  où  est  ma  chambre  ;  mais  je 
ne  vous  ai  pas  dit  ce  qu'elle  est. 

Figurez-vous  quatre  mursb'ancs,  deux  chaises  de  paille, 
une  cuvette  sur  trépied,  un  chapeau  d'enfant  orné  de 
plumes  et  de  verroteries  suspendu  à  un  clou,  une  tablette 
portant  quelques  pots  de  pommade  et  trois  volumes  dépa- 


liO  PYRÉNÉES. 

reillés  de  Jean-Jacques  Rousseau,  un  lit  à  baldaquin 
antique  de  fort  belle  perse,  avec  deux  matelas  durs 
comme  marbre  et  un  chef  de  bois  peint  le  plus  joli  du 
monde,  un  miroir  penché  à  encadrement  exquis  accro- 
ché au  mur,  et  une  porte  de  cave  qui  ne  ferme  pas.  Voilà 
ma  chambre.  Ajoutez-y  la  porte-fenêtre  dont  je  vous  ai 
déjà  parlé  et  une  table  qui  est  sur  le  balcon.  De  mon  lit 
je  vois  la  mer  et  la  montagne. 

Vous  voyez  que,  malgré  les  prédictions  sinistres  des 
gens  civilisés  de  Saint-Sébastien,  j'ai  réussi  à  me  loger 
chez  les  hurons  de  Pasages. 

Ai-je  réussi  à  y  vivre  ?  Jugez-en. 

Sur  ma  table  à  tapis  vert  qui  ne  quitte  pas  le  balcon, 
la  gracieuse  Pepa,  qui  s'éveille  avec  l'aube,  vient,  vers 
dix  heures,  poser  une  serviette  blanche;  puis  elle  m'ap- 
porte des  huîtres  détachées  le  matin  même  des  rochers 
de  la  baie,  deux  côtelettes  d'agneau,  une  loubine  frite 
qui  est  un  délicieux  poisson,  des  œufs  sur  le  plat  sucrés, 
une  crème  au  chocolat,  des  poires  et  des  pêches,  une 
tasse  de  fort  bon  café  et  un  verre  de  vin  de  Malaga.  Je 
bois  d'ailleurs  du  cidre,  ne  pouvant  me  faire  au  vin  de 
peau  de  bouc.  Ceci  est  mon  déjeuner. 

Voici  mon  dîner,  qui  a  lieu  le  soir  vers  sept  heures, 
quand  je  suis  revenu  de  mes  courses  dans  la  baie  ou  sur 
la  côte.  Une  excellente  soupe,  le  puchero  avec  le  lard  et 
les  pois  chiches  sans  le  safran  et  les  piments,  des  tran- 
ches de  merluche  frites  dans  l'huile,  un  poulet  rôti,  une 
salade  de  cresson  cueilli  dans  le  ruisseau  du  lavoir,  des 
petits  pois  aux  œufs  durs,  un  gâteau  de  maïs  au  lait  et  à 
la  fleur  d'oranger,  des  brugnons,  des  fraises  et  un  verre 
de  Malaga. 

Pendant  que  Pépita  me  sert,  allant  et  venant  autour  de 
moi,  toutes  ces  choses  qui  sollicitent  mon  appétit  de  mon- 
tagnard, le  soleil  se  couche,  la  lune  se  lève,  un  bateau 
pêcheur  sort  de  la  baie,  tous  les  spectacles  de  l'océan  et 
des  montagnes  se  déploient  devant  moi  mariés  à  tous  les 
spectacles  du  ciel.  Je  parle  basque  et  espagnol  à  Pépita. 
Je  lui  conte  des  histoires  de  sorciers  que  j'invente 
incroyables  et  auxquelles  j'ai  l'air  de  croire,  elle  rit  et 
tâche  de  me  dissuader,  j'entends  chanter  au  loin  les  bâte- 


PASAGES.  14! 

lières,  et  je  ne  m'aperçois  pas  que  la  porcelaine  est  en 
faïence  et  l'argenterie  en  étaio. 

Tout  cela  me  coûte  cinq  francs  par  jour. 

A  Saint-Sébastien,  on  me  croit  probablement  mort  de 
faim  et  dévoré  par  les  sauvages. 

Du  raste,  rien  ne  m'a  été  plus  facile  de  ra'installer  ici. 
J'ai  demandé  à  Manuela  si  elle  connaîtrait  à  Pasages  une 
maison  où  je  pusse  me  loger  pendant  quelques  jours.  La 
fantaisie  a  d'abord  un  peu  surpris  Manuela;  mais  j'ai 
insisté  et  elle  m'a  conduit  où  je  suis.  La  digne  madame 
Basquelz  m'a  accueilli  avec  un  sourire;  je  lui  ai  donné  le 
prix  qu'elle  m'a  demandé.  C'est  fort  simple,  comme  vous 
voyez. 


La  baie  du  Passage,  abritée  de  toutes  parts  et  de  tous 
les  vents,  pourrait  faire  un  port  magnifique.  Napoléon 
l'avait  pensé,  et,  comme  il  était  bon  ingénieur,  il  avait 
lui-même  crayonné  un  plan  des  travaux  à  faire.  Le  bassin 
a  plusieurs  lieues  de  tour  et  le  goulet  qui  mène  à  la  mer 
est  tellement  étroit  qu'il  ne  peut  y  passer  qu'un  seul 
bâtiment  à  la  fois.  Ce  goulet,  resserré  entre  deux  hautes 
croupes  de  rochers,  est  lui-même  partagé  en  trois  petits 
bassins  que  séparent  des  étranglements  faciles  à  fortifier 
et  à  défendre. 

Au  seizième  siècle,  la  compagnie  de  Caracas,  réunie 
depuis  à  celle  des  Philippines,  avait  son  entrepôt  et  ses 
magasins  à  Pasages.  Elle  avait  fait  construire,  pour  pro- 
téger la  baie,  la  belle  tour  qui  en  est  aujourd'hui  l'orne- 
ment. Cette  tour  a  été  démantelée  il  y  a  quelques  années 
par  les  carlistes. 

Les  carlistes,  soit  dit  en  passant,  ont  laissé  de  tristes 
traces  à  Pasages.  Ils  ont  démoli  et  brûlé  plusieurs  mai- 
sons. Celle  où  je  demeure  n'a  été  que  pillée.  —  Grand 
bonheur!  me  disait  mon  hôtesse  enjoignant  les  mains. 

Les  anglais  aussi  ont  occupé  Pasages  à  diverses  époques, 
et  tout  récemment  encore. 

Ils  avaient  bâti  sur  les  points  élevés  de  la  côte  quel- 
ques forts,  aujourd'hui  détruits.  Ceux-là  ont  été  brûlés 


142  PYRÉNÉES. 

par  les  habitants.  Et,  s'il  faut  tout  dire,  ces  incendies  ont 
été  des  feux  de  joie.  Les  anglais  ne  sont  pas  aimés  dans 
le  Guipuzcoa.  Le  débarquement  de  lord  Wellington 
avec  les  portugais  en  1813  est  pour  les  basques  un  sinistre 
souvenir.  Les  cœurs  de  ces  montagnards  ont  comme  ces 
montagnes  de  longs  et  profonds  échos,  et  le  bombarde- 
ment de  Saint-Sébastien  y  retentit  encore. 

Les  anglais  n'ont  laissé  dans  la  ville  de  Pasages  d'autres 
vestiges  que  les  deux  syllabes  OLD.  COLD.  qui  faisaient 
partie  de  quelque  enseigne  de  marchand  et  qui  sont  encore 
visibles,  à  côté  du  portrait  de  Philippe  II,  sur  le  mur  de 
la  maison  que  j'habite. 

Maintenant  le  port  de  Pasages  est  à  peu  près  désert. 
Les  bateaux  pêcheurs  seuls  y  séjournent.  Des  armateurs 
bayonnais  y  font  construire,  sous  des  noms  espagnols 
qu^on  leur  prête  à  Bilbao  ou  à  Santander,  des  navires  des- 
tinés au  commerce  de  l'Espagne  et  qui  ne  jouiraient  pas 
des  franchises  s'ils  n'étaient  pas  bâtis  en  Espagne.  Pasages 
sert  à  cela.  Et  voilà  pourquoi  on  y  a  étaljli,  en  1842  je 
crois,  la  grande  corderie  qui  est  dans  le  chantier,  et  que 
j'avais  tant  dédaignée.  Cette  corderie  est  un  long  boyau 
et  une  belle  corderie.  J'ai  fini  par  la  visiter.  Vous  voyez 
que  je  me  civilise. 

Le  port  n'est  plus  protégé  militairement  que  par  un 
petit  castillo  installé  sur  un  rocher  à  mi-côte,  à  l'entrée 
de  la  seconde  articulation  de  la  gorge.  Cette  forteresse 
est  défendue  par  d'innombrables  puces  et  aussi  par  quel- 
ques soldats. 

Pasages,  du  reste,  se  garderait  presque  tout  seul.  La 
nature  l'a  admirablement  fortifié.  L'entrée  du  port  est 
redoutable.  Tous  les  ans  quelque  bâtiment  s'y  perd.  L'an 
dernier,  un  navire  chargé  de  planches  pour  une  cinquan- 
taine de  mille  francs,  cherchant  à  s'y  réfugier  par  un 
gros  temps,  fut  pris  en  travers  au  moment  où  il  entrait 
dans  le  second  bassin  du  détroit,  et  jeté  par  une  lame  sur 
le  rocher  à  plus  de  soixante  pieds  au-dessus  de  la  mer. 
Il  ne  retomba  pas.  Les  angles  du  rocher  le  saisirent  et  s'y 
enfoncèrent  de  toutes  parts.  Une  croix  de  fer  qui  tremble 
au  vent  marque  aujourd'hui  l'endroit  où  ce  grand  navire 
resta  cloué. 


PASAGES.  U3 


Voulez-vous  savoir  à  présent  la  vie  que  je  mène  ici  ? 
Comme  je  ne  ferme  pas  ma  fenêtre  et  que  ma  porte  ne 
ferme  pas,  dès  l'aube  le  soleil  qui  brille  et  l'enfant  qui 
jase  me  réveillent.  Je  n'ai  pas  le  chant  du  coq,  mais  j'ai  le 
chant  des  bateleras,  ce  qui  revient  au  même.  Si  la  marée 
monte,  tout  en  me  levant  je  les  vois  de  mon  balcon  qui  se 
hâtent  vers  le  fond  du  golfe. 

Elles  sont  toujours  deux  dans  un  bateau,  un  peu  à  cause 
de  la  pesanteur  du  bateau,  beaucoup  à  cause  de  la  jalousie 
des  maris  et  des  amants.  Cela  fait  des  couples,  et  chaque 
couple  a  son  nom  ;  la  Catalana  y  5-u  madré,  Maria  Juana  et 
Maria  Andres,  Pepa  et  Pépita,  les  companeras  et  les  eva- 
ristas.  Les  evaristas  sont  très  jolies;  les  officiers  de  la  gar- 
nison de  Saint-Sébastien  se  font  volontiers  promener  par 
elles,  mais  elles  sont  sages,  elles  promènent  en  effet  les 
officiers.  Elles  ont  toujours  un  bouquet  sur  leur  chapeau 
ciré,  et,  quand  elles  se  penchent  sur  l'aviron,  leur  courte 
jupe  de  drap  noir  à  gros  plis  laisse  voir  leur  jambe  bien 
faite  et  bien  chaussée.  Elles  sont  du  petit  nombre  de 
celles  qui  ont  des  bas  ;  c'est  l'aristocratie  des  batelières. 

Pepa  et  Pépita,  les  deux  sœurs,  sont  encore  plus  jolies 
que  les  evaristas. 

Rien  n'est  vif  et  pur  comme  cette  baie  le  matin.  J'en- 
tends sonner  derrière  moi  les  cloches  des  trois  églises  ; 
le  soleil  marque  les  rides  de  la  vieille  tour.  Chaque  barque 
fait  son  sillage  dans  le  golfe  et  semble  traîner  après  soi 
un  long  sapin  d'argent  avec  toutes  ses  branches. 

Avant  déjeuner  je  fais  un  tour  dans  le  village,  ou  la 
ville,  comme  vous  voudrez,  car  je  ne  sais  quel  nom  donner 
à  ce  lieu  à  part.  J'y  découvre  toujours  quelque  chose  que 
je  n'avais  pas  vu  la  veille.  Ce  sont  des  hangars  pratiqués 
dans  les  rochers  qui  percent  la  rue  et  se  font  jour  entre 
les  maisons;  dans  ces  hangars  est  la  provision  de  bois, 
souches  d'arbres  hérissées  comme  des  châtaignes,  déchi- 
rures de  bateaux,  carcasses  de  navires.  C'est  une  femme 
qui  file  devant  la  porte;  le  fil  part  de  sa  main  et  remonte 
jusqu'au  toit  de  la  maison,  d'où  il  retombe,  portant  à  son 


144  PYRÉNÉES. 

extrémité  le  fuseau  qui  pend  devant  la  fileuse.  Ce  sont  des 
Persiennes  orientales  à  des  fenêtres  gothiques,  et  de  frais 
visages  derrière  ces  mailles  serrées  de  bois  noir.  Ce  sont 
de  belles  petites  fille?,  jambes  nues  et  déjà  bronzées  par 
le  climat,  qui  dansent  et  qui  chantent  : 

Gentil  muchacha, 
Toma  la  derecha. 
Hombre  de  nada, 
ïoma  la  izquierda, 

ce  que  je  traduirais  volontiers  ainsi,  plutôt  selon  l'esprit 
que  selon  la  lettre  : 

Fille  adroite, 
Prends  la  droite. 
Homme  gauche,    . 
Prends  la  gauche. 

A  Pasages,  on  travaille,  on  danse  et  on  chante.  Quelques- 
uns  travaillent,  beaucoup  dansent,  tous  chantent. 

Comme  dans  tous  les  lieux  primitifs  et  rustiques,  il  n'y  a 
à  Pacages  que  des  jeunes  filles  et  des  vieilles  femmes, 
c'est-à-dire  des  fleurs  et...  ma  foi,  cherchez  l'autre  mot 
dans  Ronsard.  La  femme  proprement  dite,  cette  rose 
magnifique  qui  s'épanouit  de  vingt-cinq  à  quarante  ans, 
est  un  produit  exquis  et  rare  de  la  civilisation  extrême,  de 
la  civilisation  élégante,  et  n'existe  que  dans  les  villes.  Pour 
faire  la  femme  il  faut  de  la  culture;  il  faut,  passez-moi 
l'expression,  ce  jardinage  que  nous  nommons  l'esprit  de 
société. 

Où  l'esprit  de  société  n'est  pas,  vous  n'aurez  pas  la 
femme.  Vous  aurez  Agnès,  vous  aurez  Gertrude;  vous 
n'aurez  pas  Elmire, 

A  Pasages,  il  y  a  toujours  des  filles  qui  lavent  et  des 
linges  qui  sèchent  ;  les  filles  lavent  dans  les  ruisseaux,  les 
linges  sèchent  sur  les  balcons.  Cela  égaie  l'oreille  et  les 
yeux. 

Ces  balcons  sont  les  plus  curieuses  choses  du  monde  à 
regarder  et  à  étudier.  Vous  ne  pouvez  vous  figurer  tout 
ce  qu'il  y  a,  outre  les  linges  séchant  en  plein  air,  sur  un 
balcon  de  Pasages. 


PASAGES.  145 

La  balustrade  elle-même,  qui  est  presque  toujours 
ancienne,  c'est-à-dire  torse  ou  ciselée,  vaut  déjà  la  peine 
d'être  examinée.  Puis,  au  plafond  du  balcon,  —  car  tout 
balcon  a  un  plafond  qui  est  le  balcon  supérieur  ou  le 
rebord  du  toit,  —  à  ce  plafond,  dis-je,  se  balancent  des 
lignes,  des  nasses,  des  filets,  des  rouleaux  de  cordes,  des 
éponges,  un  perroquet  dans  une  cage  en  bois,  des  caisses 
suspendues  pleines  d'oeillets  rouges  sous  lesquelles  s'en- 
chevêtrent des  nœuds  de  corne,  petits  jardins  aériens  qui 
vous  font  songer  à  Sémiramis.  Au  mur,  entre  les  fenêtres, 
s'accrochent  des  bouquets  d'immortelles  liés  en  croix,  des 
haillons,  de  vieilles  vestes  brodées,  des  drapeaux,  des  tor- 
chons; puis  des  choses  fantastiques  dont  on  ne  peut 
deviner  l'utilité  et  qui  sont  là  pour  l'ornement,  quatre 
lattes  attachées  en  carré,  un  fil  de  fer  en  cerceau,  un 
tambour  de  basque  crevé.  Quelques  dessins  charbonnés 
sur  le  mur  b'anchi,  des  seaux  à  cercles  de  fer  brillant 
pour  puiser  l'eau,  et  une  jeune  fille  qui  rit  accoudée  à  la 
balustrade,  complètent  l'ameublement  du  balcon. 

Dans  le  vieux  Pasages,  de  l'autre  côté  de  la  baie,  j'ai  vu 
une  maison  du  quinzième  siècle  dont  le  balcon,  plus  four- 
millant d'objets  et  plus  encombré  qu'une  basse-cour  de 
Normandie,  est  encadré  entre  deux  sévères  profils  de  che- 
valiers sculptés  sur  de  larges  planches  de  chêne. 

Le  jour  où  j'arrivai,  comme  pour  fêter  ma  bienvenue,  • 
un  vieux  jupon,  composé  de  plusieurs  guenilles  de  toutes 
couleurs  cousues  ensemble,  flottait  comme  une  bannière 
à  l'un  de  ces  balcons.  Ce  bariolage  éclatant  se  gonflait  au 
vent  avec  un  orgueil  et  un  faste  inexprimables.  Je  n'ai 
jamais  vu  plus  magnifique  manteau  d'arlequin. 

A  midi,  le  soleil  abat  sous  tous  les  toits  et  sous  tous  les 
balcons  de  larges  bandes  d'ombre  horizontale  qui  font 
ressortir  la  blancheur  des  façades  et  qui  font  que  cette 
ville,  si  on  l'aperçoit  de  loin  se  détachant  sur  le  fond  vert 
et  sombre  des  montagnes,  semble  vivre  d'une  vie  lumi- 
neuse et  extraordinaire. 

La  place  surtout  est  éclatante.  Car  il  y  a  une  place  à 
Pasages,  laquelle,  comme  toutes  les  places  espagnoles, 
s'appelle  plaza  de  la  Conslilucion.  En  dépit  de  ce  nom 
parlementaire  et  pluvieux,  la  place  de  Pasages  étincelle  et 

iO 


14'3  PYRÉNÉES. 

reluit  avec  une  verve  admirable.  Cette  place  n'est  autre 
chose  que  le  prolongement  de  la  rue,  élargi  et  ouvert 
sur  la  mer.  Quelques-unes  des  hautes  maisons  qui  l'entou- 
rent sont  juchées  sur  de  colossales  arcades.  La  maison 
centrale  porte  sur  sa  devanture  le  blason  colorié  de  la 
ville.  Tous  les  rez-de-chaussée  sont  des  boutiques. 

A  de  certains  dimanches,  la  ville  se  paie  à  elle-même 
un  combat  de  taureaux,  et  cette  place  lui  sert  d'amphi- 
théâtre, ce  qu'indiquent  des  assemblages  de  solives  plantés 
dans  le  pavé  le  long  du  parapet.  D'ailleurs,  place  de  tau- 
reaux ou  place  de  la  constitution,  rien,  je  vous  le  répète, 
n'est  plus  allègre,  plus  curieux,  plus  divertissant  à  l'œil. 

La  vie  surabondante  qui  anime  Pasages  se  résume  dans 
cette  place  et  y  atteint  son  paroxysme.  Les  bateleras  se 
tiennent  à  un  bout,  les  majos  et  les  matelots  à  l'autre; 
des  enfants  rampent,  grimpent,  marchent,  chancellent, 
crient  et  jouent  sur  tous  les  pavés  ;  les  façades  peintes 
étalent  toutes  les  couleursdu  perroquet,  le  jaune  le  plus  vif, 
le  vert  le  plus  frais,  le  rouge  le  plus  vermeil.  Les  chambres 
et  les  boutiques  sont  des  cavernes  pleines  de  clairs- 
obscurs  magiques,  où  l'on  entrevoit  parmi  les  lueurs  et 
les  reflets  toutes  sortes  de  mobiliers  fantasques,  des  bahuts 
comme  on  n'en  voit  qu'en  Espagne,  des  miroirs  comme  on 
n'en  voit  qu'à  Pasages. 

De  bonnes  figures  honnêtes  et  cordiales  s'épanouissent 
sur  tous  ces  seuils. 

Je  vous  parlais  tout  à  l'heure  du  Vieux  Pasages  qu'on 
appelle  aussi  el  otro  Pasage.  Il  y  a  en  effet  deux  Pasages, 
un  jeune  et  un  vieux.  Le  jeune  a  trois  cents  ans.  C'est  celui 
que  j'habite. 

J'ai  voulu  l'autre  matin  passer  l'eau  et  voir  le  vieux. 
C'est  une  sorte  de  Bacharach  méridional. 

Là,  comme  au  Bacharach  du  Rhin,  «  l'étranger  est 
étrange  »,  des  enfants  hâves  et  des  vieilles  blêmes  vous 
regardent  passer  avec  stupeur. 

Une  m'a  crié  comme  je  m'arrêtais  devant  sa  maison  : 
Hijo,  dibuja  eso.  Viejas  cosas,  hermosas  cosas  (Fils,  des- 
sine ceci.  Vieilles  choses,  belles  choses).  Le  logis  en  effet 
était  une  magnifique  masure  du  treizième  siècle,  la  plus 
df^labrée  et  la  plus  croulante  qu'on  pût  voir. 


PASAGES.  147 

La  rue  du  vieux  Pasages  est  une  vraie  rue  arabe  ;  mai- 
sons blanchies,  massives,  cahotées,  à  peine  percées  de 
quelques  trous.  S'il  n'y  avait  les  toits,  on  se  croirait  à 
Tétuan.  Cette  rue,  où  le  lierre  va  d'un  côté  à  l'autre,  est 
pavée  de  dalles,  larges  écailles  de  pierre  qui  ondulent 
comme  le  dos  d'un  serpent. 

L'église  gâte  cet  ensemble.  Elle  est  mod  rne  et  rebâtie 
du  dernier  siècle.  Je  me  la  suis  fait  ouvrir  pour  une 
demi-peseta.  Une  inscription  sur  l'orgue  en  donne  la 
date,  qui  n'est  d'ailleurs  que  trop  écrite  dans  l'architec- 
ture : 

31  A  >  V  E  L  MARTIN 

CARRERA  ME    H  I  Z  O 

A.\0  17  7Z|. 

Cette  église  est  maussade;  le  vieux  Pasages  est  triste. 
Rien  n'est  moins  d'accord.  La  maussaderie  est  la  tristesse 
de  ce  qui  est  petit.  Le  vieux  Pasages  a  de  la  grandeur. 

Vous  vojez,  mon  ami,  que  ma  promenade  du  matin 
n'est  pas  inoccupée.  Cette  promenade  faite,  je  rentre,  je 
déjeune,  et  je  m'en  vais  par  les  chemins  des  rochers.  Je 
donne  le  matin  à  la  ville  et  le  jour  à  la  montagne. 


Je  monte  dans  la  montagne  par  des  escaliers  perpendi- 
culaires, aux  marches  très  hautes  et  très  étroites  solide- 
ment maçonnées  dans  l'escarpement  et  mêlées  à  la  rude 
végétation  du  rocher.  Quand  on  est  au  haut  d'un  escalier, 
on  en  trouve  un  autre.  Ils  s'ajoutent  ainsi  bout  à  bout  et 
s'en  vont  vers  le  ciel,  comme  ces  effrayantes  échelles 
qu'on  voit  trembler  dans  les  architectures  impossibles  et 
mystérieuses  de  Piranèse.  Cependant  les  échelles  de  Pira- 
nèse  s'enfoncent  dans  l'infini  et  les  escaliers  de  Pasages 
ont  une  fin. 

Quand  je  suis  au  haut  des  escaliers,  je  trouve  d'ordi- 
naire une  corniche,  un  sentier  de  chèvres,  une  manière 
de  gouttière  pratiquée  parles  torrents  et  les  pluies  et  qui 
fait  un  rebord  à  la  montagne.  Je  m'en  vais  par  là,  au 
risque  de  choir  sur  les  toits  du  village,  de  tomber  paf 


Ii8  PYRÉNÉES. 

une  cheminée  dans  une  marmite,  et  de  m'ajouter  comme 
un  ingrédient  de  plus  à  quelque  olla-podrida. 

Les  sommets  des  montagnes  sont  pour  nous  des  espèces 
de  mondes  inconnus.  Là  végète,  fleurit  et  palpite  une 
nature  réfugiée  qui  vit  à  part.  Là  s'accouplent,  dans  une 
sorte  d'hymen  mystérieux,  le  farouche  et  le  charmant,  le 
sauvage  et  le  paisible.  L'homme  est  loin,  la  nature  est 
tranquille.  Lue  sorte  de  confiance,  inconnue  dans  les 
plaines  où  la  bête  entend  les  pas  humains,  modifie  et 
apaise  l'instinct  des  animaux.  Ce  n'est  plus  la  nature 
effarée  et  inquiète  des  campagnes.  Le  papillon  ne  s'enfuit 
pas;  la  sauterelle  se  laisse  prendre;  le  lézard,  qui  est  aux 
pierres  ce  que  l'oiseau  est  aux  feuilles,  sort  de  son  trou 
et  vous  regarde  passer.  Pas  d'autre  bruit  que  le  vent,  pas 
d'autre  mouvement  que  l'herbe  en  bas  et  le  nuage  en 
haut.  Sur  la  montagne  l'âme  s'élève,  le  cœur  s'assainit;  la 
pensée  prend  sa  part  de  cette  paix  profonde.  On  croit 
sentir  l'oeil  de  Jéhovah  tout  près  ouvert. 

Les  montagnes  de  Pasages  ont  pour  moi  deux  attraits 
particuliers.  Le  premier,  c'est  qu'elles  touchent  à  la  mer 
qui  à  chaque  instant  fait  de  leurs  vallées  des  golfes  et  de 
leurs  croupes  des  promontoires.  Le  second,  c'est  qu'elles 
sont  en  grès. 

Le  grès  est  assez  dédaigné  des  géologues,  qui  le  clas- 
sent, je  crois,  parmi  les  parasites  du  règne  minéral.  Quant 
à  moi,  je  fais  grand  cas  du  grès. 

Vous  savez,  mon  ami,  que,  pour  les  esprits  pensifs, 
toutes  les  parties  de  la  nature,  même  les  plus  disparates 
au  premier  coup  d'œil,  se  rattachent  entre  elles  par  une 
foule  d'harmonies  secrètes,  fils  invisibles  de  la  création 
que  le  contemplateur  aperçoit,  qui  font  du  grand  tout  un 
inextricable  réseau,  vivant  d'une  seule  vie,  nourri  d'une 
seule  sève,  un  dans  la  variété,  et  qui  sont,  pour  ainsi 
parler,  les  racines  mêmes  de  l'être.  Ainsi,  pour  moi,  il  y  a 
une  harmonie  entre  le  chêne  et  le  granit,  qui  éveillent, 
l'un  dans  l'ordre  végétal,  l'autre  dans  la  région  minérale, 
les  mêmes  idées  que  le  lion  et  l'aigle  entre  les  animaux, 
puissance,  grandeur,  force,  excellence. 

Il  y  a  une  autre  harmonie,  plus  cachée  encore,  mais 
pour  moi  aussi  évidente,  entre  l'orme  et  le  grès. 


â 


PAS  AGE  s.  149 

Le  gr,ès  est  la  pierre  la  plus  amusante  et  la  plus  étrange- 
ment pétrie  qu'il  y  ait.  Il  est  parmi  les  rochers  ce  que 
l'orme  est  parmi  les  arbres.  Pas  d'apparence  qu'il  ne 
prenne,  pas  de  caprice  qu'il  n'ait,  pas  de  rêve  qu'il  ne 
réalise;  il  a  toutes  les  figures,  il  fait  toutes  les  grimaces. 
11  semble  animé  d'une  âme  multiple.  Pardonnez-moi  ce 
mot  à  propos  de  cette  chose. 

Dans  le  grand  drame  du  pay.sage,  le  grès  joue  le  rôle 
fantasque;  quelquefois  grand  et  sévère,  quelquefois  bouf- 
fon ;  il  se  penche  comme  un  lutteur,  il  se  pelotonne  comme 
un  clown;  il  est  éponge,  pudding,  tente,  cabane,  souche 
d'arbre;  il  apparaît  dans  un  champ  parmi  l'herbe  à  fleur 
de  sol  par  petites  bosses  fauves  et  floconneuses  et  il  imite 
un  troupeau  de  moutons  endormi  ;  il  a  des  vi.^ages  qui 
rient,  des  yeux  qui  regardent,  des  mâchoires  qui  semblent 
mordre  et  brouter  la  fougère;  il  saisit  les  broussailles 
comme  un  poing  de  géant  qui  sort  de  terre  brusquement. 
L'antiquité,  qui  aimait  les  allégories  complètes,  aurait  dû 
faire  en  grès  la  statue  de  Protée. 

Une  plaine  semée  d'ormes  n'est  jamais  ennuyeuse,  une 
montagne  de  grès  est  toujours  p'eine  de  surprise  et  d'in- 
térêt. Toutes  les  fois  que  la  nature  morte  semble  vivre, 
elle  nous  émeut  d'une  émotion  étrange. 

C'est  le  soir  surtout,  à  l'heure  inquiétante  du  crépus- 
cule, que  commence  à  prendre  forme  cette  partie  de  la 
création  qui  se  fait  fantôme.  Sombre  et  mystérieuse  trans- 
figuration. 

Avez-vous  remarqué,  à  la  tombée  de  la  nuit,  sur  nos 
grandes  routes  des  environs  de  Paris,  les  profils  mons- 
trueux et  surnaturels  de  tous  les  ormes  que  le  galop  de  la 
voiture  fait  successivement  paraître  devant  vous  ?  Les  uns 
bâillent,  les  autres  se  tordent  vfrs  le  ciel  et  ouvrent  une 
gueule  qui  hurle  affreusement.  Il  y  en  a  qui  rient  d'un 
rire  farouche  et  hideux,  propre  aux  ténèbres;  le  vent  les 
agite  ;  ils  se  renversent  en  arrière  avec  des  contorsions  de 
damnés,  ou  se  penchent  les  uns  vers  les  autres  et  se  disent 
tout  bas  dans  leurs  vastes  oreilles  de  feuillages  des  paroles 
dont  vous  entendez  en  passant  je  ne  sais  quelles  syllabes 
bizarres.  11  y  en  a  qui  ont  des  sourcils  démesurés,  des  nez 
ridicules,  des  coiffures  ébouriffées,  des  perruques  formi- 


150  PYRÉNÉES. 

dables;  cela  n'ôte  rien  à  ce  qu'a  de  redoutable  et  de 
lugubre  leur  réalité  fantastique;  ce  sont  des  caricatures, 
mais  ce  sont  des  spectres;  quelques-uns  sont  grotesques, 
tous  sont  terribles.  Le  rêveur  croit  voir  se  ranger  au 
bord  de  la  route  en  files  menaçantes  et  difformes  et  se 
pencher  sur  son  passage  les  larves  inconnues  et  possibles 
de  la  nuit. 

On  est  tenté  de  se  demander  si  ce  ne  sont  pas  là  les 
êtres  mystérieux  qui  ont  pour  milieu  l'obscurité  et  qui  se 
composent  d'ombre  comme  le  crocodile  se  compose  de 
pierre,  comme  le  colibri  se  compose  d'air  et  de  soleil. 

Tous  les  penseurs  sont  rêveurs;  la  rêverie  est  la  pensée 
à  l'état  fluide  et  flottant.  Il  n'est  pas  un  grand  esprit  que 
n'aient  obsédé,  charmé,  effrayé,  ou  au  moins  étonné  les 
visions  qui  sortent  de  la  nature.  Quelques-uns  en  ont 
parlé  et  ont,  pour  ainsi  dire,  déposé  dans  leurs  œuvres, 
pour  y  vivre  à  jamais  de  la  vie  immortelle  de  leur  style  et 
de  leur  pensée,  les  formes  extraordinaires  et  fugitives,  les 
choses  sans  nom  qu'ils  avaient  entrevues  «  dans  l'obscur 
de  la  nuit  ».  Visa  sab  obscur um  noctis.  Cicéron  les  nomme 
imagines,  Cassius  spectra,  Quintilien  figurœ,  Lucrèce 
e/figieSj,  Virgile  snnulacra,  Charlemagne  masca  *.  Dans 
Shakespeare,  Hamlet  en  parle  à  Iloratio.  Gassendi  s'en 
préoccupait,  et  Lagrange  y  rêvait  après  avoir  traduit 
Lucrèce  et  médité  Gassendi. 

Je  pense  avec  vous  tout  haut,  mon  ami.  Une  idée  me 
mène  à  l'autre.  Je  me  laisse  aller.  Vous  êtes  bon  et  sym- 
pathique et  indulgent.  Vous  êtes  accoutumé  à  mon  allure 
et  vous  me  laissez  penser  la  bride  sur  le  cou.  Me  voici 
pourtant  assez  loin  du  grès,  en  apparence  du  moins.  J'y 
reviens. 

Les  aspects  que  présente  le  grès,  les  copies  singulières 
qu'il  fait  de  mille  choses  ont  cela  de  particulier  que  la 
clarté  du  jour  ne  les  dissipe  pas  et  ne  les  fait  pas  évanouir. 
Ici,  à  Pasages,  la  montagne,  sculptée  et  travaillée  par  les 
pluies,  la  mer  et  le  vent,  est  peuplée  par  le  grès  d'une 
foule  d'habitants  de  pierre,  muets,  immobiles,  éternels, 
presque  effrayant?.  C'est  un  ermite  encapuchonné,  assis 

*  Slnjga  vcl  masca. 


PASAGES.  151 

à  rentrée  de  la  baie,  au  sommet  d'un  roc  inaccessible, 
les  bras  étendus,  qui,  selon  que  le  ciel  est  bleu  ou  ora- 
geux, semble  bénir  la  nier  ou  avertir  les  matelots.  Ce  sont 
des  nains  à  becs  d'oiseau,  des  monstres  à  forme  humaine 
et  à  deux  têtes  dont  l'une  rit  et  l'autre  pleure,  tout  près 
du  ciel,  sur  un  plateau  désert,  dans  la  nuée,  là  où  rien 
ne  fait  rire  et  où  rien  ne  fait  pleurer.  Ce  sont  des 
membres  de  géant,  disjecti  membra  gigantis;  ici  le  genou, 
là  le  torse  et  l'omoplate,  la  tête  plus  loin.  C'est  une  idole 
ventrue,  à  mufle  de  bœuf  avec  des  colliers  au  cou  et  deux 
paires  de  gros  bras  courts,  derrière  laquelle  de  grandes 
broussailles  s'agitent  comme  des  chasse-mouches.  C'est 
un  crapaud  gigantesque  accroupi  au  sommet  d'une  haute 
colline,  marbré  par  les  lichens  de  taches  jaunes  et  livides, 
qui  ouvre  une  bouche  horrible  et  semble  souffler  la  tem- 
pête sur  l'océan. 


IX 


AUTOUR  DE  PASAGES 


PKOMKNAUBS  DANS   LA  MONTAGNE.  —  ÉCRIT  EN   MARCHANT 


3  août.  —  3  lieures  après  midi. 

En  me  promenant  dans  la  rade,  j'ai  aperçu  une  espèce 
de  ruine  au  haut  d'une  montagne.  Cette  ruine  n'a  en  au- 
cune façon  le  profil  d'une  ruine  ancienne.  C'est  une  démo- 
lition moderne  et  probablement  récente.  Les  anglais  pen- 
dant leur  séjour  à  Pasages,  les  carlistes  et  les  cristinos 
pendant  la  dernière  guerre,  ont  bâti  des  forts  sur  les  hau- 
teurs; c'est  sans  doute  un  de  ces  forts  qu'on  aura  jeté  bas 
depuis.  Je  vais  le  visiter. 

Je  gravis  la  montagne.  Il  y  a  apparemment  un  sentier, 
mais  je  ne  le  connais  pas.  Je  vais  à  l'aventure  à  travers 
les  genêts.  L'ascension  est  longue,  presque  à  pic,  assez 
pénible.  A  mi-côte,  je  m'assie.ds  dans  les  grès. 

L'horizon  s'est  élevé,  la  mer  apparaît  là-bas.  Les  grelots 
des  chèvres  qui  broutent  dans  le  précipice  viennent  jus- 


AUTOUR  DE  PASAGES.  loi 

qu'à  moi.  Je  vois  près  de  mon  pied  un  beau  bupreste  vert 
semé  de  taches  d'or. 

Je  reprends  l'escalade  du  mont.  Le  sommet  se  courbe 
et  s'arrondit;  elle  devient  plus  facile. 

J'arrive  à  la  ruine.  Une  cheminée  de  pierre,  noire  de 
fumée,  se  dresse  au-dessus  de  la  muraille. 

Immense  tas  de  pierres  de  taille  démolies.  Fossé  plein 
de  gravats.  J'escalade  les  pierres.  —  Elles  sont  mêlées  de 
tuiles  et  de  briques  cassées.  —  Je  suis  sur  le  plateau. 

Voie  à  rouler  des  canons,  dallée,  toute  neuve  et  qu'on 
dirait  faite  d'hier. 

L'herbe  croît  pourtant  dans  les  intervalles  des  dalles. 

J'entre  dans  la  première  masure.  —  Chambre  carrée  en 
pierre.  —  Gros  mur  épais.  —  Trois  meurtrières  sur  la 
maison  de  passage.  —  Au  milieu  une  énorme  cheminée 
en  pierre  et  en  brique,  celle  dont  j'apercevais  le  tuyau, 
toute  démolie,  d'un  aspect  étrange.  —  Plusieurs  compar- 
timents en  briques,  cubiques  et  circulaires;  probablement 
un  four  à  rougir  les  boulets.  L'intérieur  n'est  qu'un  amas 
de  décombres.  Aucun  bruit,  humain  ne  parvient  ici.  On 
n'entend  que  le  vent  et  la  mer.  Il  commence  à  pleuvoir. 
Les  pierres  roulent  sous  mes  pieds.  Je  sors  avec  peine. 

Deuxième  chambre  carrée  d'environ  dix  pieds  dans  tous 
les  sens;  pareille  à  la  première.  Trois  meurtrières  sur  le 
village.  Lue  fenêtre  sur  la  mer.  Une  poutre  dans  une  em- 
brasure; elle  est  pourrie;  j'en  prends  un  morceau.  Deux 
autres  petites  chambres  sans  fenêtre;  l'une  toute  noircie 
de  fumée.  J'en  fais  le  plan,  accoudé  sur  le  haut  du  mur. 
Bois  brûlé  mêlé  aux  débris.  Les  trois  chambres  n'ont  plus 
de  toit;  il  n'en  reste  pas  même  de  vestiges. 

J'entre  dans  la  deuxième  masure.  Une  grande  chambre, 
moins  encombrée  de  ruines,  avec  une  petite  cheminée  au 
fond.  A  côté,  une  chambre  moins  grande;  toutes  deux 
carrées.  Tout  est  arraché,  détruit,  écroulé.  Des  insectes 
hideux  fuient  sous  les  pierres  que  je  soulève  du  bout  de 
ma  canne.  La  pluie  redouble.  Le  brouillard  couvre  la  mer 
et  la  campagne.  Je  vais  redescendre. 

Je  me  décide  à  gravir  le  reste  de  la  ruine.  Monceau  de 
pierres  qui  a  dû  êire  un  troisième  corps  de  logis.  Derrière 
ce  monceau,  un  petit  champ  cultivé  de  douze  pieds  carrés- 


154  PYRÉNÉES. 

couvert  de  tronçons  de  bois  brûlé.  Le  fossé  borde  le  champ 
et  entoure  les  trois  masures.  —  Il  pleut  à  verse.  Une 
espèce  de  nuit  se  forme.  La  brume  s'épaissit  de  plus  en 
plus.  Tout  disparaît  autour  de  moi.  Je  ne  vois  plus  que 
les  masures,  la  voie  dallée  et  le  plateau.  —  Je  ne  pourrai 
reconnaître  mon  chemin  et  je  me  perdrai  dans  les  escar- 
pements. —  A  la  grâce  de  Dieu  ! 

Un  magnifique  papillon  chassé  par  la  pluie  vient  se  ré- 
fugier devant  moi,  sur  une  pierre.  Il  a  moins  peur  de  moi 
que  de  l'orage.  Je  redescends  au  hasard.  Il  s'est  fait  une 
éclaircie.  La  pluie  diminue,  le  jour  revient.  — J'aperçois  la 
petite  rade.  —  Elle  est  peuplée  de  nacelles  de  pêcheurs  à 
quatre  rames  qui  courent  sur  l'eau.  De  la  hauteur  où  je 
suis,  la  rade  pleine  de  nacelles  figure  une  mare  couverte 
d'araignées  d'eau. 


4  août.  —  2  h.  l'-2,  sur  la  montagne. 

Nature  désolée.  —  Vent  violent.  —  Petite  baie  étroite- 
ment resserrée  entre  les  caps  du  passage.  —  La  lame 
brise  avec  fureur  sur  un  banc  de  rochers  qui  ferme  la 
baie  à  moitié  et  que  la  marée  basse  laisse  à  découvert. 
Là-bas,  la  haute  mer  est  sombre  et  agitée.  Ciel  de  plomb. 
Le  soleil  et  l'ombre  errent  sur  les  flots. 

Au  loin,  une  trincadoure  de  Fontarabie  lutte,  ses  deux 
voiles  au  vent,  pour  entrer  dans  la  baie.  Elle  met  le  cap 
sur  la  passe.  La  vague  la  secoue  violemment  d'avant  en 
arrière;  chaque  flot  la  soulève,  puis  la  précipite  à  pic  dans 
le  ravin  liquide  qui  s'enfle  et  enlève  la  barque  de  nouveau. 
Tout  à  l'heure,  un  chevrier  me  disait  dans  la  montagne  : 
Jguraldia  gaiztoa*.  —  Voici  la  barque;  elle  touche  pres- 
que les  brisants  que  la  mer  couvre  d'écume.   Les  mâts 

*  En  basque,  mauvais  temps 


AUTOUR  DE   PASAGES.  Kjo 

'inclinent,  les  voiles  frissonnent.  Elle  passe.  Elle  a  passé. 
-  Une  cigale  chante  dans  l'herbe  à  côté  de  moi. 


3  heures,  sur  la  pente  du  précipice. 

Rochers  décharnés  comme  des  têtes  de  mort.  Bruyères. 
Je  pique  ma  canne  dans  la  lande  et  j'écris  debout.  Des 
fleurs  partout,  et  des  sauterelles  de  mille  couleurs,  et  les 
plus  beaux  papillons  du  monde.  J'entends  rire  au-dessous 
de  moi,  dans  l'abîme,  des  jeunes  filles  que  je  ne  vois  pas. 

L'un  des  rochers  devant  moi  a  un  profil  humain.  Je  le 
dessine.  La  joue  semble  avoir  été  dévorée,  ainsi  que  l'œil 
et  l'oreille,  et  l'on  croirait  voir  à  nu  l'intérieur  du  pavillon 
de  la  trompe.  Au-devant  de  ce  rocher  et  au-dessus,  un 
autre  bloc  représente  un  dogue.  On  dirait  qu'il  aboie  à  la 
haute  mer. 


Je  suis  sur  une  pointe  de  rocher  à  l'extrémité  d'un  cap. 
J'ai  tourné  autour  de  la  roche  en  gravissant  l'escarpement. 
Je  mettais  mes  mains  et  mes  pieds  pour  grimper  dans  ces 
trous  étranges  dont  la  roche  de  ce  rivage  est  criblée  et 
qui  ressemblent  à  des  empreintes  de  semelles  énormes.  Je 
suis  parvenu  ainsi  jusqu'à  une  espèce  de  console  avec  dos- 
sier qui  fait  saillie  sur  l'abîme.  Je  m'y  assieds;  mes  pieds 
pendent  dans  le  vide. 

La  mer,  rien  que  la  mer.  —  Magnifique  et  éternel  spec- 
tacle! Elle  blanchit  là,  en  bas,  sur  des  roches  noires.  L'ho- 
rizon est  brumeux,  quoique  le  soleil  me  brûle.  Toujours 
grand  vent.  —  Un  goéland  passe  majestueusement  dans 
l'abîme  à  cent  toises  au-dessous  de  mon  regard. 


l.JG  PYRÉNÉES. 

Le  bruit  est  continu  et  grave.  De  temps  en  temps,  on 
entend  des  éclats  soudains,  des  espèces  de  chutes  brusques 
et  lointaines,  comme  si  quelque  chose  s'écroulait;  puis  ce 
sont  des  rumeurs  qui  ressemblent  à  une  multitude  de  voix 
humaines;  on  croirait  entendre  une  foule  parler. 

Une  frange  d'argent,  mince  et  éclatante,  serpente  à  perte 
de  vue  au  bas  de  la  côte.  — Derrière  moi,  un  grand  rocher 
debout  figure  un  aigle  immense  qui  se  baisse  vers  son  nid, 
ses  deux  griffes  posées  sur  la  montagne.  Sombre  et  superbe 
sculpture  de  l'océan. 


6  lieures. 

Me  voici  à  la  pointe  même  d'une  haute  montagne,  sur 
le  sommet  le  plus  élevé  que  j'aie  atteint  dans  la  j>urnée. 
Là  encore  il  m'a  fallu  escalader'  avec  les  mains  et  les 
genoux. 

Je  découvre  un  immense  horizon.  Toutes  les  montagnes 
jusqu'à  Roncevaux.  Toute  la  mer  de  Bilbao  à  gauche, 
toute  la  mer  de  Bayonne  à  droite.  J'écris  ceci  accoudé  sur 
un  bloc  en  forme  de  crête  de  coq  qui  fait  l'arête  extrême 
de  la  montagne.  Sur  ce  rocher,  on  a  gravé  profondément 
avec  le  pic  trois  lettres  à  gauche  : 

L.     R.     IL 

et  deux  lettres  à  droite  : 

V.     IL 

Autour  de  ce  rocher,  il  y  a  un  petit  plateau  triangulaire 
couvert  de  landes  desséchées  et  entouré  d'une  espèce  de 
fossé  fort  âpre.  J'aperçois  pourtant  dans  une  crevasse  une 
jolie  petite  bruyère  rose  en  fleur.  Je  la  cueille. 


AUTOUR  DE   PASAGES. 


Autre  castillo  beaucoup  plus  grand  que  celui  d'hier. 
Mille  insectes  m'importunent.  Je  suis  dans  l'enceinte,  après 
avoir  escaladé  le  fossé.  Grand  carré  de  murailles  de  pierre 
surmontées  d'une  muraille  de  terre,  encore  debout  çà  et 
là,  et  que  l'herbe  recouvre.  Quatre  pâtres  basques,  en 
béret  et  en  veste  rouge,  dorment  à  l'ombre  dans  le  fossé. 
Un  gros  chien  blanc  dort  sur  le  haut  du  mur. 

Restes  de  chambres.  Dans  l'une  d'elles,  arrachements 
d'une  cheminée  encore  visibles.  Au  milieu  de  la  grande 
enceinte,  une  plus  petite,  dont  un  angle  est  brûlé  et  noir 
de  fumée.  Derrière  cette  petite  enceinte,  une  terrasse  où 
conduit  un  escalier  de  quatre  marches. 

Un  des  pâtres  s'est  réveillé  et  s'est  approché  de  moi.  Je 
lui  ai  dit  d'un  air  grave  :  Jaincoa  berorrecrequin*.  Il 
s'éloigne  étonné.  —  Il  a  été  réveiller  les  autres;  — je  les 
vois  par  les  embrasures  qui  me  regardent  d'un  air  singu- 
lier. —  Est-ce  un  air  inquiet?  est-ce  un  air  menaçant?  je 
no  sais  ;  peut-être  les  deux.  Je  suis  sans  autre  arme  que 
ma  canne.  Le  chien  s'est  réveillé  aussi  et  gronde. 

Un  merveilleux  tapis  de  gazon  vert,  épais  comme  une 
fourrure,  semé  d'un  million  de  pâquerettes  ou  de  camo- 
milles en  fleur,  emplit  toute  la  ruine  jusque  dans  les  der- 
niers recoins. 

Je  vais  monter  sur  la  terrasse. 

M'y  voici.  Je  suis  assis  en  haut  du  mur  de  briques  sèches. 
Derrière  moi  la  mer,  devant  moi  un  cirque  de  montagnes. 
A  ma  gauche,  j'aperçois  au  loin  sur  une  croupe  qui  touche 
aux  nuages  le  fort  démoli  que  j'ai  visité  hier;  à  ma  droite 
plus  loin  encore,  le  fort  Wellington  et  l'ancienne  tour  du 
phare  au  delà  de  Saint-Sébastien.  Dans  un  enfoncement, 
la  vallée  de  Loyola;  dans  un  autre  enfoncement,  la  va'lée 
de  Hernani. 

*  Dieu  a\ec  vous. 


158  PYRÉNÉES. 

Un  des  pâtres  vient  de  s'approcher  encore  de  moi;  je 
l'ai  regardé  fixement;  il  s'est  enfui  en  criant  :  —  Ahuat- 
lacouata!  ahuallacouatal 

Je  vais  redescendre. 


En  redesfeiiiJant. 

Spectacle  qui  me  rappelle  celui  que  j'ai  vu  hier.  Un 
petit  triangle  d'eau  serti  dans  un  énorme  cercle  de  mon- 
tagnes; dans  cette  eau  quelques  pucerons.  Cette  eau  c'est 
la  baie;  ces  pucerons  ce  sont  les  navires. 


III 


En  suivant  toujours  la  route  à  mi-côte,  après  avoir  passé 
le  castillo,  sa  guérite  et  sa  sentinelle,  je  rencontre  un 
lavoir. 

Ce  lavoir  est  la  plus  charmante  caverne  qu'il  y  ait.  Une 
roche  énorme,  qui  est  une  des  arêtes  vives  de  la  montagne 
et  qui  se  prolonge  assez  au-dessus  de  ma  tête,  forme  là 
une  sorte  de  grotte  naturelle.  Cette  grotte  distille  une 
source  dont  l'eau  tombe  abondamment,  quoique  goutte  à 
goutte,  de  toutes  les  fentes  de  la  voûte.  On  dirait  une 
pluie  de  perles.  L'entrée  de  la  grotte  est  tapissée  d'une 
végétation  si  riclie  et  si  épaisse  que  c'est  comme  un 
énorme  porche  de  verdure.  Toute  cette  verdure  est  pleine 
de  fleurs.  Au  milieu  des  branches  et  des  feuilles,  un  long 
brin  d'herbe  forme  une  sorte  d'aqueduc  microscopique 
et  sert  de  conduit  à  un  petit  filet  d'eau  qui  le  parcourt 
dans  toute  sa  longueur  et  tombe  par  son  extrémité,  en 
s'arrondissant  sur  le  fond  obscur  de  la  grotte,  comme  un 


AUTOUR  DE  PASAGES.  150 

fi'et  d'argent.  Une  nappe  d'eau  limpide  que  resserre  un 
parapet  remplit  toute  la  grotte.  Les  pierres  non  cimentées 
donnent  issue  à  l'eau  qui  s'enfuit  dans  les  cailloux. 

Le  sentier  passe  à  quelque  distance  du  parapet,  dont  il 
e.-t  séparé  par  une  large  et  fraîche  pelouse  de  cresson.  On 
voit  l'eau  à  travers  les  feuilles  et  l'on  entend  murmurer 
la  source  sous  la  verdure.  Si  l'on  se  retourne,  on  aperçoit 
la  baie  du  Passage  et  à  l'horizon  la  pleine  mer. 

Trois  jeunes  tilles,  les  jambes  dans  l'eau  jusqu'aux  ge- 
noux, lavent  leur  linge  dans  le  lavoir.  On  ne  peut  pas  dire 
qu'elles  le  battent,  mais  qu'elles  le  frappent.  Leur  procédé 
consiste  à  fouetter  violemment,  du  linge  qu'elles  tiennent 
dans  la  main,  la  pierre  du  parapet.  L'une  est  une  vieille 
femme.  Les  deux  autres  sont  deux  jeunes  filles.  Elles  s'ar- 
rêtent quelques  instants,  me  regardent,  puis  se  remettent 
à  la  besogne. 

Après  quelques  moments  de  silence  :  —  Monsieur,  me 
dit  la  vieille  en  mauvais  français,  vous  venez  de  la  mon- 
tagne? Je  lui  réponds  en  basque  médiocre  :  —  Bmj,  bicho 
nequesa*.  Les  jeunes  filles  se  regardent  en  dessous  et  se 
mettent  à  rire. 

L'une  est  blonde,  l'autre  est  brune.  La  blonde  est  la 
plus  jeune  et  la  plus  jolie.  Ses  cheveux  nattés  en  une  seule 
queue  par  derrière,  selon  la  mode  du  pays,  prennent  sur 
le  sommet  de  la  tête  une  teinte  fauve,  comme  ces  tresses 
de  soie  qu'on  a  laissées  exposées  à  l'air  et  dont  la  couleur 
a  passé.  Du  reste,  la  jeune  laveuse  est  pleine  de  grâce  avec 
son  jupon  rouge  et  son  corset  bleu,  les  deux  couleurs 
favorites  des  basques. 

Je  m'approche  d'elle,  et  je  lie  la  conversation  en  espa- 
gnol : 

—  Comment  vous  appelez-vous? 

—  Maria-Juana,  pour  vous  servir,  cavalier. 

—  Quel  âge  avez-vous? 

—  Dix-sept  ans. 

—  Vous  êtes  de  ce  pays  ? 

—  Oui,  seigneur. 

—  Fille  de  bourgeois? 

*Oui,  chemin  difficile. 


IGO  PYRÉNÉES. 

—  Non,  seigneur,  je  suis  batelera. 

—  Batelera!  et  vous  n'êtes  pas  à  la  mer? 

—  La  marée  est  basse;  et  puis  il  faut  bien  laver  son 
linge. 

Ici  la  jeune  fille  s'enhardit  et  continue  d'elle-même  : 

—  J'étais  sur  le  rivage  l'autre  jour,  cavalier,  quand  vous 
êtes  arrivé.  Je  vous  ai  vu.  Vous  aviez  d'abord  pris  Pepa 
pour  vous  passer;  mais,  comme  vous  étiez  avec  le  sei- 
gneur Léon,  comme  le  seigneur  était  déjà  embarqué  et 
que  Manuela  la  catalane  est  sa  batelière,  vous  avez  passé 
avec  Manuela.  Cette  pauvre  Pepal  Mais  vous  lui  avez 
donné  une  piécette,  —  Te  rappelles-tu,  dit-elle  en  se 
tournant  vers  sa  compagne,  te  rappelles-tu,  Maria  Andrès? 
le  seigneur  cavalier  avait  choisi  d'abord  Pepa. 

—  Et  pourquoi  l'avais-je  choisie? 

La  jeune  fille  m'a  regardé  avec  ses  grands  yeux  naïfs  et 
a  répondu  sans  hésiter  : 

—  Parce  qu'elle  est  la  plus  jolie. 

Puis  elle  s'est  remise  à  frapper  son  linge.  La  vieille,  qui 
avait  fini  sa  tâche  et  qui  s'en  allait,  a  dit  en  passant  près 
de  moi  : 

—  La  muchacha  a  raison,  seigneur. 

Et  en  disant  cela,  elle  a  posé  sa  corbeille  à  terre  et  s'est 
assise  sur  le  rebord  du  sentier,  fixant  sur  les  deux  jeunes 
filles  et  sur  moi  ses  petits  yeux  gris,  percés  comme  avec 
une  vrille  au  milieu  des  rides. 

—  Voulez-vous,  lui  ai-je  dit,  que  je  vous  aide  à  remettre 
ce  panier  sur  votre  tête? 

—  Mille  grâces,  cavalier!  personne  ne  m'a  aidée  hier, 
personne  ne  m'aidera  demain;  il  vaut  mieux  que  personne 
ne  m'aide  aujourd'hui. 

—  Comment  nommez-vous  cette  herbe  en  espagnol? 
ai-je  dit  en  désignant  le  cresson  du  bout  de  ma  canne. 

—  Verrou,  seigneur. 

—  Et  en  basque? 

Elle  m'a  répondu  un  mot  très  long  dont  je  ne  me  sou- 
viens pas  assez  pour  l'écrire. 
Je  me  suis  tourné  vers  les  jeunes  filles  : 

—  Maria  Juana,  comment  s'appelle  votre  querido? 

—  Je  n'en  ai  pas. 


ALTOUR  DE   PASAGES.  IGl 

—  Et  Maria  Andrès? 

—  Maria  Andrès  en  a  un. 

La  jeune  fil  e  dit  cela  délibérément,  sans  hésiter,  sans 
paraître  surpri-e  de  la  question  ni  embarrassée  de  la  ré- 
ponse. 

—  Comment  s'appelle  le  querido  de  Maria  Andrès? 

—  Oh!  c'est  un  pêcheur,  un  pauvre  mozzo.  Il  est  très 
jaloux.  Tenez,  il  est  là  dans  la  baie;  on  le  voit  d'ici  dans 
son  bateau. 

Ici,  la  vieille  a  repris  la  parole  : 

—  Et  heureusement  il  ne  vous  voit  pas,  vous  autres!  11*^ 
serait  content  s'il  voyait  Maria  Andrès  rire  et  causer  avec 
ce  seigneur!  Parler  avec  un  français,  doux  Jésus!  Mieux 
vaudrait  jaser  avec  les  quatre  démons  du  levant  et  du 
couchant,  du  nord  et  du  midi. 

Un  soldat  a  passé;  j'ai  fait  aux  jeunes  filles  un  salut  de 
la  main;  elles  me  l'ont  rendu  avec  le  sourire,  et  j'ai  pour- 
suivi mon  chemin. 


IV 


6  août.  —  3  heures. 


J'entendais  un  jeune  coq  chanter  dans  l'éloignement,  et 
je  continuai  à  marcher.  Je  suis  arrivé  ici,  par  une  route 
très  âpre  taillée  dans  le  roc  pour  les  chariots  à  bœufs, 
jusqu'à  un  ravin  étrangement  sauvage.  Les  rochers  qui 
sortent  des  bruyères  sur  la  pente  escarpée  de  la  mon- 
tagne figurent  tous  des  têtes  gigantesques;  il  y  a  des  têtes 
de  mort,  des  profils  égyptiens,  des  silènes  barbus  qui 
rient  dans  l'herbe,  de  mornes  chevaliers  au  masque 
sévère.  Tout  y  est  jusqu'à  Odry,  qui  ricane  sous  une  per- 
ruque de  broussailles. 

Par  la  brisure  des  deux  montagnes,  à  droite,  j'aperçois 
un  bras  de  mer,  trois  villages,  deux  ruines,  dont  un  cou- 

11 


162  PYRÉNÉES. 

vent,  une  admirable  vallée,  une  chaîne  de  hauts  sommets 
couverts  de  nuages. 

Le  village  de  Leso,  qui  est  le  plus  près  des  trois  villages, 
a  une  belle  église  gothique  d'une  masse  simple  et  grave; 
on  dirait  une  forteresse.  Dieu  lui-même  habite  des  cita- 
delles dans  ce  pays  où  la  guerre  ne  s'éteint  jamais  à  un 
coin  de  l'horizon  sans  se  rallumer  à  l'autre. 


Ici  le  spectacle  est  d'une  magnificence  formidable. 
L'horizon  est  en  deux  morceaux,  mer  et  montagne.  Le 
rivage  se  prolonge  devant  moi  à  perte  de  vue.  11  a  l'angle 
et  la  forme  de  l'immense  escarpe  d'un  immense  retran- 
chement que  la  bruyère  gazonne.  Un  précipice  qui  a  le 
même  angle  forme  la  contrescarpe. 

Du  côté  de  la  terre,  la  mer  assiège  avec  rage  et  brise  ce 
retranchement,  sur  l'arête  duquel  la  nature  a  posé  un 
parapet  qu'on  dirait  bâti  avec  une  équerre.  Le  retranche- 
ment s'écroule  çà  et  là  par  grandes  lames  qui  tombent 
d'un  seul  bloc  dans  l'océan.  Figurez-vous  des  ardoises 
de  quatrevingts  pieds  de  long.  Où  je  suis,  l'assaut  est 
furieux,  le  ravage  est  terrible.  Il  s'est  fait  une  brèche 
monstrueuse. 

Je  suis  assis  à  la  pointe  extrême  du  rocher  en  surplomb 
qui  domine  cette  brèche.  Une  forêt  de  fougères  remplit 
le  haut  de  l'écroulement.  Une  foule  de  chênes  nains,  que 
le  vent  de  mer  fauche  à  la  hauteur  d'un  gazon,  croissent 
autour  de  moi.  Je  cueille  une  jolie  feuille  rouge. 

D'imperceptibles  bateaux  pêcheurs  nagent  au  fond  du 
gouffre  à  mes  pieds;  les  maquereaux,  les  lubines  et  les 
sardines  brillent  au  soleil  dans  le  fond  des  barques  comme 
des  tas  d'étoiles.  Les  nuages  donnent  à  la  mer  des  reflets 
d'airain. 


AUTOUR  DE   PASAGES.  163 


Le  soleil  se  couche.  Je  redescends.  Un  enfant  chante 
dans  la  montagne.  Je  le  vois  qui  passe  au  fond  d'un  che- 
min creux,  chassant  six  vaches  devant  lui.  Les  créneaux 
de  la  montagne  découpent  leurs  larges  ombres  sur  un 
champ  roux  où  passent  des  moutons. 

La  mer  est  d'un  vert  glauque.  Elle  devient  plus  sombre. 
Le  ciel  s'éteint. 


J'avais  depuis  plusieurs  jours  remarqué  dans  la  mon- 
tagne un  village  U'un  aspect  étrange  et  sévère.  Ce  village 
s'appelle,  je  crois,  Leso.  11  est  situé  à  l'extrémité  du  bras 
de  mer  de  Pasages,  à  un  endroit  que  la  marée  laisse  à  sec 
en  se  retirant.  Hier,  comme  le  soleil  déclinait,  j'ai  pris  à 
mi-côte  une  route  à  bœufs  qui  y  conduit. 

Cette  route  est  souvent  fort  âpre,  pavée  par  places  de 
dalles  de  grès  et  de  dalles  de  marbre,  et  coupée  çà  et  là 
par  des  espèces  d'escaliers  abrupts  que  font  les  dalles  en 
s'écroulant.  Du  reste,  elle  court  sur  la  pente  de  deux 
montagnes  que  les  bruyère?  violettes  et  les  genêts  jaunes 
couvrent  en  ce  moment  d'une  immense  chape  de  fleurs. 

J'ai  laissé  à  ma  droite  une  grande  ferme  bâtie  en  pierre 
à  porte  ogive,  puis  à  ma  gauche  une  gorge  très  sauvage, 
où  un  torrent  se  fait  jour  de  la  façon  la  plus  furieuse  et 
la  plus  étrange  à  travers  une  masure  qui  a  été  une  mai- 
son. J'ai  passé  ce  torrent  sur  un  petit  pont  d'une  arche, 
et  j'ai  gravi  la  pente  de  la  montagne  opposée. 

Des  femmes  chantaient  ;  des  enfants  se  baignaient  dans 


LESO.  165 

des  flaques  d'eau  ;  des  ouvriers  français  venus  de  Rayonne, 
qui  construisent  en  ce  moment  un  bâtiment  dans  la  baie, 
passaient  dans  un  ravin,  portant  à  sept  une  longue  char- 
pente. J'entendais  la  clochette  des  bœufs  et  le  frémisse- 
ment des  arbres;  le  paysage  était  d'une  gaîté  magnifique; 
le  vent  faisait  tout  vivre,  le  soleil  dorait  tout. 

Puis  j'ai  rencontré  une  ruine  à  droite,  une  ruine  à 
gauche,  une  autre  encore,  puis  un  groupe  de  trois  ou 
quatre,  derrière  un  bouquet  de  pommiers,  et  je  me  suis 
trouvé  brusquement  à  quelques  pas  du  village. 

Je  me  sers  ici  à  tort  du  mot  ruine;  je  ne  devrais  jamais 
employer  que  le  mot  masure.  Ces  «  ruines  »  se  compo- 
sent ordinairement  de  quatre  murailles  sans  toit  et  per- 
cées de  quelques  fenêtres,  la  plupart  bouchées  d'un 
tablier  de  briques  et  converiies  en  meurtrières,  avec  des 
traces  d'incendie  partout,  et  dans  l'intérieur  une  vache 
ou  deux  chèvres  qui  broutent  paisiblement  l'herbe  du 
pavé  et  le  lierre  du  mur.  Ces  masures  sont  les  œuvres  de 
la  dernière  guerre. 

Comme  j'entrais  au  village,  une  mendiante  solennelle, 
pour  le  moins  centenaire,  s'est  levée  à  l'angle  d'un  mur, 
et  m'a  demandé  l'aumône  avec  un  g^ste  de  protection 
formidable.  J'ai  donné  un  sou  à  ce  siècle. 

Je  suis  entré  dans  une  rue  lugubre,  bordée  de  grandes 
maisons  noires,  toutes  en  pierre,  quelques-unes  avec  des 
balcons  de  fer  massif  d'un  travail  ancien,  quelques  autres 
avec  d'énormes  blasons  sculptés  en  ronde  bosse  au  milieu 
de  la  façade. 

Des  faces  livides,  qui  semblaient  éveillées  en  sursaut, 
apparaissaient  sur  les  seuils  à  mon  passage.  Presque  toutes 
les  fenêtres  avaient,  au  lieu  de  rideaux,  de  vastes  toiles 
d'araignée.  Par  ces  fenêtres  longues  et  étroites,  je 
regardais  dans  les  maisons,  et  je  voyais  des  intérieurs  de 
sépulcres. 

En  un  instant,  il  y  eut  une  tête  à  chaque  fenêtre,  mais 
une  tète  plus  vieille  encore  que  la  fenêtre.  Toutes  ces 
têtes  mornes,  cadavéreuses,  comme  éblouies  par  un  jour 
trop  vif,  s'agitaient,  se  penchaient,  chuchotaient.  Ma 
venue  avait  mis  cette  fourmilière  de  spectres  en  rumeur. 
Il  me  semblait  être  dans  un  village  de  larves  et  de  lamies. 


1(50  PYRÉNÉES. 

et  toutes  ces  ombres  regardaient  avec  colère  et  terreur 
un  vivant. 

La  rue  où  j'entrais  était  tortueuse  et  coupée,  pour  ainsi 
dire,  en  deux  étages.  Le  côté  droit  s'adossait  à  la  mon- 
tagne, le  côté  gauche  s'enfonçait  dans  la  vallée. 

11  y  avait  beaucoup  de  maisons  du  quinzième  siècle, 
avec  deux  grandes  portes;  sur  le  maître  claveau  de  la 
première  porte  était  sculpté,  de  la  manière  la  plus  déli- 
cate et  la  plus  élégante,  le  numéro  de  la  maison  mêlé  de 
quelque  signe  religieux,  une  croix,  une  colombe,  une 
branche  de  lys;  sur  le  maître  claveau  de  la  seconde 
étalent  ciselés  les  attributs  du  métier  de  l'habitant,  une 
roue  pour  un  charron,  une  cognée  pour  un  bûcheron. 
Dans  ce  village,  tout  avait  une  sombre  et  singulière  gran- 
deur. Une  enseigne  était  un  bas-relief. 

C'était  une  misère  profonde,  mais  ce  n'était  pas  une 
misère  vulgaire.  C'était  une  misère  dans  des  maisons  de 
pierre  de  taille;  une  misère  qui  avait  des  balcons  de  fer 
ouvré  comme  le  Louvre  et  des  armoiries  sur  lames  de 
marbre  comme  l'Escurial.  Une  peuplade  de  gentilshommes 
en  haillons  dans  des  cabanes  de  granit. 

Je  ne  voyais  pas  un  jeune  visage,  excepté  quelques 
enfants  déguenillés  qui  me  suivaient  de  loin,  et  qui,  dès 
que  je  me  retournais,  reculaient  sans  fuir  comme  de 
jeunes  loups  effarouchés. 

De  deux  en  deux  maisons  il  y  avait  une  ruine,  la  plu- 
part du  temps  couverte  de  lierre  et  obstruée  de  brous- 
sailles, quelquefois  ancienne,  le  plus  souvent  récente. 

En  enjambant  les  pans  de  mur,  je  suis  arrivé  jusqu'à 
une  maison  qui  paraissait  inhabitée.  Toute  la  façade  sur 
ce  qui  avait  été  la  rue  avait  cet  air  morne  d'un  logis  sans 
maîtres,  portes  soigneusement  closes,  aux  fenêtres  des 
volets  verts  d'une  boiserie  du  temps  de  Louis  XIII  fermés 
partout.  J'ai  escaladé  une  petite  clôture  pour  tourner 
autour  de  cette  maison,  et  de  l'autre  côté  je  l'ai  trouvée 
ouverte,  mais  ouverte  affreusement,  ouverte  de  haut  en 
bas  par  l'arrachement  entier  d'une  façade  dont  la  muraille 
gisait  à  terre  d'un  seul  morceau  dans  un  champ  de  maïs 
écrasé.  J'ai  marché  sur  cette  muraille  comme  sur  un 
pavé,  et  je  suis  entré  dans  la  maison. 


LESO.  1€7 

Quelle  désolation!  Je  voyais  d'un  seul  coup  d'oeil  les 
quatre  étages  éventrés.  L'escalier  a  été  brûlé;  la  cage  de 
l'escalier  n'est  plus  qu'un  large  trou  où  toutes  les  cham- 
bres viennent  aboutir.  Les  murs,  roux  et  hideux,  mon- 
trent partout  les  marques  de  la  flamme. 

Je  n'ai  pu  parcourir  que  le  rez-de-chaussée,  l'escalier 
manquant. 

Cette  maison  était  très  grande  et  très  haute;  elle  n'est 
plus  portée  que  par  quelques  piliers  et  quelques  poutres 
amincies  par  le  feu.  Je  la  voyais  pendre  et  trembler  au- 
dessus  de  ma  tête;  de  temps  en  temps  une  pierre,  une 
brique,  un  plâtras  se  détachait  et  tombait  à  mes  pieds,  ce 
qui  faisait  un  bruit  de  vie  sinistre  dans  cette  maison 
morte.  Au  troisième  étage,  une  planche  à  demi  brûlée  est 
restée  suspendue  à  un  clou;  le  vent  l'agite  et  la  fait  grin- 
cer tristement.  Je  revoyais  dans  les  chambres  les  volets 
solidement  verrouillés.  11  y  a  quelques  lambeaux  de  papier 
sur  les  murs.  Une  chambre  est  peinte  en  rose.  Dans  la 
cuisine,  à  un  endroit  maintenant  inaccessible,  j'ai  remar- 
qué, sur  le  chambranle  blanc  de  la  haute  cheminée, 
un  petit  navire  dessiné  au  charbon  par  une  main  d'en- 
fant. 

D'une  ruine  séculaire  on  sort  l'âme  agrandie  et  dilatée. 
D'une  ruine  d'hier  on  sort  le  cœur  serré.  Dans  la  ruine 
antique,  je  me  figure  le  fantôme;  dans  la  ruine  récente, 
je  me  représente  le  propriétaire.  Le  fantôme  est  moins 
triste. 

Une  église  haute,  énorme,  granitique,  lugubre,  domine 
ce  village  farouche. 

De  loin,  ce  n'est  pas  une  église,  c'est  un  bloc.  En  appro- 
chant, oh  distingue  quelques  trous  dans  la  muraille,  et  à 
l'abside  trois  ou  quatre  ogives  du  quinzième  siècle. 
Comme  on  a  trouvé  sans  doute  que  cela  donnait  trop  de 
jour  dans  cette  boîte  de  pierre,  on  a  muré  les  ogives,  et 
on  n'a  laissé  au  centre  de  chacune  d'elles  qu'un  étroit 
œil-de-bœuf.  La  muraille  est  rousse,  âpre,  rongée  de 
lichen. 

La  façade  est  un  grand  mur  coupé  carrément,  sans 
fenêtre,  sans  baie,  et  n'offrant  à  l'œil  d'autre  ouverture 
que  le  portail,  qui  est  bas  et  triste,  avec  deux  colonnes 


168  PYRÉNÉES. 

frustes  et  un  fronton  nu.  Deux  longs  arrachements  de 
pierres  noires  balafrent  cette  façade  du  haut  en  bas.  Elle 
est  accostée  adroite  d'une  longue  et  étroite  tour,  laquelle 
dépasse  à  peine  le  faîte  de  l'édifice. 

Sept  ou  huit  vieilles  hideuses  étaient  accroupies  soli- 
tairement de  distance  en  distance  autour  de  l'église.  Je 
ne  sais  si  cet  arrangement  était  l'effet  du  hasard,  mais 
chacune  de  ces  vieilles  paraissait  s'accoupler  à  une  gar- 
gouille qui  tendait  le  cou  au-dessus  de  sa  tête  au  bord  du 
toit.  Par  instants,  les  vieilles  levaient  les  yeux  au  ciel  et 
semblaient  échanger  de  tendres  regards  avec  les  gar- 
gouilles. 

Une  de  ces  mendiantes  sauvages  attachait  sur  moi  un 
œil  plus  fixe  et  plus  fauve  que  les  autres.  Je  suis  allé  droit 
à  elle,  ce  qui  a  paru  l'étonner;  puis  je  lui  ai  montré 
l'église  et  je  lui  ai  dit  :  Guilzla.  Ce  qui  signifie  en  basque  : 
la  clef.  La  gargouille  vivante,  apprivoisée  par  ce  mot  ma- 
gique et  par  une  demi-peseta  que  j'ai  jetée  dans  son 
tablier,  s'est  dressée  debout  et  m'a  dit  :  Bay,  c'est-à-dire  : 
Oui.  Elle  a  disparu  derrière  l'église. 

Je  suis  resté  seul  devant  le  porche.  Les  autres  vieilles 
s'étaient  toutes  levées  et  s'étaient  groupées  à  un  angle 
d'où  elles  me  regardaient. 

Quelques  moments  après,  celle  qui  s'était  éloignée  a 
reparu  tenant  une  clef.  Elle  a  ouvert  la  porte  de  l'église, 
et  j'y  suis  entré. 

Était-ce  l'heure,  la  nuit  qui  s'approchait?  la  disposition 
de  mon  esprit  ou  l'émanation  même  de  l'édifice?  jamais  je 
n'ai  ressenti  impression  plus  glaçante  qu'en  pénétrant 
dans  cette  église. 

C'était  une  haute  nef,  nue  au  dedans  comme  elle  l'était 
au  dehors,  sombre,  froide,  misérable  et  grande,  à  peine 
éclairée  par  les  reflets  blafards  et  terreux  d'un  jour  cré- 
pusculaire. 

Au  fond,  derrière  le  tabernacle,  sur  une  estrade  de 
pierre,  se  développait  du  pavé  à  la  voûte  un  immense 
dessus  d'autel,  chargé  de  statues  et  de  bas-reliefs,  jadis 
doré,  maintenant  rouillé,  étageant  sur  une  surface  de 
soixante  pieds  de  haut  les  formidables  saints  de  l'Inquisi- 
tion mêlés  à  l'archilecture  tragique  et  sinistre  de  Phi- 


LESO.  169 

lippe  II.  Cet  autel,  entrevu  dans  cette  ombre,  avait. je  ne 
sais  quoi  d'impitoyable  et  de  terrible. 

La  vieille  avait  allumé  un  lumignon,  qui  scintillait  dans 
une  grande  lampe  de  fer-blanc  estampé,  d'un  beau  goût, 
suspendue  devant  l'autel.  Ce  lumignon  n'ôtait  rien  à  l'ob- 
scurité et  ajoutait  quelque  chose  à  l'horreur. 

Le  prêtre  monte  à  cet  autel  par  un  large  degré  qu'en- 
cai^se  une  rampe  de  pierre  massive  admirablement  ouvrée 
dans  le  goût  sombre  et  élégant  de  Charles-Quint,  qui 
répond  à  ce  que  nous  nommons  en  France  le  style  de 
François  1",  et  à  ce  qu'on  nomme  en  Angleterre  l'archi- 
tecture Tudor. 

J'ai  monté  cet  escalier,  et  de  là  j'ai  regardé  l'église,  qui 
est  vraiment  majestueuse  et  funèbre. 

La  vieille  était  je  ne  sais  où  dans  quelque  coin  téné- 
breux. 

La  porte  était  restée  entr'ouverte,  et  je  voyais  au  loin 
la  campagne  déjà  couverte  d'ombre,  le  ciel  assombri,  le 
bras  de  mer,  vaste  grève  à  sec  en  ce  moment;  sur  le  pre- 
mier plan,  une  ruine  qui  élait  une  cabane;  sur  le  second 
plan,  une  ruine  qui  était  une  maison  d'alcade:  au  fond, 
une  ruine  qui  était  un  couvent.  La  cabane  ruinée,  la  mai- 
son ruinée,  le  couvent  ruiné,  ce  ciel  d'où  le  jour  s'en  va, 
cette  plage  d'où  la  mer  se  retire,  n'était-ce  pas  un  symbole 
complet?  Il  me  semblait  que,  du  fond  de  cette  mysté- 
rieuse église,  je  voyais,  non  une  campagne  quelconque, 
mais  la  figure  de  l'Espagne. 

En  ce  moment,  un  bruit  singulier  est  venu  jusqu'à  moi. 
J'ai  écouté,  n'en  pouvant  croire  mes  oreilles,  et  écouté 
encore.  Chose  surprenante  et  qui  annonce  combien  est 
déjà  profonde  la  révolution  qui  se  fait  en  ce  pays  :  la 
bande  d'enfants  qui  m'avait  suivi  de  loin  avait  vu  l'église 
ouverte;  elle  s'était  installée  sous  le  porche,  et  là  elle 
chantait  à .  tue-tête,  et  avec  dérision  et  avec  de  longs 
éclats  de  rire,  la  messe  et  les  vêpres,  parodiant  le  prêtre 
à  l'autel  et  les  chantres  dans  le  chœur. 

Vous  le  dirai-je,  ami?  en  ce  moment-là,  je  me  suis  senti 
dans  l'âme  une  pitié  infinie  pour  ces  pauvres  enfants  à 
qui  la  religion  va  manquer  avant  qu'on  leur  ait  donné  la 
civilisation. 


170  PYRÉNÉES. 

Et  puis,  des  enfants  ma  pitié  est  alléa  à  cette  pauvre 
vieille  nef  du  saint-office,  obligée  de  subir  cet  affront  en 
silence.  Quel  châtiment!  quelle  réaction!  des  enfants  rail- 
lent ce  qui  a  si  longtemps  fait  trembler  les  hommes  !  Oh  ! 
si  les  pierres  ont  des  entrailles,  si  l'âme  des  institu- 
tions se  communique  aux  édifices  qu'elles  construisent, 
quelle  morne  et  inexprimable  colère  devait  en  ce 
moment-là  remuer  jusqu'en  leurs  fondements  ces.  aus- 
tères et  formidables  murailles  !  Et  songer  que  ceci  se  pas- 
sait auprès  du  berceau  de  saint  Ignace,  à  deux  lieues  de 
la  vallée  de  Loyola  !  —  A  mesure  que  les  enfants  chan- 
taient, la  nef  devenait  plus  sombre,  et  cette  nuit  qui  se 
faisait  dans  l'église  semblait  être  l'image  de  la  nuit  qui  se 
faisait  dans  leur  foi. 

Triste  église  de  saint  Dominique,  tu  avais  cru  vaincre 
Satan,  et  tu  es  vaincue  par  Voltaire  ! 

Voilà  donc  que  tout  est  masure  en  Espagne  !  la  maison, 
demeure  de  l'homme,  est  ruinée  dans  les  campagnes  ;  la 
religion,  demeure  de  l'âme,  est  ruinée  dans  les  cœurs. 

Il  faisait  nuit  quand  je  suis  sorti  de  l'église.  Toutes  les 
fenêtres  et  toutes  les  portes  étaient  closes  dans  le  village. 
Pas  une  lumière,  pas  un  habitant.  On  eût  dit  que  ces 
sépulcres  s'étaient  refermés  et  que  ces  spectres  s'étaient 
rendormis. 

Cependant,  à  une  place,  j'ai  distingué  une  lueun.  Je  m'y 
suis  dirigé.  Un  volet  était  entre-bâillé  à  un  rez-de- 
chaussée,  et  i'ai  vu  dans  une  chambre  basse  une  vieille 
femme  accroupie,  immobile,  adossée  à  un  mur  fraî- 
chement blanchi.  Au-dessus  de  sa  tète  brûlait  une  lampe 
attachée  à  un  clou,  la  vieille  lampe  espagnole  qui  a  la 
forme  d'une  lampe  sépulcrale.  J'ai  cru  voir  rêver  lady 
Macbeth. 

La  réverbération  de  cette  lampe  m'a  permis  de  lire  sur 
la  porte  de  la  maison  d'en  face  cette  inscription  : 

POSADA 
LHABIT. 

Je  m'attendais  à  tout,  excepté  à  trouver  là  une  auberge. 
La  lune  se  levait  derrière  les  monts  Jaitzquivel  comme 


LESO.  171 

jft  sortais  du  village.  Il  m'a  été  facile  de  retrouver  mon 
chemin.  Pourtant,  dans  la  disposition  d'esprit  où  ma 
visite  à  ce  lieu  étrange  m'avait  laissé,  j'avais  peine  à 
reconnaître  cette  campagne  qui  m'avait  charmé  quelques 
heures  auparavant.  Ce  paysage,  si  gai  au  soleil,  était 
d-venu  lugubre  à  la  lune.  La  solitude  de  la  nuit  emplissait 
l'horizon. 

J'approchais  de  Pasages.  Quelques  passants  commen- 
çaient à  Srt  montrer  sur  la  route. 

J'avais  l'œil  fixé  sur  la  ruine  d'un  castillo  qui  se  des- 
sinait au  loin  au  clair  de  lune  sur  la  crête  d'une  assez 
haute  montagne,  au  fond  d'uoe  vallée  étroite,  sauvage  et 
déserte. 

Ce  qui  m'occupait,  c'était  une  lumière  qui  venait  d'ap- 
p  traître  dans  cette  ruine,  à  l'extrémité  du  pignon.  C^tte 
liimière  avait  quelque  chose  d'inexplicable  et  de  singulier. 
D'abord  à  cause  du  lieu  où  elle  brillait,  ensuite  à  cause 
de  la  façon  dont  elle  brillait.  Elle  se  comportait  comme 
un  phare,  s'allumant,  puis  s'éteignant,  puis  se  rallumant 
et  jetant  tout  à  coup  l'éclat  d'une  grosse  étoile.  Qu'était-ce 
que  ce  feu,  et  que  signifiait-il? 

Comme  j'arrivais  à  la  gorge  où  est  le  pont,  une  pau- 
vresse qui  se  trouve  habituellement  à  l'entrés  de  la  cor- 
derie  et  à  laquelle  je  fais  l'aumône  à  peu  près  chaque 
matin,  traversait  la  chaussie  pour  monter  jusqu'à  sa 
cabane  à  mi-côte.  En  m'apercevant,  elle  se  retourna,  fit 
un  signe  de  croix  et  me  montra  la  lumière  en  disant  : 
Los  demonios.  Je  passai  outre. 

Un  peu  plus  loin,  à  l'entrée  du  dallage  rapide  qui  des- 
cend à  Pasages,  un  homme,  un  pêrheur,  était  debout  sur 
un  bloc  de  marbre  rouge,  et,  comme  la  vieille,  il  regar- 
dait la  lumière.  Que  es  eso  ?  lui  dis-je  en  m'approchant. 
L'homme  ne  quitta  pas  la  lumière  des  yeux,  et  me 
répondit  :  —  Conlrabandistas. 

Gomme  je  montais  mon  escalier,  mon  hôtesse,  l'excel- 
lente madame  Basquetz,  vint  à  moi  : 

—  Ah  !  monsieur,  comme  vous  voilà  tard  !  Vous  n'avez 
pas  soupe  ?  D'où  venez-vous  donc  ainsi  ? 

—  De  Leso. 

—  Ah  !  vous  êtes  allé  à  Leso? 


kk 


172  PYRÉNÉES. 

—  Oui,  madame. 

Elle  répéta  un  moment  après,  d'un  air  pensif  : 

—  De  Leso  ? 

—  Mais  oui,  repris-je.  Et  vous,    n'y  êtes-vous  jamais 
allée  ? 

—  Non,  monsieur. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Parce  que,  dans  le  pays,  on  ne  va  jamais  à  Leso. 

—  Et  pourquoi  n'y  va-t-on  jamais? 

—  Je  ne  sais  pas. 


\I 


PAMPELUNE 


Je  suis  à  Pampelune,  et  je  ne  saurais  dire  ce  que  j'y 
éprouve.  Je  n'avais  jamais  vu  cette  ville,  et  il  me  semble 
que  j'en  reconnais  chaque  rue,  chaque  maison,  chaque 
porte.  Toute  l'Espagne  que  j'ai  vue  dans  mon  enfance 
m'apparaît  ici  comme  le  jour  où  j'ai  entendu  passer  la 
première  charrette  à  bœufs.  Trente  ans  s'effacent  dans 
ma  vie  ;  je  redeviens  l'enfant,  le  petit  français,  el  tiino,  el 
chiquHo  fiances,  comme  ou  m'appelait.  Tout  un  monde 
qui  sommeillait  en  moi  s'éveille,  revit  et  fourmille  dans 
ma  mémoire.  Je  le  croyais  presque  effacé  ;  le  voilà  plus 
resplendissant  que  jamais. 

Ceci  est  bien  la  vraie  Espagne.  Je  vois  des  places  à 
arcades,  des  pavés  à  mosaïques  de  cailloux,  des  bateaux  à 
bannes,  des  maisons  peintes  à  falbalas,  qui  me  font  battre 
le  cœur.  Il  me  semble  que  c'était  hier.  Oui,  je  suis  entré 
hier  sous  cette  grande  porte  cochère  qui  donne  sur  un 
petit  escalier;  j'ai  acheté  l'autre  dimanche,  en  allant  à  la 
promenade  avec  mes  jeunes  camarades  du  séminaire  des 
nobles,  je  ne  sais  quelles  gimblettes  poivrées  {rosquillas) 
dans  cette  boutique  au  fronton  de  laquelle  pendent  des 


174  PYIlÉNÉliS. 

peaux  de  bouc  à  porter  le  vin  ;  j'ai  joué  à  la  balle  le  long 
de  ce  haut  mur,  derrière  une  vieille  église.  Tout  cela  est 
pour  moi  certain,  réel,  distinct,  palpable. 

Il  y  a  des  bas  de  murailles  coloriés  en  marbre  extra- 
vagant qui  me  ravissent  l'âme.  J'ai  passé  deux  heures 
délicieuses  tète  à  tête  avec  un  vieux  volet  vert  à  petits 
panneaux  qui  s'ouvre  en  deux  morceaux  de  façon  à  faire 
une  fenêtre  %i  on  l'ouvre  à  moitié  et  un  balcon  si  on 
l'ouvre  tout  à  fait.  Ce  volet  était  depuis  trente  ans,  sans 
que  je  m'en  doutasse,  dans  un  coin  de  ma  pensée.  J'ai  dit  : 
Tiens  !  voilà  mon  vieux  volet! 

Quel  mystère  que  le  passé!  Et  comme  il  est  vrai  que 
nous  nous  déposons  nous-même  dans  les  objets  qui  nous 
entourent!  Nous  les  croyons  inanimés,  ils  vivent  cepen- 
dant; ils  vivent  de  la  vie  mystérieuse  que  nous  leur 
avons  donnée.  A  chaque  phase  de  notre  vie  nous  dépouil- 
lons notre  êti-e  tnut  entier,  et  nous  l'oublions  dans  un 
coin  du  monde.  Tout  cet  ensemble  de  choses  indicibles 
qui  a  été  nous-même  reste  là  dans  l'ombre  ne  faisant 
qu'un  avec  les  objets  sur  lesquels  nous  nous  sommes 
empreints  à  notre  insu.  Un  jour  enfin,  par  aventure,  nous 
revoyons  ces  objets  ;  ils  surgissent  devant  nous  brusque- 
ment, et  les  voilà  qui  sur-le-champ,  avec  la  toute-puis- 
sance de  la  réalité,  nous  restituent  notre  passé.  C'est 
comme  une  lumière  subite;  ils  nous  reconnaissent,  ils  se 
font  reconnaître  de  nous,  ils  nous  rapportent,  entier  et 
éblouissant,  le  dépôt  de  nos  souvenirs,  et  nous  rendent 
un  charmant  fantôme  de  nous-même,  l'enfant  qui  jouait, 
le  jeune  homme  qui  aimait. 

J'ai  donc  quitté  hier  Saint-Sébastien. 

Les  montagnes  produisent  deux  sortes  de  routes  :  celles 
qui  serpentent  à  plat  sur  le  sol  comme  les  vipères,  celles 
qui  serpentent  en  ondulant  par  soubresauts  comme  les 
boas.  Passez-moi  ces  deux  comparaisons  qui  rendent  ma 
pensée  sensible.  La  route  de  Saint-Sébastien  à  Tolosa  est 
de  la  dernière  espècR  ;  celle  de  Tolosa  à  Pampelune  ei>t  de 
la  première.  C'est-à-dire  que  la  route  de  Saint-Sébastien  à 
Tolosa  monte  et  descend  sur  la  croupe  des  collines  et  que 
la  route  de  Tolosa  à  Pampelune  suit  les  sinuosités  des 
vallées.  L'une  est  charmante,  l'autre  est  sauvage. 


PAMPELLNE.  175 

En  quittant  Saint-Sébastien  j'ai  donné  un  dernier  coup 
d'œil  à  la  presqu'île,  à  la  mer  qui  blancliissait  super- 
bement sur  le  sable,  au  mont  Urgoll,  et  aux  trois  cou- 
vents qui  ont  été  brûlés  aux  portes  de  la  ville,  un  par  les 
cristinos,  deux  par  les  carlistes. 

Hernani  n'a  pas  de  monuments,  —  une  église  quel- 
conque dont  le  portail  pompadour  est  pourtant  assez 
riche,  un  ayuntamiento  insignifiant;  —  mais  Hernani  a  un 
admirable  paysage  et  une  rue  qui  vaut  une  cathédrale. 
La  grande  rue  de  Hernani,  toute  bordée  de  blasons  en 
saillie,  de  balcons-bijoux,  de  portails  seigneuriaux,  fermée 
par  une  vieille  poterne  ruinée  qui  porte  en  ce  moment, 
au  lieu  de  créneaux,  des  toufies  de  capucines  en  fleur, 
est  un  livre  magnifique  où  l'on  peut  lire  page  à  page, 
maison  à  çiaison,  l'architecture  de  quatre  siècles. 

J'ai  regretté  en  traversant  la  ville  que  rien  n'indiquât  au 
passant  la  maison  où  est  né  Jean  de  L'rbuta,  ce  capitaine 
espagnol  auquel  échut,  dans  la  journée  de  Pavie,  l'hon- 
neur de  faire  François  I"  prisonnier.  L'rbuta  fit  la  chose 
en  gentilhomme  et  François  l"  la  subit  en  roi.  L'Espagne 
doit  à  L'rbuta  une  plaque  de  marbre  dans  la  grande  rue 
de  Hernani. 

Au  reste,  ces  montagnes  sont  pleines  de  noms  illustres. 
Motrico  est  la  patrie  de  Charruca  qui  mourut  à  Trafalgar. 
Sébastien  de  Elcano,  qui  fit  le  tour  du  monde  en  1519 
noiez  la  date),  et  Alonzo  de  Ercilla,  qui  fit  un  poème 
épique,  naquirent,  l'un  à  Guetaria,  l'autre  à  Bermeo.  La 
vallée  de  Loyola  a  vu  naître  en  IZi'Jl  Ignace  qui  de  page  se 
fit  saint,  et  le  pont  de  Lozedo  a  vu  débarquer,  venant  d'Al- 
lemagne pour  aller  à  Saint-Just,  Charles-Quint  qui  d'em- 
pereur se  fit  moine. 

Tolosa,  qui  est  l'ancienne  Iturissa,  a  plus  de  grâce  que 
Hernani,  et  plus  de  vie  et  plus  de  richesse,  mais  moins  de 
grandeur  et  de  solennité. 

Malgré  la  pluie  fine  qui  tombait  depuis  le  matin,  j'ai  vu 
toute  la  ville.  Quelques  vieilles  maisons,  dont  une  bâtie 
sous  Alphonse  le  Sage,  le  roi  astronome;  une  assez  belle 
église,  dont  on  a  fait  un  grenier  à  fourrage;  les  deux 
jolies  rivières,  l'Oria  et  l'Araxa,  voilà  tout  ce  que  j'ai  eu 
pour  ma  peine. 


176  PYRENEES. 

Il  y  a  sur  la  devanture  d'un  premier  étage  dans  la 
grande  rue  une  inscription  sur  marbre  noir  qui  com- 
mence par  Sic  visiim  superis  et  qui  se  termine  par  el 

emperador  le caballero.  J'avais  commf^ncé  à  la  copier, 

mais  cette  action  inouïe  a  produit  en  quelques  minutes  un 
tel  attroupement  autour  de  moi  que  j'ai  renoncé  à  l'in- 
scription. Dans  ce  moment  où  les  ayuntamientos  trem- 
blent comme  la  feuille,  j'ai  craint  de  faire  par  mégarde  une 
révolution  à  Toîosa. 

Hernani,  où  j'étais  passé  étant  enfant  et  dont  le  sou- 
venir m'était  resté,  a  bien  plus  que  Tolosa  la  physionomie 
espagnole.  Les  quatorze  diligences  qui  partent  tous  les 
jours  de  Tolosa  emportent  chaque  matin  quelque  chose 
des  vieilles  mœurs,  des  vieilles  idées,  des  vieilles  cou- 
tumes, de  ce  qui  fait  la  vieille  Espagne  enfin.» 

Et  puis  on  travaille  à  Tolosa.  Il  y  a  la  fabrique  de  cha- 
peaux d'Urbieta,  une  manufacture  de  papier,  force  cor- 
roieries,  force  fabriques  de  clous,  de  fers  à  cheval,  de 
marmites  en  fer  battu,  de  grilles  de  balcon  en  fer  poli,  de 
sabres  et  de  fusils;  toute  la  montagne  est  pleine  de 
forges.  Or,  si  quelque  chose  peut  déformer  l'Espagne, 
c'est  le  travail. 

L'Espagne  est  essentiellement  le  peuple  gentilhomme 
qui,  pendant  trois  siècles,  s'est  fait  nourrir  à  ne  rien 
faire  par  les  Indes  et  les  Amériques.  De  là  les  rues  bla- 
sonnées.  En  Espagne  on  attendait  le  galion  comme  en 
France  on  vote  le  budget.  Tolosa,  avec  son  activité,  son 
industrie,  ses  moulins,  ses  torrents,  ses  ombrages,  ses 
enclumes  et  son  bruit,  ressemble  à  une  jolie  ville  fran- 
çaise. Il  tremble  qu'elle  doit  importuner  par  ses  bourdon- 
nements la  Castiile-Vieille,  sa  voisine,  et  que  celle-ci  a  dû 
être  plus  d'une  fois  tentée  de  se  retourner,  à  demi 
assoupie  comme  elle  est,  pour  lui  dire  :  Tais-toi  donc  ! 

Au  moment  où  je  descendais  à  Tolosa,  sous  la  porte  de 
la  fonda,  une  nuée  de  servantes  en  jupon  court  et  jambes 
nues,  empressées,  cordiales  et  quelques-unes  jolies,  m'a 
entouré  el  s'est  emparée  de  mon  bagage.  Toutes  essayaient 
de  me  dire  quelques  mots  en  français. 


PA.MPELLNE. 


Ce  matin,  à  trois  heures,  bien  avant  le  jour  comme 
vous  vo3'ez,  je  me  suis  installé  dans  le  coupé  de  la  dili- 
gence de  la  Coronilla  de  Aragon,  et  je  suis  sorti  de 
Toi  osa. 

Nous  avons  traversé  la  rue  et  le  pont  et  abordé  la 
grande  route  dans  la  nuit  noire,  au  galop  furieux  de  huit 
mules  pressées,  excitées,  fouettées,  éperonnées,  aiguil- 
lonnées, exaspérées  par  trois  hommes. 

L'un  de  ces  trois  hommes  était  un  enfant,  mais  il  valait 
à  lui  seul  les  deux  autres. 

Il  ne  paraissait  pas  avoir  plus  de  huit  à  neuf  ans.  Ce 
farouche  marmot,  qu'avant  de  partir  j'avais  entrevu  sous 
la  lanterne  de  l'écurie,  avec  son  chapeau  à  la  Henri  II,  sa 
blouse  de  paillasse  et  ses  guêtres  de  cuir,  avait  un  profil 
arabe,  des  yeux  fendus  en  amande  et  la  plus  gracieuse 
allure  du  monde.  Sitôt  qu'il  fut  à  cheval,  il  se  transfi- 
gura; il  me  sembla  voir  un  gnome  qui  se  serait  fait  pos- 
tillon. Il  était  presque  imperceptible  sur  son  immense 
mulet,  semblait  vissé  sur  sa  selle,  brandissait  à  son  petit 
bras  un  fouet  monstrueux  dont  chaque  coup  faisait  bondir 
l'attelage  et  précipitait  tête  baissée  à  corps  perdu  dans 
les  ténèbres  tout  cet  énorme  équipage  sonnant,  cahoté, 
bondissant,  roulant  sur  les  ponts  et  les  chaussées  avec  le 
bruit  d'un  tremblement  de  terre.  C'était  la  mouche  du 
coche,  mais  quelle  formidable  mouche  ! 

Figurez-vous  un  démon  traînant  le  tonnerre. 

Le  mayoral,  assis  à  droite  sur  le  siège,  grave  comme  un 
évêque,  secouait  ain*i  qu'un  sceptre  un  fouet  gigan- 
tesque dont  la  pointe  atteignait  la  huitième  mule  à  Textré- 
mité  de  l'attelage  et  dont  la  piqûre  semblait  de  feu.  De 
temps  en  temps  il  criait  :  Anda,  nino  !  va,  enfant I  Et  le 
petit  postillon  se  courbait  funeux  sur  sa  mule,  et  tout 
bondissait  comme  si  la  voiture  allait  s'envoler. 

A  gauche  du  mayoral  se  tenait  un  grand  gueux  d'une 
vingtaine  d'années  presque  aussi  fantastique  que  le  pos- 
tillon. C'était  le  sagal.  Cet  étrange  gaillard,  sanglé  d'une 
corde,  chaussé  d'une  loque,  vêtu  d'une  guenille  et  coiffé 

12 


178  PYRÉNÉES. 

d'un  béret,  risquait  sa  vie  vingt  fois  par  heure.  A  cliaque 
minute  il  se  ruait  à  terre,  sautait  d'un  bond  à  la  tète  de 
réquipage,  insultait  les  mules,  les  appelait  par  leurs  noms 
avec  des  cris  effrayants  :  La  capilana  !  la  gaillarda!  la 
générale!  Leona!  la  carabinera  !  la  collegiana!  la  car- 
caiia!  fouettait,  piquait,  pinçait,  mordait,  frappait  du 
poing  et  du  pied,  poussait  au  triple  galop  la  diligence, 
qu'il  semblait  ne  pouvoir  plus  suivre  et  qui  le  dépassait 
avec  la  vitesse  de  l'éclair,  et  au  moment  où  on  le  croyait 
à  un  quart  de  lieue  en  arrière,  à  l'instant  le  plus  rapide 
de  la  course,  un  homme  qui  semblait  lancé  par  une 
bombe  tombait  tout  à  coup  sur  le  siège  à  côté  du 
mayoral.  C'était  le  sagal  qui  se  rasseyait. 

Et  qui  se  rasseyait  le  plus  tranquille  du  monde,  sans 
être  ému,  ni  haletant,  sans  une  goutte  de  sueur  sur  le 
front.  Un  avare  qui  vient  de  donner  un  liard  à  un  pauvre 
est,  à  coup  sûr,  plus  essoufflé.  Qui  n'a  pas  vu  courir  un 
sagal  navarrais  sur  la  route  de  Tolosa  à  Pampelune  ne 
sait  pas  tout  ce  que  contient  le  fameux  proverbe  :  courir 
comme  un  basque. 

J'avais  la  tête  alourdie  par  cette  espèce  de  sommeil  où 
la  fatigue  d'une  mauvaise  nuit,  l'air  frais  du  matin  et  le 
roulement  de  la  voiture  plongent  le  voyageur.  Vous  con- 
naissez cette  somnolence  à  la  fois  vague  et  transparente 
où  l'esprit  flotte  à  demi  noyé,  où  les  réalités  qu'on  per- 
çoit confusément  tremblent,  grandissent,  chancellent, 
s'effacent,  et  deviennent  des  rêves  tout  en  restant  des 
réalités.  Une  diligence  devient  un  tourbillon,  et  reste  une 
diligence.  Les  bouches  des  gens  qui  parlent  sonnent 
comme  des  trompes;  au  relais  la  lanterne  du  postillon 
flamboie  comme  Sirius  :  l'ombre  qu'elle  projette  sur  le 
pavé  semble  une  immense  araignée  qui  saisit  la  voiture  et 
la  secoue  entre  ses  antennes.  C'est  à  travers  cette  rêverie 
grossissante  que  mes  huit  mules  et  mes  trois  postillons 
m'apparaissaient. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  quelquefois  de  la  raison  dans  les  hal- 
lucinations, de  la  vérité  dans  les  rêves  ?  et  les  états 
étranges  de  l'âme  ne  sont-ils  pas  pleins  de  révélations  ? 

Eh  bien,  vous  le  dirai-je?  dans  cette  situation  où  tant 
de  philosophes  ont  vainement  essayé  de  s'étudier  eux- 


PA.MPELLNE.  179 

mêmes,  des  doutes  singuliers,  des  questions  bizarres  et 
neuves  se  présentaient  à  ma  pensée.  Je  me  demandais  : 
Que  peut-il  se  passer  et  que  se  passe-t-il  en  ces  pauvres 
mules,  qui,  dans  l'espèce  de  somnambulisme  où  elles 
vivent,  vaguement  éclairées  des  lueurs  vacillantes  de 
Tinstinct,  assourdies  par  cent  grelots  à  leurs  oreilles, 
presque  aveuglées  par  le  guardaojos,  emprisonnées  par  le 
harnais,  épouvantées  par  le  bruit  de  chaîne?,  de  roues  et 
de  pavés  qui  les  suit  sans  cesse,  sentent  s'acharner  sur 
elles  dans  cette  ombre  et  dans  ce  lumulte  trois  satans 
qu'elles  ne  connaissent  pas,  mais  qu'elles  sentent,  qu'elles 
ne  voient  pas,  mais  qu'elles  entendent?  Que  signifie 
pour  elles  ce  songe,  cette  vision,  cette  réalité?  Est-ce 
un  châtiment?  mais  elles  n'ont  pas  fait  de  crime.  Que 
pensent-elles  de  l'homme? 

Mon  ami,  l'aube  commençait  à  poindre;  un  coin  du 
firmament  blanchissait  de  cette  blancheur  sinistre  qu'a 
toujours  la  première  lueur  du  matin;  tout  ce  qui  vit  de 
la  vie  distincte  et  précise  dormait  encore  dans  les  nids 
perdus  sous  les  feuilles  et  dans  les  cabanes  enfouies  dans 
les  bois;  mais  il  me  semblait  que  la  nature  ne  dormait 
pas.  Les  arbres  entrevus  dans  l'obscurité  comme  des  fan- 
tômes se  dégageaient  peu  à  peu  de  la  brume  dans  les 
gorges  profondes  de  Tolosa  et  apparaissaient  au-dessus  de 
nous  au  bord  du  ciel  comme  s'ils  avançaient  la  tête  par- 
dessus le  sommet  des  collines;  les  herbes  frissonnaient 
sur  la  berge  du  chemin;  sur  les  rochers,  des  broussailles 
noires  et  confuses  se  tordaient  comme  avec  désespoir;  je 
n'entendais  aucun  bruit,  aucune  voix,  aucune  plainte; 
mais,  je  vous  le  dis.  il  me  semblait  que  la  nature  ne  dor- 
mait pas!  il  me  semblait  qu'elle  se  réveillait  peu  à  peu 
autour  de  nous,  et  que,  dans  ces  arbres,  dans  ces  herbes, 
dans  ces  broussailles,  c'était  elle,  la  mère  commune,  qui 
se  penchait  dans  une  douleur  ineffable  et  une  inexpri- 
mable pitié,  du  bord  du  chemin  et  du  haut  des  mon- 
tagnes, pour  voir  passer  et  souffrir  dans  cette  course  pleine 
de  ténèbres  ces  pauvres  mules  épouvantées,  ces  animaux 
abandonnés  et  misérables  qui  sont  ses  enfants  comme 
nous,  et  qui  vivent  plus  près  d'elle  que  nous! 

0  mon  ami,  si  la  nature  en  effet  nous  regarde  à  de  cer- 


180  PYRÉNÉES. 

taines  heures,  si  elle  voit  les  actions  brutales  que  nous 
commettons  sans  nécessité  et  comme  par  plaisir,  si  elle 
souffre  des  choses  méchantes  que  les  hommes  font,  que 
son  attitude  est  sombre  et  que  son  silence  est  terrible! 

Nul  n'a  sondé  ces  questions.  La  philosophie  humaine 
s'est  peu  occupée  de  Thomme  en  dehors  de  Phomme,  et 
n'a  examiné  que  superficiellement  et  presque  avec  un 
sourire  de  dédain  les  rapports  de  l'homme  avec  les  choses 
et  avec  la  bête  qui  à  ses  yeux  n'est  qu'une  chose.  Mais 
n'y  a-t-il  pas  là  des  abîmes  pour  le  penseur? 

Doit-on  se  croire  insensé  parce  qu'on  a  dans  le  cœur  le 
sentiment  de  la  pitié  universelle?  N'existe-t-il  pas  de  cer- 
taines lois  d'équité  mystérieuse  qui  se  dégagent  de  l'en- 
semble des  choses,  et  que  blessent  les  voies  de  fait  inin- 
telligentes et  inutiles  de  l'humme  sur  les  animaux?  Sans 
doute  la  souveraineté  de  l'homme  sur  les  choses  ne  peut 
être  niée;  mais  la  souveraineté  de  Dieu  passe  avant  celle 
de  l'homme.  Or,  pensez-vous,  par  exemple,  que  l'homme 
ait  pu,  sans  violer  quelque  intention  secrète  et  paternelle 
du  créateur,  faire  du  bœuf,  de  l'âne  et  du  cheval  les  for- 
çats de  la  création?  Qu'il  les  fasse  servir,  c'est  bien,  mais 
qu'il  ne  les  fasse  pas  souffrir!  Qu'il  les  fasse  mourir  même, 
s'il  le  faut,  c'est  son  besoin  et  c'est  son  droit,  mais  du 
moins,  et  j'insiste  sur  ceci,  qu'il  ne  leur  fasse  souffrir  rien 
d'inutile. 

Quant  à  moi,  je  pense  que  la  pitié  est  une  loi  comme  la 
justice,  que  la  bonté  est  un  devoir  comme  la  probité.  Ce 
qui  est  faible  a  droit  à  la  bonté  et  à  la  piiié  de  ce  qui  est 
fort.  L'animal  est  faible,  puisqu'il  est  inintelligent.  Soyons 
donc  pour  lui  bons  et  pitoyables. 

Il  y  a  dans  les  rapports  de  l'homme  avec  les  bêtes,  avec 
les  fleurs,  avec  les  objets  de  la  création,  toute  une  grande 
morale  à  peine  entrevue  encore,  mais  qui  finira  par  se 
faire  jour  et  qui  sera  le  corollaire  et  le  complément  de  la 
morale  humaine.  J'admets  les  exceptions  et  les  restric- 
tions, qui  sont  innombrables;  mais  il  est  certain  pour  moi 
que,  le  jour  où  Jésus  a  dit  •  «  Ne  faites  pas  à  autrui  ce 
que  vous  ne  voudriez  pas  qu'on  vous  fît  »,  dans  sa  pensée 
autrui éta.it  immense;  autrui  dépassait  l'homme  et  embras- 
sait l'univers. 


FAMPELt-NE.  181 

L'objet  principal  pour  lequel  a  été  créé  Thomme,  son 
grand  but,  sa  grande  fonction,  c'est  d'aimer.  Dieu  veut 
que  riiomme  aime.  L'homme  qui  n'aime  pas  est  au-dessous 
de  l'homme  qui  ne  pense  pas.  En  d'autres  termes,  l'égoïste 
est  inférieur  à  l'imbécile,  le  méchant  est  plus  bas  dans 
l'échelle  humaine  que  l'idiot. 

Chaque  chose  dans  la  nature  donne  à  Thornme  le  fruit 
qu'elle  porte,  le  bienfait  qu'elle  produit.  Tous  les  objets 
servent  à  l'homme,  selon  les  lois  qui  leur  sont  propres; 
le  soleil  donne  sa  lumière,  le  feu  sa  chaleur,  l'animal  son 
instinct,  la  fleur  son  parfum.  C'est  leur  façon  d'aimer 
l'homme.  Ils  suivent  leur  loi,  et  ne  s'y  refusent  pas  et  ne 
s'y  dérobent  jamais;  l'homme  doit  obéir  à  la  sienne.  11  faut 
qu'il  donne  à  l'humanité  et  qu'il  rende  à  la  nature  ce  qui 
est  sa  lumière  à  lui,  sa  chaleur,  son  instinct  et  son  par- 
fum, —  l'amour. 

Sans  doute  c'était  le  premier  devoir  —  et  c'est  par  là 
qu'on  a  du  commencer,  et  les  divers  législateurs  de  l'es- 
prit humain  ont  eu  raison  de  négliger  tout  autre  soin  pour 
celui-là  —  il  fallait  civiliser  l'homme  du  côté  de  l'homme. 
La  tâche  est  avancée  déjà  et  fatt  des  progrès  chaque  jour. 
Mais  il  faut  aussi  civiliser  l'homme  du  côté  de  la  nature. 
Là  tout  est  à  faire. 

Voilà  ma  rêverie.  Prenez-la  pour  ce  qu'elle  est;  mais 
quoi  que  vous  en  disiez,  je  vous  déclare  qu'elle  vient  d'un 
sentiment  profond  que  j'ai  en  moi.  Maintenant,  pensons-5% 
nsais  n'en  parlons  plus.  Il  faut  jeter  la  graine  et  laisser  le 
sillon  faire. 


Que  vous  dirai-je?  je  suis  charmé.  C'est  un  admirable 
pays,  et  très  curieux,  et  très  amusant.  Pendant  que  vous 
avez  la  pluie  à  Paris,  j'ai  le  soleil  ici,  et  le  ciel  bleu,  et 
tout  juste  ce  qu'il  faut  de  nuages  pour  faire  de  magni- 
fiques fumées  sur  les  montagnes. 


182  PYRÉNÉES. 

Tout  ici  est  capricieux,  contradictoire  et  singulier; 
c'est  un  mélange  de  mœurs  primitives  et  de  mœurs  dégé- 
nérées; naïveté  et  corruption;  noblesse  et  bâtardise;  la 
vie  pastorale  et  la  guerre  civile;  des  gueux  qui  ont  des 
airs  de  héros,  des  héros  qui  ont  des  mines  de  gueux;  une 
ancienne  civilisation  qui  achève  de  pourrir  au  milieu  d'une 
jeune  nature  et  d'une  nation  nouvelle;  c'est  vieux  et  cela 
naît,  c'est  rance  et  c'est  frais.  C'est  inexprimable.  Surtout 
c'est  amusant. 

Pays  unique  où  l'incompatible  se  marie  à  tout  moment, 
à  tout  bout  de  champ,  à  tout  coin  de  rue.  Les  servantes 
de  tables  d'hôte  se  cambrent  comme  des  duchesses  pour 
recevoir  deux  sous.  Regardez  cette  fille  de  village  qui 
passe;  elle  est  jolie  à  miracle,  coiffée  à  ravir,  coquette  et 
parée  comme  une  madone;  baissez  les  yeux,  c'est  une  hor- 
rible jupe  déguenillée  d'où  sortent  d'affreux  grands  pieds 
nus  et  sales,  la  madone  se  termine  en  muletier.  Le  vin  est 
exécrable,  il  sent  la  peau  de  bouc;  l'huile  est  abomi- 
nable, elle  sent  je  ne  sais  quoi;  l'enseigne  de  toutes  les 
boutiques  vous  offre  du  vin  et  de  l'huile  :  Vino  y  aceyte. 
Les  grandes  routes  ont  des  trottoirs,  les  mendiants  ont 
des  bijoux,  les  cabanes  ont  des  armoiries,  les  habitants 
n'ont  pas  de  souliers.  Tous  les  soldais  jouent  de  la  guitare 
dans  tous  les  corps  de  garde.  Les  prêtres  grimpent  sur 
l'impériale,  fument  des  cigares,  regardent  les  jambes  des 
femmes,  mangent  comme  des  tigres  et  sont  maigres 
comme  des  clous.  Les  chemins  sont  semés  de  gredins  pit- 
toresques. 

0  Espagne  décrépite  !  ô  pays  tout  neuf!  Grande  histoire, 
grand  passé,  grand  avenir!  présent  hideux  et  chétif! 
0  misères!  ô  merveilles!  On  est  repoussé,  on  est  attiré. 
Je  vous  le  redis,  c'est  inexprimable. 

Le  soir,  on  les  revoit,  ces  mêmes  gredins,  sur  le  sommet 
des  collines,  une  carabine  au  dos,  faisant  des  silhouettes 
sur  le  ciel. 


La  gorge  qui  mène  de  Tolosa  à  Pampelune  serait  célèbre 
si  on  Id  voyait.  Mais  c'est  une  de  ces  routes  que  personne 


PAMPELUXE.  183 

ne  prend.  Un  voyage  en  zigzag  en  Espagne  serait  un  voyage 
de  découvertes.  Il  y  a  sept  ou  huit  grandes  routes:  tout 
le  monde  les  suit.  Personne  ne  connaît  les  lieux  inter- 
médiaires. 

Du  reste,  l'Europe  est  menacée  de  quelque  chose  de 
pareil.   Le  délaissement  des  régions  intermédiaires,  c'est 
là  un  des  résultats  probables  et  redoutables  des  chemins 
de  fer.  La  civilisation  trouvera  certainement  le  remède,  ' 
mais  il  faut  qu'elle  le  cherche. 

11  y  a  une  classe  de  gens,  d'esprits,  si  vous  voulez,  que 
l'enthousiasme  fatigue  ou  dépasse,  et  qui  se  tirent  d'af- 
faire, devant  toutes  les  beautés  de  l'art  ou  de  la  création, 
avec  cette  phrase  toute  faite  :  C'est  toujours  la  même 
chose.  Pour  ces  contempteurs  profonds,  qu'est-ce  que  la 
mer?  Lue  falaise  ou  une  dune  et  une  grande  ligne  bleue 
ou  verte  fort  maussade.  Qu'est-ce  que  le  Rhin?  De  Feau, 
un  rocher  et  une  ruine  ;  puis  de  l'eau,  un  rocher  et  une 
ruine;  et  ainsi  de  suite,  de  Mayence  à  Cologne.  Qu'est-ce 
qu'une  cathédrale?  Une  flèche,  des  ogives,  des  vitraux  et 
des  arcs-boutants.  Qu'est-ce  qu'une  forêt?  Des  arbres,  et 
puis  des  arbres.  Qu'est-ce  qu'une  gorge?  Un  torrent  entre 
<leux  montagnes.  «  C'est  toujours  la  même  chose  !  » 

Braves  imbéciles  qui  ne  se  doutent  pas  du  rôle  immense 
que  jouent  en  ce  monde  le  détail  et  la  nuance  !  Dans  la 
nature,  c'est  la  vie;  dans  l'art,  c'est  le  style.  Superbes 
niais  dédaigneux,  qui  ne  savent  pas  que  l'air,  le  soleil,  le 
ciel  gris  ou  serein,  le  coup  de  vent,  l'accident  de  lumière, 
le  reflet,  la  saison,  la  fantaisie  de  Dieu,  la  fantaisie  du 
poète,  la  fantaisie  du  paysage,  sQut  des  mondes  !  Le  même 
motif  donne  la  baie  de  Constantinople,  la  baie  de  Naples 
et  la  baie  de  Rio-Janeiro.  Le  même  squelette  donne  Vénus 
et  la  Vierge.  Toute  la  création  en  effet,  ce  spectacle  mul- 
tiple, varié,  éblouissant  et  mélancolique,  que  tous  les 
penseurs  étudient  depuis  Platon,  que  tous  les  poètes  con- 
templent depuis  Homère,  peut  se  réduire  à  deux  choses  : 
du  vert  et  du  bleu.  Oui,  mais  Dieu  est  le  peintre.  Avec 
ce  vert  il  a  fait  la  terre;  avec  ce  bleu  il  a  fait  le  ciel. 

La  gorge  de  Tolosa  est  donc  une  gorge  comme  toutes 
les  gorges,  «  toujours  la  même  chose  »,  un  torrent  entre 
deux  montagnes;   mais  ce  torrent  pousse  un  cri  si  hor- 


484  PYREAÉl-:S. 

rible,  mais  les  montagnes  ont  des  attitudes  si  hautaines 
qu'en  y  pénétrant  l'homme  se  sent  faible  et  petit.  Une 
forêt  se  mêle  aux  rochers,  et  il  y  a  de  larges  nappes  de 
roc  vif  qui  descendent  des  plus  hauts  sommets  toutes 
semées  de  grands  chênes  presque  inexplicables.  On  voit 
l'arbre,  on  voit  le  rocher,  on  se  demande  où  est  la  racine 
et  de  quoi  elle  vit. 

Comme  dans  tout  le  terrible  que  fait  la  nature,  il  y  a  des 
coins  charmants,  des  gazons,  des  ruisseaux  détachés  du 
torrent  qui  murmurent  à  côté  avec  ce  doux  gazouille- 
ment que  doivent  avoir  les  aiglons  dans  le  nid  de  l'aigle, 
des  herbes  pleines  de  fleurs  et  de  parfums,  mille  repo- 
soirs  gracieux  pour  l'œil  et  pour  la  pensée.  L'homme  seul 
reste  morne.  Les  paysans  qui  passent  ont  l'air  rêveur; 
point  de  villages  ;  çà  et  là  de  hautes  maisons  de  pierre 
percées  de  trois  ou  quatre  petites  fenêtres  qu'on  a  encore 
trouvées  trop  grandes,  car  on  en  a  muré  la  moitié. 

Dans  ce  pays,  je  suis  forcé  de  le  répéter,  la  fenêtre 
n'est  plus  une  fenêtre;  c'est  une  meurtrière.  La  maison 
n'est  plus  une  maison,  c'est  une  forteresse.  A  chaque  pas, 
une  ruine.  C'est  (iue  toutes  les  guerres  civiles  de  la 
Navarre,  depuis  quatre  siècles,  ont  roulé  dans  le  ravin 
pêle-mêle  avec  ce  torrent.  C'est  que  cette  eau  blanche 
d'écume  a  été  bien  des  fois  rouge  de  sang.  Voilà  peut- 
être  pourquoi  le  torrent  hurle  si  tristement.  Voilà  à  coup 
sûr  pourquoi  l'homme  rêve. 

Une  haute  montagne,  une  grande  montée,  en  style  de 
voyageur,  une  mauvaise  côte,  en  langage  de  postillon, 
coupe  en  deux  cette  gorge.  La  route,  fort  belle  d'ailleurs, 
se  tord  et  se  replie  au  flanc  du  précipice  avec  des  tour- 
nants effrayants.  On  avait  ajouté  deux  bœufs  à  nos  huit 
mules,  et  la  diligence,  remorquée  par  cet  immense  atte- 
lage, montait  au  pas.  Au  milieu  de  l'ascension,  une  grande 
borne  de  pierre  vous  avertit  que  vous  êtes  à  six  lieues  de 
Pampelune,  seis  léguas  a  Pamplona.  Les  montagnes  font 
autour  du  précipice  d'admirables  entassements.  Des  mois- 
sonneurs gros  comme  des  fourmis  fauchaient  leur  blé 
dans  l'abîme. 

J'étais  descendu  de  voiture,  et,  tout  en  cheminant  au 
bruit  des  chaînes  des  bœufs  et  des  mules,  j'ai  cueilli  un 


PAMPELLNE.  18» 

bouquet  de  fleurs  sauvages.  J'ai  rencontré  un  mendiant, 
je  lui  ai  donné  un  réal.  Puis  au  haut  de  la  montagne  j'ai 
rencontré  une  petite  cascade,  j'y  ai  jeté  mon  bouquet.  Il 
faut  faire  aussi  l'aumône  aux  naïades. 

Là,  je  suis  remonté  sur  l'impériale,  et  Ton  a  dételé  les 
bœufs.  En  ce  moment  les  six  mules  de  devant,  se  sentant 
libres,  sont  parties  au  galop.  Le  mayoral,  le  postillon  et 
le  sagal  ont  couru  après  les  mules,  jurant  et  laissant  là  la 
voiture.  La  diligence  était  encore  sur  un  plan  très  incliné. 
Les  deux  mules  timonières  restées  seules  pour  la  retenir 
n'en  ont  pas  eu  la  force;  elles  ont  lâché  pied,  et  la  voiture 
s'est  mise  à  rouler  lentement  vers  le  précipice.  Les  voya- 
geurs fort  efifarés  appelaient  les  conducteurs  qui  ne  les 
entendaient  pas.  La  roue  de  derrière  n'était  plus  qu'à 
quelques  pouces  du  versant,  lorsque  le  mendiant,  pauvre 
vieux  tout  courbé  et  presque  paralytique,  s'est  approché 
et  a  poussé  une  pierre  du  pied.  Cela  a  suffi.  La  pierre  a  fait 
obstacle  à  la  roue  et  la  voiture  s'est  arrêtée. 

Il  y  avait  un  prêtre  à  côté  de  moi  sur  la  banquette.  Il 
a  fait  un  signe  de  croix,  et  m'a  dit  :  —  Dieu  vient  de 
sauver  vingt  personnes.  J'ai  répondu  :  —  Avec  un  caillou 
et  un  vieillard. 

Les  conducteurs  ont  ramené  les  mules  qui  étaient 
déjà  loin. 

Une  heure  après,  nous  débouchions  entre  deux  pro- 
montoires énormes,  qui  sont  les  dernières  tours  qu'ait  la 
montagne  de  ce  côté,  sur  la  plaine  de  Pampelune. 


Pampelune  est  une  ville  qui  tient  plus  qu'elle  ne  promet. 
De  loin  on  hoche  la  tête,  aucun  profil  monumental  n'ap- 
paraît; lorsqu'on  est  dans  la  ville,  l'impression  change. 
Dans  les  rues,  on  est  intéressé  à  chaque  pas  ;  sur  les  reni- 
pai  ts,  on  est  charmé. 

La  situation  est  admirable.  La  nature  a  fait  une  plaine 
ronde  comme  un  cirque  et  l'a  entourée  de  montagnes;  au 
centre  de  cette  plaine,  l'homme  a  fait  une  ville.  C'est  Pam- 
pelune. 

Ville  vasconne  selon  les  uns  avec  le  nom  antique  de 


186  PYRENEES. 

Pompelon;  ville  romaine  selon  les  autres  avec  Pompée 
pour  fondateur.  Pampelune  est  aujourd'hui  la  cité  navar- 
raise  dont  la  maison  d'Évreux  a  fait  une  ville  gothique, 
dont  la  maison  d'Autriche  a  fait  une  ville  castillane,  et 
dont  le  soleil  fait  presque  une  ville  d'orient. 

Tout  à  l'entour  les  montagnes  sont  chauves,  la  plaine 
est  desséchée.  Une  jolie  rivière,  l'Arga.  y  nourrit  quel- 
ques peupliers.  Les  molles  ondulations  qui  vont  de  la 
plaine  aux  montagnes  sont  couvertes  de  fabriques  de 
Poussin.  Ce  n'est  pas  seulement  une  grande  plaine,  c'est 
un  grand  paysage. 

Vue  de  près,  la  ville  a  le  même  caractère.  Les  rues  à 
maisons  noires  égayées  de  peintures,  de  balcons,  de 
rideaux  flottants,  sont  tout  ensemble  riantes  et  sévères. 

Une  magnifique  tour  carrée  en  briques  sèches,  de  la 
ligne  la  plus  simple  et  la  plus  fière,  domine  la  promenade 
plantée  d'arbres.  C'est  le  treizième  siècle  modifié  par  le 
goût  arabe,  comme  il  l'est  en  Allemagne  et  en  Lombardle 
par  le  goût  byzantin.  Un  portail  dans  le  style  de  Phi- 
lippe IV  meuble  richement  la  partie  inférieure  de  cette 
tour  qui  sans  lui  serait  peut-être  un  peu  nue.  Ce  portail, 
qui  n'a  rien  de  criard  ni  d'excessif,  est  ajouté  là  avec 
bonheur.  Cela  est  presque  rococo,  et  c'est  encore  de  la 
renaissance. 

Au  reste,  le  rococo  espagnol  est  un  rococo  arriéré 
comme  tout  ce  que  produit  l'Espagne;  il  emprunte  au 
seizième  siècle  et  conserve  dans  le  dix-septième  et  jusque 
dans  le  dix-huitième  la  petitesse  des  colonnes  et  la  bri- 
sure compliquée  des  frontons,  une  grande  grâce  du  style 
Henri  IL  Ces  formes  de  la  renaissance,  mêlées  aux  chi- 
corées et  aux  rocailles,  donnent  au  rococo  castillan  je  ne 
sais  quelle  originalité  qui  se  compose  de  noblesse  et  de 
caprice. 

Cette  magnifique  tour  est  un  clocher.  La  vieille  église 
à  laquelle  elle  adhérait  a  disparu.  Qui  l'a  détruite?  N'a- 
t-elle  pas  été  incendiée  dans  un  des  nombreux  sièges  qu'a 
soutenus  Pampelune? 

Je  me  disais  cela,  et  un  angle  du  clocher,  où  une  brèche 
profonde  semble  avoir  été  creusée  par  les  bombes,  con- 
firmait dans  mon  esprit  cette  conjecture.  Cependant  j'ai 


PAMPELUNE.  i87 

poussé  une  porte  au  pied  de  la  tour,  et  je  suis  entré  dans 
une  aflreuse  église  de  bon  goût,  du  style  le  plus  cbétif  et 
le  plus  pauvre,  dans  le  genre  de  la  Madeleine  et  du  corps 
de  garde  du  boulevard  du  Temple.  Ceci  m'a  rendu  per- 
plexe. Ne  serait-ce  pas  pour  bâtir  cette  platitude  décorée 
de  trigUphes  et  d'archivoltes  qu'on  aurait  démoli  la 
vieille  église  demi-romane  et  demi-moresque  du  treizième 
siècle? 

La  «  bonne  école  »,  hélas!  a  pénétré  jusqu'en  Espagne, 
et  cette  prouesse  serait  digne  d'elle.  Elle  a  plus  défiguré 
les  vieilles  cités  que  tous  les  sièges  et  tous  les  incendies. 
Je  souhaiterais  plutôt  une  grêle  de  bombes  à  un  monu- 
ment qu'un  architecte  de  la  bonne  école.  Par  pitié,  bom- 
bardez les  anciens  édifices,  ne  les  restaurez  pas!  La  bombe 
n'est  que  brutale,  les  maçons  classiques  sont  bêtes.  Nos 
vénérables  cathédrales  bravent  fièrement  les  obus,  les 
grenades,  les  boulets  rames  et  les  fusées  à  la  congrève; 
elles  tremblent  jusqu'à  leurs  fondements  devant  M.  Fon- 
taine. Du  moins  les  fusées,  les  boulets,  les  grenades  et 
les  obus  ne  sculptent  pas  de  chapiteaux  corinthiens,  ne 
creusent  pas  de  cannelures,  et  ne  font  pas  éclore  autour 
d'un  plein  cintre  roman  des  oves  taillés  à  neuf.  Saint- 
Denis  vient  d'être  restauré  et  n'est  plus  Saint-Denis  ;  le 
Parthénon  a  été  bombardé  et  est  encore  le  Parthénon. 

Les  maisons  presque  toutes  bâties  en  briques  jaunes, 
les  toits  obtus  en  tuiles  creuses,  la  poussière  qui  est  dans 
l'air,  les  plaines  rousses  et  les  montagnes  brûlées  qui  sont 
à  l'horizon,  donnent  à  Pampelune  je  ne  sais  quel  aspect 
terreux  qui  attriste  l'œil  au  premier  abord;  mais,  comme 
je  vous  le  disais,  dans  la  ville  tout  le  réjouit.  Ce  goût  fan- 
tasque de  l'ornement,  propre  aux  peuples  méridionaux, 
prend  sa  revanche  sur  la  devanture  de  toutes  les  maisons. 
Le  bariolage  des  tentures,  la  gaieté  des  fresques,  les 
groupes  de  jolies  femmes  à  demi  penchées  sur  la  rue  et 
causant  par  signes  d'un  balcon  à  l'autre,  l'étalage  varié  et 
bizarre  des  boutiques,  la  rumeur  joyeuse  et  le  coudoie- 
ment perpétuel  des  carrefours  ont  quelque  chose  de  vivant 
et  de  rayonnant. 

A  chaque  instant  se  révèle  ce  goût  à  la  fois  sauvage  et 
élégant  propre  aux  nations  à  demi  civilisées.  C'est  un  puits 


188  PYRÉNÉES. 

banal  dont  la  margelle  en  pierre  à  peine  taillée  supporte 
six  petites  colonnes  de  marbre  blanc  surmontées  d'une 
coupole  qui  sert  de  piédestal  à  la  statue  d'un  saint  ;  c'est 
une  madone  poupée  entourée  de  peintures,  chargée  de 
colifichets,  de  clinquants,  de  paillettes,  installée  sous  un 
dais  de  damas  rouge  à  l'angle  d'un  promenoir  à  arcades 
blanchies  à  la  chaux. 

Ce  goût,  empreint  dans  la  décoration  et  l'ameublement 
des  églises,  y  jette  de  la  grâce  et  de  la  lumière.  A  Pampe- 
lune,  l'architecture  extérieure  des  monuments  ^tant  très 
austère,  l'architecture  intérieure  évite  surtout  d'être  en- 
nuyeuse. Quant  à  moi,  je  lui  en  sais  gré;  et  à  mon  sens 
le  plus  grand  mérite  de  l'art  rocaille  et  chicorée,  ce  qui 
doit  lui  faire  pardonner  tous  ses  vices,  c'est  l'effort  conti- 
nuel qu'il  fait  pour  plaire  et  pour  amuser. 

En  mettant  à  part  la  cathédrale,  dont  je  vous  parlerai 
tout  à  l'heure,  les  églises  de  Pampelune,  quoique  vieilles 
nefs  presque  toutes,  ont  conservé  peu  de  traces  de  leur 
origine  gothique.  J'ai  pourtant  remarqué  dans  l'une 
d'elles,  au  milieu  d'une  haute  muraille,  au-dessus  d'une 
porte,  un  bas-relief  du  quatorzième  siècle  qui  représente 
un  chevalier  partant  pour  la  croisade.  L'homme  et  le  che- 
val disparaissent  sous  leur  caparaçon  de  guerre.  Le  che- 
valier, fièrement  morionné,  la  croix  sur  l'écu,  presse  son 
cheval  qui  se  hâte  et  qui  va  en  avant.  Derrière  le  baron, 
sur  une  colline,  on  aperçoit  son  château  à  tours  créne- 
lées, dont  la  herse  est  encore  levée,  dont  la  porte  est  en- 
core ouverte,  dont  il  vient  de  sortir  et  oii  peut-être  il  ne 
doit  jamais  rentrer.  Au-dessus  du  donjon  est  une  grosse 
nuée  qui  s'entr'ouvre  et  laisse  passer  une  main,  main 
toute-puissante  et  fatale,  dont  le  doigt  étendu  indique  au 
chevalier  la  route  et  le  but.  Le  chevalier  tourne  le  dos  à 
cette  main  et  ne  la  voit  pas,  mais  on  devine  qu'il  la  sent. 
Elle  le  pousse,  elle  le  tient.  Cela  est  plein  de  mystère  et 
de  grandeur.  J'ai  cru  voir  revivre,  rudement  et  superbe- 
ment taillée  dans  le  granit,  la  belle  romance  castillann  qui 
commence  ainsi  :  —  «  Bernard,  la  lance  au  poing,  ^uit  en 
courant  les  rives  de  l'Arlanza.  Il  est  parti,  l'espagnol 
gaillard,  vaillant  et  déterminé!  » 

Toutes  les  églises  ont  un  autel  à  saint  Saturnin  qui  a 


PAMPELUNE.  189 

été  le  premier  apôtre  de  Pampelune,  et  un  autre  autel  à 
saint  Firinin  qui  en  a  été  le  premier  évêque.  Pampelune 
est  la  plus  ancienne  ville  chrétienne  de  l'Espagne,  et  en 
fait  vanité,  si  ce  peut  jamais  être  là  une  vanité.  Ces  deux 
noms,  Firmin  et  Saturnin,  ne  sont  pas  seulement  dans 
toutes  les  églises,  ils  sont  aussi  sur  toutes  les  boutiques. 
A  chaque  coin  de  rue  on  lit  :  Satdrmso,  ropero.  — 
Fermiv,  sastre. 

Il  y  a  dans  je  ne  sais  plus  quelle  rue  un  portail  d'hôtel 
qui  m'a  frappé.  Figurez-vous  une  large  archivolte  autour 
de  laquelle  rampent,  grimpent,  se  tordent,  comme  une 
vég<^tation  de  pierre,  toutes  les  tulipes  bizarres  et  tous  les 
lotus  extravagants  que  le  rococo  mêle  aux  coquilles  et  aux 
volutes;  maintenant  faites  sortir  de  ces  lotus  et  de  ces 
tulipe^s,  au  lieu  de  sirènes  écaillées  et  de  naïades  toutes 
nues,  des  timbaliers  coiffés  de  tricornes  et  des  hallebar- 
diers  moustachus,  vêtus  comme  les  fantassins  du  chevalier 
de  Folard;  ajoutez  à  cela  des  rocailles  et  des  guirlandes 
au  milieu  desquelles  des  canonniers  chargent  leurs  pièces, 
et  des  arabesques  qui  portent  délicatement  à  l'extrémité 
de  leurs  vrilles  des  tambours,  des  bayonnettes  et  des  gre- 
nades qui  éclatent;  mettez  sur  cet  ensemble  le  style  un 
peu  rond  et  lourd,  mais  assez  souple,  du  temps  de  Charles  II, 
et  vous  aurez  quelque  idée  du  petit  poëme  militaire  et 
pastoral  ciselé  sur  cette  porte.  C'est  une  églogue  ornée  de 
boulets  de  canon. 


Le  premier  objet  qu'on  cherche  du  regard  quand  on 
voit  pour  la  première  fois  une  ville  à  l'horizon,  c'est  la 
cathé  Irale.  En  arrivant  à  Pampelune,  j'avais  aperçu  de 
loin,  vers  l'extrémité  orientale  de  la  ville,  deux  abomina- 
ble<  clochers  du  temps  de  Charles  III,  époque  qui  corres- 
pond à  notre  plus  mauvais  Louis  XV.  Ces  deux  clochers, 
qui  ont  l'intention  d'être  des  flècbes,  sont  pareils.  Si  vous 
tenez  à  vous  figurer  une  de  ces  flèches,  imaginez  quatre 
gros  tire-bouchons  supportant  on  ne  sait  quelle  vascule 
pansue  et  turgescente,  laquelle  est  couronnée  d'un  de  ces 
pots  classiques,  vulgairement  nommés  urnes,  qui  ont  l'air 


193  PYRÉNÉES. 

d'être  nés  du  mariage  d'une  amphore  et  d'une  cruche. 
Tout  cela  en  pierre.  J'étais  parfaitement  en  colère. 

—  Comment!  disais-je,  voilà  ce  qu'ils  ont  fait  de  cette 
cathédrale  presque  romane  de  Pampelune  qui  a  vu  bâtir 
la  citadelle  de  Philippe  II,  qui  a  vu  une  arquebuse  fran- 
çaise blesser  Ignace  de  Loyola,  et  que  Charles  d'Évreux, 
roi  de  Navarre,  avait  trouvée  si  belle  qu'il  voulut  y  mettre 
son  tombeau  ! 

J'étais  tenté  de  n'y  point  aller.  Cependant,  arrivé  à 
Pampelune  et  apercevant  au  bout  d'une  rue  la  mine  pi- 
teuse des  deux  clochers,  un  scrupule  m'a  pris  et  je  me 
suis  dirigé  vers  le  portail. 

Vu  de  près,  il  est  pire  encore.  Les  deux  excroissances 
taillées  en  trognons  de  choux  et  décorées  du  nom  de 
flèches  que  je  viens  de  vous  esquisser  sont  portées  par 
une  colonnade  à  laquelle  je  ne  puis  rien  comparer  si  ce 
n'est  la  colonnade  de  Saint-Denis  du  Saint-Sacrement 
dans  notre  rue  Saint-Louis  à  Paris.  Et  ces  turpitudes 
se  donnent  dans  les  écoles  pour  de  l'art  grec  et  romain. 
0  mon  ami,  que  le  laid  est  laid  quand  il  a  la  prétention 
d'être  beau  ! 

J'ai  reculé  devant  cette  architecture,  et  j'allais  laisser 
là  l'église  lorsqu'en  tournant  à  gauche  j'ai  aperçu  der- 
rière la  façade  les  hautes  murailles  noires,  les  ogives  à 
fenestrages  flamboyants,  les  clochetons  délicats,  les  con- 
•treforts  robustes  de  la  vénérable  cathédrale  de  Pampelune. 
J'ai  reconnu  l'église  que  j'avais  rêvée. 

Elle  se  lient  là,  comme  si  elle  subissait  je  ne  sais  quelle 
punition,  cachée,  sombre,  triste,  humiliée,  derrière 
l'odieux  portail  dont  le  «  bon  goût  »  l'a  affublée.  Quel 
masque  que  cette  façade  !  Quel  bonnet  d  àne  que  ces  deux 
clochers  ! 

Réconcilié  et  satisfait,  je  suis  entré  dans  l'édifice  par 
un  portail  latéral  qui  est  du  quinzième  siècle,  simple,  peu 
orné,  mais  élégant.  Les  portes  sont  semées  de  clous  et  de 
fleurs  de  lys,  et  le  marteau  de  fer,  composé  de  dragons 
qui  se  mordent,  est  d'une  belle  forme  byzantine. 

L'intérieur  de  l'église  m'a  ravi.  Il  est  gothique  avec  de 
magnifiques  vitraux. 

Je  vous  parlais  tout  à  l'heure  d'une  entrée  d'hôtel  qui 


PAilPELLNE.  191 

est  un  joli  petit  poëme.  La  cathédrale  de  Pampelune  est 
un  poëme  aussi,  mais  un  poëme  grand  et  beau,  et,  puisque 
j'ai  été  amené  à  cette  assimilation  qui  naît  si  naturelle- 
ment entre  les  choses  de  l'architecture  et  les  choses  de  la 
poésie,  permettez-moi  d'ajouter  que  ce  poëme  est  en 
quatre  chants,  que  j'intitulerais  :  le  maitre-autel,  le  chœur, 
le  cloître,  la  sacristie. 

Au  moment  où  j'entrais  dans  la  cathédrale,  il  était  un 
peu  plus  de  cinq  heures  du  matin.  On  venait  de  l'ouvrir, 
elle  était  encore  déserte  et  obscure.  Les  premiers  rayons 
du  soleil  levant  traversaient  horizontalement  les  vitraux 
de  la  haute  nef  et  jetaient  d'une  ogive  à  l'autre  de  grandes 
poutres  d'or  qui  se  découpaient  nettement  sur  le  fond 
sombre  et  resplendissaient  dans  la  ténébreuse  église.  Un 
vieux  prêtre  tout  courbé  disait  la  première  messe  devant 
le  maître-autel. 

Le  maître-autel,  à  peine  éclairé  par  quelques  cierges 
allumés,  à  demi  entouré  d'une  muraille  flottante  de  tapis- 
series et  de  tentures  qui  se  rattachaient  aux  piliers  de 
l'abside  et  interceptaient  le  jour,  semblait,  dans  cette 
brume  qui  l'enveloppait,  un  monceau  de  pierreries.  A  l'en- 
tour  se  dressaient  toutes  sortes  de  meubles  étincelants 
qu'on  ne  voit  que  dans  les  églises  espagnoles,  crédences, 
cabinets,  bahuts,  buffets  en  gaine  à  petits  tiroirs.  Au  fond, 
derrière  des  touffes  de  lys,  au-dessus  du  maître-autel,  au 
milieu  d'une  espèce  de  gloire  qui  n'était  peut-être  que 
du  bois  doré,  mais  à  laquelle  l'heure  et  le  lieu  donnaient 
une  majesté  étrange,  entre  les  parois  éclatantes  d'une 
armoire  d'or  ouverte  à  deux  battants,  rayonnait  une  ma- 
done en  robe  d'argent,  la  couronne  impériale  en  tête  et 
l'Enfant  Jésus  dans  les  bras.  J'entrevoyais  cela  à  travers 
une  merveilleuse  grille  de  fer  du  temps  de  Jeanne  la  Folle, 
ouvragée  par  les  ciseleurs  magiciens  du  quinzième  siècle, 
toute  chargée  de  fleurs,  d'arabesques  et  de  figures.  Cette 
grille,  haute  de  plus  de  vingt  pieds  et  à  laquelle  on  monte 
par  un  degré  de  quelques  marches,  ferme  le  sanctuaire  du 
seul  côté  où  le  regard  puisse  y  pénétrer. 

Rien  de  plus  saisissant,  à  cette  heure  sacrée  et  sublime 
du  matin,  que  cet  homme  en  cheveux  blancs,  seul  au  mi- 
lieu de  cette  grande  église,  vêtu  d'habits  splendides,  par- 


192  PYRÉiNÉES. 

lant  à  voix  basse,  feuilletant  un  livre  et  faisant  une  chose 
mystérieuse  dans  ce  lieu  magnifique,  obscur,  silencieux 
et  voilé.  Cette  messe  se  disait  pour  Dieu,  pour  l'immensité, 
et  pour  une  vieille  femme  qui  Técoutait,  blottie  derrière 
un  pilier  à  quelques  pas  de  moi. 

Tout  cela  était  grand.  Cette  vieille  église,  ce  vieux  prêtre 
et  cette  vieille  femme  semblaient  être  une  sorte  de  trinité 
et  ne  faire  qu'un.  Les  deux  sexes  et  l'édifice,  c'était  un 
symbole  auquel  rien  ne  manquait.  Le  prêtre  avait  été  fort 
et  était  brisé,  la  femme  avait  été  belle  et  était  flétrie, 
l'édifice  avait  été  complet  et  était  mutilé.  L'homme  vieilli 
dans  sa  chair  et  dans  son  œuvre  adorant  Dieu  en  présence 
de  ce  soleil  éblouissant  que  rien  n'attiédit,  que  rien 
n'éteint,  que  rien  ne  ride,  que  rien  n'altère,  dites,  ne 
itrouvez-vous  pas  que  c'était  grand? 

J'étais  ému  jusqu'au  fond  du  cœur.  Aucune  pensée  dis- 
cordante ne  sortait  de  ce  mélancolique  contraste;  je  sen- 
tais au  contraire  qu'une  inexprimable  unité  s'en  déga- 
geait. Certes,  il  n'y  a  qu'un  mystère  bien  insondable  et 
bien  profond  qui  puisse  unir  ainsi  dans  une  intime  et 
religieuse  harmonie  la  décrépitude  incurable  de  la  créa- 
ture et  l'éternelle  jeunesse  de  la  création. 

La  messe  finie,  je  me  suis  retourné  et  j'ai  vu  le  chœur, 
qui  dans  les  églises  du  nord  de  l'tispagne  fait  face  à  l'autel. 

Le  chœur  de  la  cathédrale  de  Pampelune,  haute  et 
sombre  menuiserie  du  seizième  siècle,  se  compose  de 
deux  rangs  de  stalles  qui  occupent  les  trois  côtés  d'un 
carré  long,  dont  une  grille  en  fer,  magnifique  serrurerie 
du  même  temps,  remplit  et  ferme  le  quatrième  côté.  Der- 
rière chaque  stalle  est  sculpté  en  plein  dans  le  chêne  un 
des  saints  delà  liturgie.  Tout  le  bois  est  coupé  du  ciseau 
souple  et  spirituel  de  la  renaissance.  Au  milieu  du  petit 
côté  du  carré  qui  fait  face  à  la  grille  et  par  conséquent  à 
l'autel,  se  dresse  le  trône  de  l'evêque  surmonté  d'un  char- 
mant clocheton  à  jour.  L'evêque  actuel  de  Pampelune, 
qui  vivait  peu  d'accord  avec  Espartero,  est  en  ce  moment 
en  France,  à  Pau,  je  crois,  où  il  s'est  réfugié  depuis  deux 
ans. 

J'étais  fatigué  d'avoir  marché  toute  la  matinée,  je  me 
suis  assis  sur  ce  trône  vacant.  Un  trône!  ne  trouvez-vous 


PAMPELU.NE.  193 

pas  ce  lieu  de  repos  singnlièrement  choisi?  Je  l'ai  fait 
pourtant.  Le  livre  de  chœur  de  l'évêque  était  devant  moi 
sur  son  pupitre.  Je  l'ai  ouvert.  Il  était  déchiré  presque  à 
chaque  page. 

La  grille  du  chœur,  dans  laquelle  des  anges  voltigent  et 
des  guivres  se  tordent  comme  dans  un  feuillage  magique, 
fait  face  à  la  grille  du  maître-autel.  L'art  du  quinzième 
siècle  et  l'art  du  seizième  sont  en  présence,  tous  deux 
avec  leurs  caractères  les  plus  tranchés  et  les  plus  con- 
traires; l'un  est  plus  délicat,  l'autre  est  plus  copieux;  on 
ne  sait  quel  est  le  plus  charmant. 

Au  centre  du  chœur,  une  autre  grille  de  fer,  qui  res- 
semble à  une  grande  cage,  recouvre  et  protège,  tout  en 
le  laissant  voir,  le  cénotaphe  de  Charles  lil  d'Évreux,  roi 
de  Navarre. 

C'est  un  adorable  tombeau  du  quinzième  siècle,  qui 
serait  digne  d'être  à  Bruges  avec  les  tombes  de  Marie  de 
Flandre  et  de  Charles  le  Téméraire,  à  Dijon  avec  les  tombes 
des  ducs  de  Bourgogne,  ou  à  Brou  avec  les  tombes  des 
ducs  de  Savoie.  Le  motif  ne  varie  pas,  mais  il  est  si  simple 
et  si  beau!  Le  roi  avec  son  lion,  la  reine  avec  son  lévrier, 
sont  couchés  côte  à  côte,  couronne  en  tête,  sur  ce  lit  de 
marbre,  touchant  tombeau  conj  ugal,  autour  duquel  tourne, 
sous  de  petites  architectures  du  travail  le  plus  exquis,  une 
procession  de  figurines  éplorées.  Une  partie  du  tombeau 
est  odieusement  mutilée.  Presque  toutes  les  statues  sont 
en  deux  morceaux. 

Sept  ou  huit  missels  énormes,  de  ce  format  infortiat  qui 
a  fourni  à  Boileau  une  si  belle  rime  et  un  si  charmant 
vers,  reliés  en  parchemin  et  ornés  de  coins  de  cuivre," 
sont  rangés  autour  du  cénotaphe  et  posés  à  terre  comme 
"des  boucliers  de  soldats  au  repos.  Ils  sont  dressés  contre 
la  grille  du  sépulcre.  Il  semble  que  le  hasard  ait  eu  une 
pensée  en  appuyant  les  livres  de  l'église  au  tombeau. 

Un  large  buffet  d'orgue,  dans  le  goût  du  dernier  siècle, 
fort  riche  et  très  doré,  domine  tout  le  chœur  et  ne  le 
gâte  pas.  Au-dessus  on  lit  ce  verset  qui  est  d'ailleurs  inscrit 
sur  presque  toutes  les  orgues  en  Espagne  :  Laudate  Deum 
in  chordis  et  organo.  Plus  bas  est  la  date  :  A5io  17/|2. 

Les  chapelles  qui  entourent  le  maitre-autel  et  le  chœur 


19i  PYRÉNÉES. 

sont  ornées,  on  pourrait  presque  dire  encombrées,  de  ces 
immenses  dessus  d'autels  sculptés  et  dorés  qu'a  toujours 
aimés  ce  vieux  pays  catholique.  La  mode  en  est  excessive. 
J'ai  vu  dans  une  chapelle  un  de  ces  dessus  d'autels  qui 
était  du  quinzième  siècle,  et  dans  un  bas  côté  un  autre  du 
treizième.  Au  milieu  de  ce  retable,  pendait  à  trois  clous 
un  grand  Christ  byzantin  tout  noir,  à  barbe  frisée  et  à 
côtes  saillantes,  affublé  d'un  vaste  jupon  de  dentelle 
blanche. 

Où  diable  la  dentelle  va-t-elle  se  nicher? 

Des  bannières  appliquées  au  mur,  des  madones  dans 
des  niches  de  damas  rouge,  et  des  tombeaux  sculptés  dans 
la  muraille  à  diverses  hauteurs  complètent  l'ameublement 
de  l'église. 

En  sortant  du  chœur,  je  ne  sais  plus  quel  efifet  de  clair- 
obscur  m'a  attiré  à  droite  vers  la  porte  latérale  qui  faisait 
face  à  celle  par  laquelle  j'étais  entré,  et  je  me  suis  trouvé 
tout  à  coup  dans  un  des  plus  beaux  cloîtres  que  j'aie  vus 
de  ma  vie. 

C'est  un  vaste  quadrilatère,  entouré  de  grandes  ogives 
dont  les  meneaux  dessinent  de  riches  et  robustes  fenes- 
trages  du  quatorzième  siècle.  Quelques-unes  de  ces  ogives 
portent  les  traces  d'une  restauration  récente,  et  intelli- 
gente, je  m'empresse  de  le  dire.  Au-dessus  de  la  galerie 
ogivale,  une  deuxième  galerie  plus  basse,  à  solives  sculp- 
tées, soutient  le  toit  à  tuiles  creuses  que  dépassent  çà  et 
là  des  clochetons  de  pierre  noire  d'une  forme  exquise.  La 
cour  du  cloître  est  un  jardin,  fort  bien  entretenu,  où  des 
buis  taillés  tracent  toutes  ces  charmantes  arabesques  des 
jardins  du  dix-septième  siècle. 

Tout  est  beau  dans  ce  cloître,  la  dimension  et  la  pro- 
portion, la  forme  et  la  couleur,  l'ensemble  et  le  détail, 
l'ombre  et  la  lumière.  Tantôt  c'est  une  vieille  fresque  qui 
anime  et  fait  vivre  la  muraille,  tantôt  un  sépulcre  de 
marbre  rongé  par  les  années,  tantôt  une  porte  de  chêne 
raccommodée  et  rapiécée  de  façon  à  mêler  curieusement 
les  menuiseries  de  toutes  les  époques. 

Pendant  que  je  passais,  le  vent  faisait  vaciller  sur  les 
clôtures  de  fer  du  jardin  de  vieilles  fleurs  de  lys  navar- 
raises  à  demi  arrachées,  à  côté  desquelles  s'épanouissaient 


PAMPELUNE.  195 

dans  tout  leur  parfum  et  dans  toute  leur  splendeur  les 
éternelles  fleurs  de  lys  du  bon  Dieu. 

Le  pavé  sur  lequel  on  marche  est  formé  de  longues 
dalles  noires.  Chaque  dalle  porte  un  chififre  et  couvre  un 
mort.  Il  y  a  quelque  chose  d'aride  et  de  glacé  dans  cette 
façon  d'étiqueter  les  trépassés.  Je  consens  à  devenir  une 
poussière,  une  cendre,  une  ombre;  il  me  répugne  de  de- 
venir un  chiffre.  C'est  le  néant  sans  sa  poésie;  c'est  trop 
le  néant. 

A  l'un  des  angles  du  cloître,  quelques  ogives  lancettes, 
en  partie  murées,  se  développent  autour  d'une  sorte  de 
chambre  mystérieuse.  C'est  une  chapelle.  Mais  pourquoi 
l'avoir  séparée  de  l'église? 

Je  n'y  voyais  qu'un  ameublement  assez  délabré,  un  cru- 
cifix, un  autel  de  bois,  une  lampe  de  fer-blanc  estampé. 
Cependant  j'admirais  la  grille  de  fer  qui  ferme  les  deux 
côtés  de  la  chapelle  ouverts  sur  le  cloître  et  qui  est  un 
précieux  échantillon  de  la  serrurerie  drue  et  compliquée 
du  quatorzième  siècle.  Cette  grille  est  la  curiosité  de  la 
chapelle,  et  par  le  travail,  et  par  la  matière.  Ce  n'est  que 
du  fer  pourtant,  mais  c'est  du  fer  illustre. 

A  la  bataille  de  Tolosa,  le  miramolin  fit  entourer  son 
camp  d'une  chaîne  de  fer,  que  le  roi  de  Navarre  brisa  d'un 
coup  de  hache.  Comme  la  chevelure  de  Bérénice  qui  prit 
rang  parmi  les  étoiles,  cette  chaîne  est  demeurée  une  des 
constellations  du  blason.  Elle  a  composé  les  armoiries  du 
royaume  de  .Navarre,  et  naguère  encore  elle  avait  la  moitié 
de  l'écu  de  France.  Or  c'est  avec  le  fer  de  cette  chaîne 
qu'on  a  fait  cette  grille.  Voilà  du  moins  ce  que  révèle  au 
passant  et  ce  qu'affirme,  dans  un  écriteau  placé  au-dessus 
de  la  grille,  ce  quatrain  d'un  latin  un  peu  barbare  et 
énigmatique  : 

CINGERE     QV.E     CERNIS    CRVCIFIXVM    FERREA    VIKCLA 
BARBARIC.E    GENTIS    FVMERE    RUPTA    MAXENT. 

SANCTIVS    EXOVIAS    DISCERPTAS    VINDICE    FERRO 

HVC    ILLVC  SPARSIT   STEMATA    FRV'sTA    PIVS.    AÂO    1212. 

Je  n'ai  rien  à  répliquer  à  ce  quatrain,  sinon  que  le  tra- 


1%  PYRÉNÉES. 

vail  de  la  grille  dénote  le  quatorzième  siècle  et  point  du 
tout  le  treizième. 

Ce  qui  est  aussi  du  quatorzième  siècle,  c'est  le  portail 
intérieur  par  lequel  j'étais  entré  de  l'église  au  cloître.  Là, 
tympans,  voussures,  chapiteaux,  colonnettes,  médaillons, 
statuettes,  tout  est  du  plus  beau  style  de  cette  belle  épo- 
que. Ajoutez  à  cela  que,  protégé  par  le  cloître  contre 
l'action  de  l'air  et  parle  hasard  contre  les  badigeonneurs, 
ce  portail  a  conservé  dans  tout  leur  lustre  ei  presque 
dans  toute  leur  fraîcheur  la  dorure  et  la  peinture  du 
temps.  J'étais  émerveillé.  —  Pardieu,  pensais-je,  c'est  à 
se  mettre  à  genoux  devant! 

Je  me  retourne  et  je  vois  quelqu'un  en  effet  qui  était  à 
«  genoux  devant  »,  et  à  genoux  sur  la  dalle,  et  qui?  une 
femme  d'une  quarantaine  d'années,  belle  encore,  d'un 
visage  noble,  et  enveloppée  d'une  riche  mantille  de  den- 
telle noire.  Comme  je  la  regardais  avec  surprise,  une 
femme,  celle-là  vieille  et  déguenillée,  entre  dans  le  cloître 
et  vient  s'agenouiller  près  de  la  première.  Puis  une  troi- 
sième. Notez  que  nous  étions  hors  de  l'église.  —  Voilà, 
disais-je,  qui  est  adorer  bien  dévotement  l'architecture  ! 
—  Un  peu  d'attention  m'a  tout  expliqué.  Il  y  avait  sur  le 
meneau  du  portail  une  madone  poupée,  et  à  côté  sur  la 
muraille  cette  inscription  : 

EL  EMINEN"°  S"  CARDE 
NAL  PEREIRA  CONCEDIO 
80  DIAS  DE  YNDVLGEK* 
Y  EL  S"-  OBISPO  MDRILLO 
ZjO  AL  QVE  REZARE  VNA 
SALVE  DE  RRODILLAS  DE 
LANE  ESTA  S"*  YMA&EN 
DE     N"*     S"*     DE     EL     AMPARO* 

Il  est  probable  que  cette  inscription  est  le  hasard  dont 

*  Le  très  éminent  seigneur  cardinal  Pereira  a  concédé  80  jours 
d'indulgences  et  le  seigneur  évoque  Murillo  40  à  celui  qui  réci- 
tera un  salut  à  genoux  devant  cette  très  sainte  image  de  Notre-Dame 
de  l'Amparo. 


PAMPELINE.  197 

je  parlais  tout  à  l'heure  et  qui  a  empêché  le  badigeon- 
nage.  La  poupée  a  sauvé  le  portail. 

Comme  j'achevais  de  copifer  l'inscription,  la  belle  dévote 
agenouillée  s'est  levée,  et  en  passant  près  de  moi,  presque 
sans  se  détourner,  m'a  dit  par-dessus  l'épaule  :  Cavalier 
français  qui  regardez  tout,  allez  donc  voir  la  sacristie. 
Puis  elle  s'est  éloignée  rapidement. 

Je  suis  rentré  dans  l'église,  j'ai  fureté  partout,  et  enfin, 
à  force  de  pousser  toutes  les  portes,  je  suis  arrivé  à  la 
sacristie. 

•Oh  !  que  c'était  bien  là  en  effet  une  sacristie  selon  le 
cœur  d'une  belle  dévote  espagnole!  Figurez -vous  un 
immense  boudoir  rocaille,  doré,  contourné,  fleuri,  coquet, 
ambré,  charmant.  Le  papier-tenture  imite  le  damas  qu'il 
a  remplacé;  le  pavé  en  briques  et  en  pierre  imite  la 
mosaïque.  Partout  de  beaux  Christs  d'ivoire,  des  Made- 
leines pâmées ,  des  miroirs  penchés ,  des  sofas  à  gros 
coussins,  des  toilettes  à  pieds  de  bouc,  des  encoignures 
à  tablettes  de  brèche  d'Alep  ;  un  jour  éclatant,  des  recoins 
mystérieux;  des  meubles  inconnus  et  variés;  les  prêtres 
qui  vont  et  viennent;  les  chasubles  étincelantes  dans  les 
tiroirs  entr'ouverts  ;  je  ne  sais  quel  parfum  de  marquis, 
je  ne  sais  quelle  odeur  d'abbé,  voilà  la  sacristie  de  Para- 
pelune. 

C'est  un  digne  évoque,  le  cardinal  Antonio  Zapata,  qui 
a  fait  cette  galanterie  à  la  cathédrale.  La  transition  est 
brusque  ;  c'est  presque  un  choc.  Dante  est  dans  le  cloître. 
Madame  de  Pompadour  est  dans  la  sacristie. 

Après  tout,  là  encore,  une  chose  complète  l'autre,  et 
l'harmonie  est  au  fond.  La  sacristie  invite  au  péché  et  le 
cloître  à  la  pénitence. 

Déjà  les  messes  se  disaient  dans  toutes  les  chapelles  et 
l'église  se  remplissait  de  fidèles,  de  femmes  surtout.  J'en 
ai  fait  le  tour  une  dernière  fois. 

Du  côté  du  grand  portail,  le  chœur  est  garanti  par  une 
grosse  muraille  à  laquelle  est  adossé  un  tombeau  de  marbre 
blanc.  L'épitaphe,  en  lettres  d'or  presque  effacées,  indique 
que  là  est  la  dépouille  de  ce  brave  don  Bonaventure 
Dumont,  comte  de  Gages,  qui  battit  en  maintes  rencon- 
tres les  impériaux  et  M.  de  Savoie  en  personne. 


t98  PYRÉNÉES. 

L'une  de  ces  rencontres  fait  une  très  belle  bataille 
qu'on  voit  sculptée  en  bas-relief  au-dessus  de  l'épitaphe. 
Il  y  a  là  des  canons  braqués,  des  chevaux  qui  se  cabrent,  des 
officiers  qui  commandent,  d'épais  bataillons  qui  croisent 
leurs  piques  et  ressemblent  à  des  broussailles  que  mêle- 
rait un  vent  furieux.  Rien  d'étrange  comme  cette  mêlée 
pétrifiée  et  muette,  immobile  à  jamais  dans  cette  sombre 
église  où  l'on  entend  de  temps  en  temps  la  crécelle  faible 
et  intermittente  de  l'enfant  de  chœur. 

Ce  grand  tumulte  que  fait  la  bataille  et  ce  grand  silence 
que  fait  le  tombeau  laissent  dans  le  cœur  un  grave  ensei- 
gnement. Voilà  donc  ce  que  c'est  que  la  gloire  des  hommes 
de  guerre  dans  la  mort  !  Elle  se  tait.  La  gloire  des  poètes 
et  des  penseurs  chante  et  parle  éternellement. 

Tandis  que  je  rêvais  je  ne  sais  quelle  rêverie  devant 
cette  sépulture,  un  bruit  d'orgue  et  un  chant  violent, 
lugubre  et  sauvage,  éclatant  tout  à  coup  à  ma  gauche 
dans  la  chapelle  voisine,  m'ont  fait  tourner  la  tête. 

Une  bière,  que  sans  doute  on  venait  d'apporter,  était 
posée  à  terre  sur  la  dalle.  On  en  voyait  le  bois,  à  peine 
caché  par  un  drap  noir  râpé  et  troué.  Quatre  cierges  brû- 
laient à  l'entour;  trois  pains  ronds  étaient  rangés  sur  une 
planche  à  terre,  à  côté  de  la  tête  du  cercueil.  A  quelques 
pas  vers  la  droite  flamboyaient  quatre  grosses  torches  de 
résine,  dont  la  réverbération  me  montrait  confusément, 
dans  une  chapelle  obscure,  le  prêtre  en  chasuble  noire  à 
croix  blanche  disant  la  messe  des  morts.  Les  chants  de 
l'orgue  venaient  d'en  haut  comme  un  bruit  surnaturel. 
On  ne  pouvait  distinguer  d'où  ils  partaient.  Autour  de 
moi,  une  foule  de  femmes  de  tout  âge,  disposées  en  une 
sorte  de  demi-cercle  à  quelque  distance  de  la  bière,  toutes 
gracieusement  coiffées  et  enveloppées  de  la  mantille  de 
soie  noire,  accroupies  sur  le  pavé  de  l'église,  selon  la 
mode  espagnole,  dans  la  molle  et  charmante  attitude  des 
femmes  du  sérail,  l'œil  plus  souvent  levé  que  baissé, 
jouaient  de  l'éventail,  écoutaient  la  messe  et  regardaient 
les  passants. 

Je  regardais  tour  à  tour  le  sépulcre  du  comte  de  Gages 
et  ce  pauvre  enterrement  d'un  inconnu.  Deux  néants.  L'un 
honoré,  l'autre  dédaigné.  Mon  ami,  si  les  choses  que  nous 


PAMPELLNE.  199 

appelons  inanimées  pouvaient  tout  à  coup  prendre  la 
parole,  quel  dialogue  entre  cette  tombe  de  marbre  et 
cette  bière  de  sapin  I 


Le  soir,  je  me  suis  promené  sur  les  remparts,  seul  et 
pensif. 

Il  y  a  des  journées  dans  la  vie  qui  remuent  en  nous  tout 
le  passé.  J'étais  plein  d'idées  inexprimables.  L'herbe  des 
contrescarpes  agitée  par  le  vent  sifflait  faiblement  à  mes 
pieds.  Les  canons  passaient  leurs  cous  entre  les  créneaux 
comme  pour  regarder  dans  la  campagne.  Les  montagnes 
de  l'horizon  estompées  par  le  crépuscule  avaient  pris  des 
formes  magnifiques  ;  la  plaine  était  sombre  ;  l'Arga,  ridée 
de  mille  reflets  lumineux,  se  glissait  dans  les  arbres  comme 
une  couleuvre  d'argent. 

En  passant  devant  l'entrée  de  la  ville,  j'ai  entendu  le 
grincement  des  chaînes  du  pont-levis  et  l'ébranlement 
sourd  de  la  herse  qui  retombait.  On  venait  de  fermer  la 
porte.  En  ce  moment  la  lune  se  levait.  Alors,  pardonnez- 
moi  le  ridicule  de  me  citer  moi-même,  ces  vers  que  j'écri- 
vais il  y  a  quinze  ans  me  sont  revenus  à  l'esprit  : 

Toujours  prête  au  combat,  la  sombre  Pampelune, 
Avant  de  s'endormir  aux  rayons  de  la  lune, 
Ferme  sa  ceinture  de  tours. 


Dans  les  villes  d'Espagne,  il  y  a  beaucoup  de  ventas, 
c'est-à-dire  beaucoup  de  cabarets,  quelques />osflrfas,  c'est- 
à-dire  quelques  auberges,  et  fort  peu  de  fondas,  c'est-à-dire 
fort  peu  d'hôtels.  A  Saint-Sébastien,  il  n'y  a  que  la  fonda 
Ysabel,  ainsi  nommée  pour  la  distinguer  de  l'hôtellerie  à 
la  française,  tenue  par  un  honnête  et  brave  homme  nommé 
Lafitte.  A  Tolosa  et  à  Pampelune,  la  fonda  n'a  ni  nom  ni 


200  PYRÉNÉES. 

enseigne.  Elle  s'appelle  simplement  la /b?irfa;  ce  qui  dit 
clairement  qu'elle  est  unique. 

La  chambre  que  j'occupe  dans  la  fonda  de  Pampelune, 
al  segundo  piso  (au  second  étage),  a  deux  larges  fenêtres 
qui  doniient  sur  la  grande  place. 

Celte  place  n'a  rien  de  remarquable.  On  y  bâtit  en  ce 
moment,  à  l'une  des  extrémités,  à  Test,  je  ne  sais  quoi  de 
hideux  qui  ressemble  à  un  théâtre  et  qui  sera  en  pierre 
de  taille.  Je  recommande  cette  chose  au  premier  homme 
d'esprit  qui  bombardera  Pampelune. 

Pardonnez-moi,  mon  ami,  cette  lugubre  plaisanterie.  Je 
ne  l'eflface  pas,  parce  qu'elle  sort  de  la  nature  même  des 
choses.  La  destinée  de  toutes  les  villes  d'Espagne  n'est- 
elle  pas  d'être  périodiquement  bombardées?  L'an  dernier 
Espartero  bombardait  Barcelone.  Cette  année  Van  Ilalen 
bombarde  Séville.  Qui  bombardera  l'année  prochaine  et 
que  bombardera-t-on  ?  je  l'ignore.  Mais  tenez  pour  certain 
qu'il  y  aura  un  bombardement.  Cela  étant,  je  prie  pour 
les  habitants,  pour  les  maisons  et  pour  les  cathédrales  ; 
et,  comme  il  faut  faire  la  part  des  bombes,  je  leur  aban- 
donne avec  joie  toutes  les  copies  que  je  rencontre  de 
notre  Bourse  de  Paris. 

Cela  dit,  revenons  à  Pampelune  et  remontons  dans  ma 
chambre. 

C'est  une  façon  de  halle  blanchie  à  la  chaux,  avec  deux 
lits,  dont  un  large,  que  les  servantes  appellent  el  mairi- 
monio.  Sur  le  mur  quelques  cadres  enluminés  représen- 
tant des  amants  qui  sourient  à  des  époux  qui  boudent. 
Une  petite  table,  deux  chaises  de  paille,  et  une  énorme 
porte,  à  panneaux  contre-butés  d'une  charpente  de  chêne, 
à  verrous  de  prison,  à  serrure  de  citadelle. 

Il  semble  qu'en  Espagne  le  cas  d'une  prise  d'assaut  soit 
prévu  à  chaque  étage  de  chaque  m.aison.  Armer  sa  croisée 
et  ses  balcons  de  persiennes  à  mailles  serrées  pour  défendre 
sa  femme  des  galants,  et  sa  porte  de  ferrures  robustes  pour 
défendre  sa  maison  du  pillage,  voilà  le  double  souci  des 
bourgeois  en  Espagne;  la  jalousie  fait  la  fenêtre,  et  la 
crainte  fait  la  porte. 

La  moitié  de  la  grande  place  de  Pampelune  est  en  ce 
moment  occupée,  c'est-à-dire  envahie,  par  un  colossal 


PAMPELUXE.  20f 

échafaudage  dressé  pour  des  courses  de  taureaux  qui  doi- 
vent avoir  lieu  dans  une  dizaine  de  jours,  qui  mettent 
la  ville  en  rumeur.  Cette  corrida  durera  quatre  jours,  du 
18  au  22  août.  Le  premier  jour  il  y  aura  une  course  de 
noiillos,  et  le  dernier  jour  une  espada  fameuse  dans  le 
pays,  Muchares,  tuera  le  taureau. 

L'amphithéâtre  est  carré  ;  il  masque  les  rez-de-chaussée 
de  deux  côtés  de  la  place,  dont  les  balcons  et  les  fenêtres 
feront,  le  jour  de  la  corrida,  autant  de  premières  et  de 
secondes  loges;  les  greniers  seront  le  paradis.  Ce  théâtre, 
car  c'en  est  bien  un,  est  tout  simplement  bâti  en  menui- 
serie et  en  charpente,  avec  d'innombrables  gradins,  les 
plus  rudes  qui  soient,  et  de  mes  fenêtres  je  puis  distin- 
guer le  numérotage  des  planches. 

Ajoutez  à  cet  ensemble  deux  ou  trois  diligences  dételées 
et  un  corps  de  garde  dont  le  soldat  se  promène  devant  la 
fonda,  et  vous  aurez  le  «  paysage  »  de  ma  fenêtre. 


L'hôtel  de  ville  de  Pampelune  est  un  élégant  petit  édifice 
du  temps  de  Philippe  IIL  La  façade  offre  un  curieux  échan- 
tillon d'un  genre  d'ornementation  propre  au  dix-septième 
siècle  en  Espagne.  Ce  sont  des  arabesques  et  des  volutes 
plates  qu'on  dirait  découpées  sur  la  pierre  à  l'emporte- 
pièce.  J'avais  déjà  vu  une  maison  de  cette  mode  dans 
l'étrange  et  lugubre  village  de  Leso.  Le  fronton  de  cet 
hôtel  de  ville  est  surmonté  de  lions,  de  cloches  et  de  sta- 
tues qui  font  un  tumulte  amusant  à  l'œil. 

Ce  qui  ne  m'a  pas  moins  amusé,  c'est  la  foire,  qui  se 
tient  en  ce  moment  sur  une  petite  place  précisément  en 
face  de  l'hôtel  de  ville.  Les  boutiques  en  plein  vent  pleines 
de  doreloteries  et  de  passequilles,  les  marchandes  pleines 
de  paroles  joyeuses,  les  passants  coudoyés,  les  acheteurs 
affairés,  tout  ce  tourbillon  de  cris,  de  rires,  d'injures  et 
de  chansons  qu'on  appelle  une  foire,  a  sous  le  soleil  d'Es- 
pagne plus  de  rumeur  et  de  gaieté. 

Au  milieu  de  cette  foule  se  tenait  debout,  adossé  à  un 
pilier  de  l'hôtel  de  ville,  un  formidable  gaillard  de  haute 
stature.  Ses  larges  pieds  nus  sortaient  de  ses  jambières  de 


202  PYRÉNÉES. 

tricot  rouge;  une  muleta  de  laine  blanche  à  raie  garance 
lui  couvrait  la  tête,  l'enveloppait  tout  entier  de  ses  plis 
sculpturaux,  et  ne  laissait  voir  que  son  visage  basané  aux 
pommettes  saillantes,  au  nez  carré,  aux  mâchoires  angu- 
leuses, au  menton  avancé,  à  la  barbe  noire  et  hérissée; 
figure  de  bronze  florentin,  avec  des  yeux  de  chat  sauvage. 
Au  centre  de  ce  bruit  et  de  ce  mouvement,  cet  homme 
restait  immobile,  grave  et  muet.  Ce  n'était  plus  un  espa- 
gnol, c'était  déjà  un  arabe. 

A  deux  pas  de  cette  statue,  un  italien  grimacier,  de 
grosses  lunettes  sur  le  nez,  montrait  des  marionnettes  et 
tapait  sur  un  tambour,  en  chantant  sur  son  tréteau  cette 
antique  cadence  de  Polichinelle,  Fanlocciiii,  buraccini, 
puppi,  dont  nous  avons  fait  en  France  la  villanelle  : 

Le  Pantalon 
De  Toinon 
N'a  pas  d'fond. 

Le  Pantalon  et  le  Sauvage  se  regardaient  sans  se  com- 
prendre, comme  deux  habitants  de  deux  lunes  différentes. 

On  ne  traverse  pas  une  foire,  celle-là  surtout,  sans 
acheter.  Je  me  suis  laissé  faire,  j'ai  ouvert  ma  bourse,  et 
j'ai  envoyé  à  la  fonda  tout  ce  qu'on  m'a  vendu. 

A  mon  retour,  j'ai  trouvé  sur  ma  table  une  pacotille 
complète  de  colporteur  :  des  amulettes  de  Saragosse  en 
or,  en  vermeil,  en  filigrane,  des  jarretières  à  devises  de 
Ségovie,  des  bénitiers  en  verre  de  Bilbao,  des  veilleuses 
en  fer-blanc  deCauterets,  une  boîte  d'allumettes  chimiques 
de  Hernani,  une  boîte  de  bâtons  résineux  qui  tiennent  lieu 
de  chandelles  à  Elizondo,  du  papier  de  Tolosa,  une  cein- 
ture de  montagnard  du  col  de  Pantacose,  un  bâton  de  bois 
ferré,  des  souliers  de  corde,  et  deux  mulelas  de  Pampelune 
qui  sont  d'une  laine  magnifique,  d'un  travail  grossier  et 
d'un  goût  exquis. 


A  part  cette  foire  et  quelques  carrefours,  Pampelune 
reste  morne  et  silencieuse  tout  le  jour.  Mais,  dès  que  le 


PAMPELUNE.  203 

soleil  est  couché,  dès  que  les  vitres  et  les  lanternes  s'allu- 
ment, la  ville  s'éveille,  la  vie  tressaille  partout,  la  joie  étin- 
celle, c'est  une  ruche  en  rumeur.  Une  fanfare  à  trompettes 
et  à  cymbales  éclate  sur  la  grande  place  ;  ce  sont  les  musi- 
ques de  la  garnison  qui  donnent  une  sérénade  à  la  ville.  La 
ville  répond.  A  tous  les  étages,  à  toutes  les  fenêtres,  à  tous 
les  balcons,  on  entend  des  chants,  des  voix,  des  bruits  de 
guitares  et  de  castagnettes.  Chaque  maison  sonne  comme 
un  énorme  grelot.  Ajoutez  à  cela  les  angélus  de  tous  les  clo- 
chers de  la  ville. 

Vous  croyez  peut-être  que  cet  ensemble  est  discordant, 
et  que  de  tous  ces  concerts  mêlés  il  ne  sort  qu'un  immense 
charivari  parfaitement  réussi.  Vous  vous  tromperiez.  Quand 
une  ville  se  fait  orchestre,  il  en  sort  toujours  une  sympho- 
nie. Le  vent  adoucit  les  tons  criards,  l'espace  éteint  les 
sons  faux,  tout  s'arrange  dans  l'ensemble,  et  le  résultat  est 
harmonieux.  En  petit  ce  serait  un  vacarme,  en  grand  c'est 
une  musique. 

Cette  musique  égaie  la  population.  Les  enfants  jouent 
devant  les  boutiques;  les  habitants  sortent  des  maisons  ; 
la  grande  place  se  couvre  de  promeneurs;  les  prêtres  et 
les  officiers  abordent  les  femmes  en  mantilles;  les  cause- 
ries se  cachent  derrière  les  éventails;  sous  les  arcades  les 
muletiers  taquinent  les  maritornes;  une  douce  lueur  qui 
vient  de  cent  fenêtres  grandes  ouvertes  et  vivement  illu- 
minées éclaire  vaguement  la  place.  Cette  foule  va  et  vient 
et  se  croise  dans  cette  ombre,  et  rien  n'est  charmant 
comme  cette  discrète  mêlée  de  jolis  visages  entrevus  et 
de  joyeux  rires  étouffés. 

La  liberté  des  prêtres  sous  ce  beau  climat  n'a  rien  de 
scandaleux.  C'est  une  familiarité  que  les  mœurs  admettent. 
Pourtant,  de  ma  croisée  d'où  j'observais  tout,  j'entendais 
trois  prêtres,  coiffés  de  leurs  prodigieux  sombreros  et 
enveloppés  de  leurs  vastes  capes  noires,  causer  devant  la 
fonda,  et  je  dois  avouer  que  l'un  d'eux  prononçait  le  mot 
muchachas  d'une  façon  qui  eût  fait  sourire  Voltaire. 

Vers  dix  heures  du  soir,  la  place  se  vide  et  Pampelune 
s'endort.  Mais  la  rumeur  ne  s'éteint  pas  tout  de  suite  ; 
elle  se  prolonge,  elle  ne  finit  pas  avec  le  sommeil  qui  com- 
mence. On  dirait,  pendant  les  premières  heures,  que  ce 


204  PYRÉNÉES. 

sommeil  vibre  encore  de  toutes  les  joies  de  la  soirée. 
A  minuit  le  silence  se  fait,  et  l'on  n'entend  plus  que  la 
voix  des  serenos  criant  l'heure  qui,  au  moment  où  vous 
vous  endormez,  éclate  brusquement  sur  la  tour  voisine, 
puis  se  répète  éloignée  et  amoindrie  sur  une  autre  tour  au 
bout  de  la  place,  puis  va  s'affaiblissant  de  clocher  en  clo- 
cher, et  s'évanouit  dans  les  ténèbres. 


XII 


LA    CABANE    DANS    LA    MONTAGNl 


Le  soleil  se  couchait,  les  brumes  commençaient  à  mon- 
ter des  torrents  qu'on  entendait  bruire  profondément 
dans  des  ravins  perdus.  Nulle  trace  d'habitation.  Le  col 
devenait  de  plus  en  plus  sauvage. 

J'étais  excédé  de  fatigue.  3'avisai  à  droite,  à  mi-côte,  à 
quelques  pas  du  sentier,  au  pied  d'une  haute  roche  à  pic, 
un  bloc  de  marbre  blanc  à  demi  enfoncé  dans  la  terre. 
Un  grand  sapin  mort  de  vieillesse  et  tombé  de  l'escarpe- 
ment s'était  arrêté  à  ce  bloc  en  roulant  sur  la  pente  et  le 
couvrait  de  son  branchage  desséché  et  hideux.  Harassé 
comme  je  l'étais,  ce  bloc  et  cet  arbre  mort,  sur  lesquels 
dans  ma  pensée  j'accrochais,  comme  des  tentes,  nos  ma- 
lelas  et  nos  couvertures,  me  parurent  constituer  une 
chambre  à  coucher  confortable. 

J'appelai  mes  compagnons,  qui  me  devançaient  d'une 
vingtaine  de  pas,  et  je  leur  expliquai  mon  architecture 
nocturne,  leur  déclarant  que  mon  intention  était  de 
bivouaquer  là.  Azcoaga  se  mit  à  rire.  Irumberri,  pour 
toute  réponse,  regarda  la  fumée  de  son  cigare  s'envoler 
au  soleil.  Escamuturra  el  Puno  (le  poing)  me  prit  la  main  : 


ÏL 


206  PYRÉNÉES. 

—  Y  pensez- VOUS,  seigneur  français?  et  y  êtes-vous  résolu? 

—  Je  ne  suis  pas  résolu,  dis-je,  je  suis  éreinté. 

—  Vous  voulez  coucher  là  ! 

—  Je  me  résigne  à  coucher  là. 

—  Bah  !  mais  regardez  donc  de  quoi  votre  logis  sera 
fait.  Il  n'y  a  que  les  morts  qui  couchent  dans  des  cham- 
bres de  marbre  et  de  sapin. 

Les  montagnards  comme  les  marins  sont  superstitieux. 
Or  je  déclare  que  dans  la  montagne  je  suis  montagnard 
et  que  sur  mer  je  suis  marin,  c'est-à-dire  superstitieux 
dans  les  deux  cas  et  sans  raisonner,  superstiti^^ux  tout 
bonnement,  de  la  façon  dont  on  Test  autour  de  moi.  La 
réflexion  sépulcrale  d'Escamuturra  me  fit  rêver. 

—  Allons,  reprit-il,  quelques  pas  encore,  amigo.  Je  vous 
jure,  seigneur,  qu'à  un  demi-quart  de  lieue  d'ici  nous 
allons  trouver  bon  gîte. 

—  Un  demi-quart  de  lieue  d'Espagne  !  m'écriai-je.  Il  est 
six  heures  du  soir,  nous  arriverons  à  minuit. 

Escamuturra  me  répondit  avec  gravité  : 

—  Nous  arriverons  à  minuit  si  le  diable  allonge  le  che- 
min, et  dans  vingt  minutes  si  le  français  allonge  le  pas. 

—  AndatnoSj  dis-je. 

La  caravane  se  remit  en  marche. 

Le  soleil  se  coucha,  le  crépuscule  vint;  pourtant  je 
dois  dire  que  le  diable  n'allongea  pas  le  chemin.  Nous 
gravissions  depuis  environ  une  demi-heure  un  sentier 
escarpé  serpentant  entre  des  blocs  de  granit  dont  on  eût 
dit  qu'un  géant  avait  ensemencé  le  flanc  de  la  montagne. 
Tout  à  coup  une  pelouse  se  présenta,  la  pelouse  la  plus 
douce,  la  plus  fraîche,  la  plus  agréable  au  pied  et  la  plus 
inattendue. 

Escamuturra  se  tourna  vers  moi. 

—  Nous  voici  arrivés,  me  dit-il. 

Je  regardai  devant  moi  pour  voir  où  nous  étions  arrivés 
et  je  ne  vis  rien  que  la  ligne  sombre  et  nue  de  la  mon- 
tagne. La  pelouse  était  resserrée  comme  une  avenue  entre 
deux  murailles  basses  de  pierres  sèches  que  je  n'avais  pas 
aperçues  d'abord. 

Cependant  mes  compagnons  avaient  doublé  le  pas,  et 
j'avais  fait  comme  eux. 


LA   CABANE   DANS   LA   MONTAGNE.  207 

Bientôt  je  vis  monter  peu  à  peu,  comme  une  chose  qui 

sort  de  terre,  et  se  dessiner  sur  le  ciel  clair  du  crépuscule 
une  sorte  de  bosse  anguleuse  et  obscure  qui  ressemblait 
à  un  toit  surmonté  d'une  cheminée. 

C'était  en  eCfet  une  maison  cachée  dans  un  pli  de  la 
montagne. 

Tout  en  approchant,  je  la  regardais.  Le  jour  n'était  pas 
complètement  éteint.  Je  faisais  ce  qu'on  appelle  en  style 
stratégique  une  reconnaissance. 

La  maison  était  assez  grande  et  bâtie,  comme  les  clô- 
tures de  la  pelouse,  en  pierres  sèches  mêlées  de  blocs  de 
marbre;  le  toit  de  chaume  tailladé  imitait  un  escalier. 
J'ai  retrouvé  depuis  cette  mode  dans  de  pauvres  hameaux 
des  Pyrénées. 

Au  bas  du  mur  tourné  vers  la  pente  de  la  montagne,  il 
y  avait  un  trou  carré  par  où  sortait  une  petite  nappe 
d'eau  limpide  et  fraîche  qui  tombait  sur  le  rocher  et  allait 
se  perdre  dans  le  ravin  avec  un  bruit  vivant  et  joyeux. 

La  porte  massive  et  basse  était  fermée.  Il  n'y  avait 
qu'une  fenêtre,  percée  à  côté  de  la  porte,  très  étroite  et 
bouchée  aux  trois  quarts  avec  des  briques  grossièrement 
maçonnées. 

Ce  pauvre  logis  avait,  comme  toutes  les  habitations 
isolées  du  Guipuzcoa  et  de  la  Navarre,  un  air  de  forte- 
resse, mais  c'était  plutôt  de  la  défiance  que  de  la  sûreté, 
car  le  toit  de  chaume  était  à  hauteur  d'appui,  et  l'on  pou- 
vait forcer  la  place  à  se  rendre  sans  autre  artillerie  qu'une 
allumette  chimique. 

Du  reste,  aucune  lumière  à  l'intérieur,  aucune  voix, 
aucun  pas,  aucun  bruit.  Ce  n'était  pas  une  maison,  c'était 
une  masse  noire,  muette  et  morne  comme  une  tombe. 

Escarauturra  mit  pied  à  terre,  s'approcha  de  la  porte 
et  se  mit  à  siffler  doucement  la  première  partie  d'une 
mélodie  bizarre  et  charmante.  Puis  il  s'arrêta  court,  et 
attendit. 

Rien  ne'bougea  dans  la  cabane.  Pas  un  souffle  ne  répon- 
dit. La  nuit,  qui  était  tout  à  fait  tombée,  ajoutait  je  ne 
sais  quoi  de  morne  et  de  funèbre  à  ce  silence  si  mystérieux 
et  si  profond. 

Escamuturra  recommença  sa  mélodie  ;  puis,  arrivé  à  la 


^08  PYRÉNÉES. 

même  note,  il  s'arrêta.  La  cabane  garda  le  silence.  Esca- 
muturra  recommença  une  troisième  fois,  plus  doucement 
encore,  sifflant  pour  ainsi  dire  tout  bas. 

Nous  étions  tous  les  quatre  inclinés  vers  la  porte  et 
nous  prêtions  l'oreille.  J'avoue  que  je  retenais  mon  haleine 
et  que  le  cœur  me  battait  un  peu. 

Tout  à  coup,  comme  Escamuturra  finissait,  l'autre  partie 
de  la  mélodie  se  fit  entendre  derrière  la  porte  dans  la 
maison,  mais  sifflée  si  faiblement  et  si  bas  que  cela  était 
plus  singulier  peut-être  et  plus  effrayant  encore  que  le 
silence.  C'était  lugubre  à  force  d'être  doux.  On  eût  dit  le 
chant  d'un  esprit  dans  un  sépulcre. 

El  Puno  frappa  trois  fois  dans  ses  mains. 

Alors  une  voix  d'homme  s'éleva  dans  la  cabane,  et  voici 
le  dialogue  laconique  et  rapide  qui  s'échangea  dans 
l'ombre  en  langue  basque  entre  cette  voix  qui  interrogeait 
et  Escamuturra  qui  répondait  : 

—  Zuec?  [Vous  1) 

—  Guc.  (Nous.) 

—  Nun  ?  (Où  ?) 

—  Emen.  (Ici.) 

—  Gembat?  (Combien?) 

—  Lau.  (Quatre.) 

Une  étincelle  brilla  dans  l'intérieur  du  logis,  une  chan- 
delle s'alluma,  et  la  porte  s'ouvrit.  Lentement  et  bruyam- 
ment, car  elle  était  barricadée. 

Un  homme  parut  sur  le  seuil  de  la  porte. 

Il  tenait  à  la  main  et  il  élevait  au-dessus  de  sa  tête  un 
gros  chandelier  de  fer  dans  lequel  brûlait  une  torche  de 
résine. 

C'était  un  de  ces  visages  basanés  et  brûlés  qui  n'ont 
point  d'âge;  il  pouvait  avoir  trente  ans,  il  en  pouvait 
avoir  cinquante.  Du  reste,  de  belles  dents,  l'œil  vif  et  un 
sourire  agréable,  car  il  souriait.  Un  mouchoir  rouge  lui 
ceignait  le  front,  selon  la  mode  des  muletiers  aragonais, 
et  serrait  sur  ses  tempes  ses  cheveux  épais  et  noirs.  Il 
avait  le  sommet  de  la  tête  rasé,  une  large  muleta  blanche 
qui  le  couvrait  du  menton  jusqu'aux  genoux,  une  culotte 
courte  de  velours  olive,  des  jambières  de  laine  blanche  à 
boutonnières  noires,  des  souliers  de  corde  et  les  pieds  nus. 


LA    CABANE    DANS    LA    MONTAGNE.  209 

La  grosse  mèche  de  résine  agitée  par  le  vent  déplaçait 
rapidement  l'ombre  et  la  lumière  sur  cette  figure.  Rien 
de  plus  étrange  que  ce  sourire  cordial  dans  ce  flamboie- 
ment sinistre. 

Tout  à  coup  il  m'aperçut,  et  le  sourire  disparut  comme 
s'éteint  une  lampe  sur  laquelle  on  souffle.  Son  sourcil 
s'était  froncé,  son  regard  restait  fixé  sur  moi.  Il  ne  pro- 
nonçait pas  une  parole. 

Escamuturra  lui  toucha  l'épaule  de  la  main,  et  lui  dit  à 
demi-voix  en  me  désignant  du  pouce  : 

—  Ailisquidea.  (Un  ami.) 

L'homme  se  rangea  pour  me  laisser  entrer,  mais  son 
sourire  ne  reparut  pas. 

Cependant  Azcoaga  et  Irumberri  avaient  poussé  les 
mules  dans  la  cabane;  Escamuturra  et  l'hôte  causaient  à 
voix  basse  dans  un  coin.  La  porte  s'était  refermée  et  Irum- 
berri en  avait  soigneusement  refait  la  barricade  comme 
s'il  était  habitué  à  cette  besogne. 

Pendant  qu'Azcoaga  déchargeait  sa  mule,  je  m'étais 
assis  sur  un  ballot  d'où  je  considérais  l'intérieur  du  logis. 

La  maison  ne  contenait  qu'une  chambre,  où  nous  étions, 
mais  cette  chambre  contenait  un  monde. 

C'était  une  grande  salle  basse  dont  le  plafond,  composé 
de  lattes  et  de  voliges  appuyées  çà  et  là  sur  des  poutres 
faisant  piliers,  laissait  passer  et  pendre  par  longs  brins 
le  foin  dont  était  rempli  le  haut  de  la  maison  dans  l'angle 
du  toit.  Des  cloisons  à  claire-voie,  ressemblant  plutôt  à 
des  treillis  qu'à  des  cloisons,  dessinaient  dans  cette  salle 
des  compartiments  capricieux. 

L'un  de  ces  compartiments,  à  gauche  de  la  porte,  com- 
prenait un  angle  de  la  cabane,  la  fenêtre,  la  cheminée, 
énorme  caverne  de  pierres  noircies  par  le  feu,  et  le  lit, 
c'est-à-dire  une  façon  de  cercueil  dans  lequel  grima- 
çaient les  mille  plis  d'une  paillasse  bistre  et  d'une  cou- 
verture rousse.  C'était  la  chambre  à  coucher. 

Vis-à-vis  la  chambre  à  coucher,  un  autre  compartiment 
contenait  un  veau  couché  sur  du  fumier  et  quelques 
poules  endormies  dans  une  espèce  de  boîte.  C'était  létable. 

A  l'angle  opposé ,  dans  un  troisième  compartiment , 
s'amoncelait  une  pyramide  informe  de  souches  hérissées 

14 


210  PYRÉNÉES. 

et  de  fagots  épineux,  provision  de  bois  pour  l'hiver.  Quel- 
ques outres  de  vin  et  des  harnachements  de  mulets  étaient 
rangés  avec  un  certain  soin  auprès  des  fagots.  C'était  le 
cellier. 

Il  y  avait  une  carabine  dans  l'angle  du  mur  voisin  de 
la  fenêtre,  entre  le  cellier  et  l'étable  ;  mais,  dans  un  der- 
nier compartiment  encombré  de  fouillis  de  toutes  sortes, 
vieilles  muletas,  vieux  paniers,  tambour  de  basque  crevé, 
guitares  sans  cordes,  je  vis  reluire  sous  une  hotte  de  gue- 
nilles la  poignée  d'une  navaja,  fine,  noire  et  galonnée  de 
cuivre  comme  la  manche  d'un  andalou.  Je  distinguai  dans 
l'ombre  à  côté  deux  ou  trois  canons  de  carabines  enfouies 
sous  des  chiffons,  et  une  sorte  de  trompe  de  métal  évasée 
et  large  que  je  pris  d'abord  pour  l'extrémité  d'un  clairon 
de  montagne,  et  qui  était  un  tromblon.  Ce  tas  de  chiffons 
était  l'arsenal. 

Un  grand  bloc  de  rocher  qui  emplissait  l'angle  à  droite 
de  la  porte,  et  sur  lequel  le  mur  était  maçonné,  faisait 
une  pente  de  granit  dans  l'intérieur  de  la  cabane  et  ser- 
vait de  chevet  à  quelques  bottes  de  paille  jetées  à  terre. 
C'était  là  sans  doute  l'hôtellerie. 

Un  enfant  tout  nu,  qui  dormait  probablement  sur  cette 
paille  et  que.  notre  arrivée  avait  réveillé,  s'était  accroupi 
sur  la  pente  de  granit,  les  genoux  serrés  contre  la  poi- 
trine et  les  bras  croisés  sur  les  genoux,  et  nous  regardait 
avec  des  yeux  effarés.  Dans  le  premier  moment  je  le  pris 
pour  un  gnome;  puis  je  reconnus  que  c'était  un  singe; 
enfin  je  découvris  que  c'était  un  enfant. 

Deux  hauts  chenets  de  fer  ouvragé,  rouilles  par  le  feu 
et  la  pluie,  apparaissaient  dans  la  cheminée  debout  sur 
leurs  quatre  pieds  massifs  et  dressaient  à  l'extrémité  de 
leurs  longs  cous  deux  gueules  ouvertes.  On  eût  dit  les 
deux  dragons  du  logis  prêts  à  aboyer  ou  à  mordre. 

Du  reste,  il  n'y  avait  dans  la  cabane  d'autre  ustensile 
de  cuisine  qu'une  poêle  à  frire  suspendue  dans  la  chemi- 
née, laquelle,  avec  le  chandelier  de  fer,  les  chenets  et  le 
lit,  composait  tout  le  mobilier. 

Une  jarre  d'huile  était  près  du  lit,  et  à  côté  de  la  porte 
une  autre  jarre  pleine  de  lait.  Au  rebord  de  la  jarre  de 
lait  s'accrochait  une  sébile  de  bois  de  la  forme  la  plus 


LA    CABANE    DANS    LA    MONTAGNE. 


211 


élégante  et  la    plus    pure.  C'était  presque    une   écuelle 
étrusque. 

Deux  chats  maigres  et  jaunes  et  que.  comme  l'enfant, 
nous  avions  réveillés,  rôdaient  autour  de  nous  d'un  air 
menaçant.  A  la  façon  dont  ils  nous  regardaient,  il  était 


clair  qu'ils  n'eussent  pas  mieux  demandé  que  d'être  des 
tigres. 

J'ai  quelque  idée  qu'un  porc  grognait  dans  un  coin  noir. 

La  maison  avait  cette  odeur  sucrée  et  fade  qui  s'exhale 
de  toutes  les  cabanes  espagnoles. 

D'ailleurs,  ni  une  table,  ni  une  chaise.  Qui  entrait  là 
restait  debout  ou  s'asseyait  à  terre.  Qui  avait  un  ballot  s'as- 
seyait dessus.  Dans  ce  logis,  le  mot  se  mettre  à  table 
n'avait  aucun  sens;  je  restai  quelques  instants  abîmé  dans 
cette  réflexion  mélancolique.  Je  mourais  de  faim. 

En  pareil  cas  les  pensées  tristes  viennent  de  l'estomac. 
.  Un  petit  bruit  gracieux,  une  sorte  de  gazouillement 
discret  et  continu  que  j'avais  entendu  depuis  mon  entrée 


212  PYRÉNÉES. 

dans  la  cabane  me  tira  de  cette  rêverie.  Quand  on  n'a  pas 
de  quoi  dîner,  que  faire  en  un  gîte  à  moins  qu'on  ne 
regarde  ?  Je  regardai  donc,  mais  je  ne  pouvais  découvrir 
d'où  venait  ce  bruit. 

Enfin,  comme  mes  yeux  se  baissaient  vers  la  terre,  je 
distinguai  dans  l'obscurité  une  sorte  de  frémissement 
métallique,  une  ligne  de  moire  lumineuse,  et  je  reconnus 
qu'un  ruisseau  traversait  la  cabane  de  part  en  part.. 

Ce  ruisseau,  qui  coulait  rapidement  sur  un  plan  oblique 
et  incliné,  dans  une  poutre  creuse  enfoncée  à  fleur  de 
terre,  débouchait  dans  la  cabane  par  un  trou  fait  dans 
un  mur  et  sortait  par  le  mur  opposé.  Là  il  faisait  dans  le 
ravin  la  petite  chute  d'eau  que  j'avais  remarquée  en  arri- 
vant. 

Chambre  singulière  où  la  montagne  semblait  se  sentir 
chez  elle  et  entrait  familièrement;  le  rocher  s'y  logeait, 
ie  ruisseau  y  passait. 

Pendant  que  je  faisais  ces  observations  dans  l'attitude 
élégiaque  d'un  homme  rêveur  qui  n'a  pas  soupe,  les  mules, 
déchargées  et  démuselées,  arrachaient  paisiblement  les 
longs  brins  de  foin  qui  pendaient  du  plafond. 

Ce  que  voyant,  Escamuturra  fit  signe  à  l'hôte,  qui  les 
poussa  vers  le  fond  de  la  cabane  et  leur  jeta  à  chacune 
une  botte  de  fourrage. 

Cependant  mes  compagnons  s'étaient  installés,  qui  sur 
un  ballot  comme  moi,  qui  sur  une  selle  posée  à  terre; 
Azcoaga  s'était  couché  tout  de  son  long,  enveloppé  de  sa 
muleta. 

L'hôte  avait  échafaudé  dans  la  cheminée  des  fagots  de 
genêts  sur  un  monceau  de  fougères  sèches.  Il  en  appro- 
cha son  flambeau  de  résine;  en  un  clin  d'œil  un  grand  feu 
pétillant  monta  dans  l'àtre  avec  des  tourbillons  d'étin- 
celles, et  une  belle  lueur  flambante  et  vermeille,  emplis- 
sant la  cabane,  fit  saillir  en  relief  sur  les  enfoncements 
sombres  les  croupes  des  mules,  la  cage  aux  poules,  le 
veau  endormi,  les  espingoles  cachées,  le  rocher,  le  ruis- 
seau, les  brins  de  paille  pendant  du  plafond  comme  des 
fils  d'or,  les  âpres  visages  de  mes  compagnons  et  les 
yeux  hagards  de  l'enfant  effarouché. 

Les  deux  chenets  noirs  à  gueules  de  monstres  se  déta- 


LA    CABANE   DANS    LA   MONTAGNE.  213 

chaient  sur  un  fond  de  braise  ardente  et  semblaient  deux 
chiens  de  l'enfer  haletant  dans  la  fournaise. 

Mais  rien  de  tout  cela,  je  Tavoue,  n'attirait  mon  atten- 
tion ;  elle  était  ailleurs  tout  entière. 

Un  grand  événement  venait  de  s'accomplir  dans  la  ca- 
bane. 

L'hôte  avait  décroché  du  clou  la  poêle  à  frire  ! 


XIII 


CAUTERETS 


Je  vous  écris,  cher.  Louis,  avec  les  plus  mauvais  yeux 
du  monde.  Vous  écrire  pourtant  est  une  douce  et  vieille 
habitude  que  je  ne  veux  pas  perdre.  Je  ne  veux  pas  laisser 
tomber  une  seule  pierre  de  notre  amitié.  Voilà  vingt- 
cinq  ans  bientôt  que  nous  sommes  frères,  frères  par  le 
cœur,  frères  par  la  pensée.  Nous  voyons  la  création  avec 
les  mêmes  yeux,  nous  voyons  l'art  avec  le  même  respect. 
Vous  aimez  Dante  comme  j'aime  Raphaël.  Nous  avons  tra- 
versé ensemble  bien  des  jours  de  lutte  et  d'épreuve  sans 
faiblir  dans  notre  sympathie,  sans  reculer  d'un  pas  dans 
notre  dévouement.  Restons  donc  jusqu'au  dernier  jour  ce 
que  nous  avons  été  le  premier.  Ne  changeons  rien  à  ce 
qui  a  été  si  bon  et  si  doux.  A  Paris,  serrons-nous  la  main  ; 
absents,  écrivons-nous. 

J'ai  besoin  quand  je  suis  loin  de  vous,  qu'une  lettre  vous 
aille  dire  quelque  chose  de  ce  que  je  vois,  de  ce  que  je 
pense,  de  ce  que  je  sens.  Cette  fois  elle  sera  plus  courte, 


CAUTERETS.  215 

c'est-à-dire  moins  longue  qu'à  l'ordinaire.  Mes  yeux  me 
forcent  à  ménager  les  vôtres.  Ne  vous  plaignez  pas,  vous 
aurez  moins  de  grimoire  et  autant  d'amitié. 

Je  viens  de  la  mer  et  je  suis  dans  la  montagne.  Ce  n'est, 
pour  ainsi  dire,  que  changer  d'émotion.  Les  montagnes  et 
la  mer  parlent  au  même  côté  de  l'esprit. 

Si  vous  étiez  ici  ge  ne  puis  m'empécher  de  faire  con- 
stamment ce  rêve),  quelle  vie  charmante  nous  mènerions 
ensemble!  quels  tableaux  vous  remporteriez  dans  votre 
pensée  pour  les  rendre  ensuite  à  l'art  plus  beaux  encore 
que  la  nature  ne  vous  les  avait  donnés! 

Figurez-vous,  Louis,  que  je  me  lève  tous  les  jours  à 
quatre  heures  du  matin,  et  qu'à  celte  heure  sombre  et 
claire  tout  à  la  fois  je  m'en  vais  dans  la  montagne.  Je 
marche  le  long  d'un  torrent,  je  m'enfonce  dans  une  gorge 
la  plus  sauvage  qu'il  y  ait,  et,  sous  prétexte  de  me  tremper 
dans  de  l'eau  chaude  et  de  boire  du  soufre,  j'ai  tous  les 
jours  un  spectacle  nouveau,  inattendu  et  merveilleux. 

Hier,  la  nuit  avait  été  pluvieuse.  L'air  était  froid,  les 
sapins  mouillés  étaient  plus  noirs  qu'à  l'ordinaire.  Les 
brumes  montaient  de  toutes  parts  des  ravins  comme  les 
fumées  des  fêlures  d'un  solfatare.  Un  bruit  hideux  et  ter- 
rible sortait  des  ténèbres,  en  bas,  dans  le  précipice,  sous 
mes  pieds;  c'était  le  cri  de  rage  du  torrent  caché  par  le 
brouillard.  Je  ne  sais  quoi  de  vague,  de  surnaturel  et 
d'impossible  se  mêlait  à  ce  paysage;  tout  était  ténébreux 
et  comme  pensif  autour  de  moi  ;  les  spectres  immenses  des 
montagnes  m'apparaissaient  par  les  trous  des  nuées 
comme  à  travers  des  linceuls  déchirés.  Le  crépuscule 
n'éclairait  rien;  seulement,  par  une  crevasse  au-dessus 
de  ma  tète,  j'apercevais  au  loin  dans  l'infini  un  coin  du 
ciel  bleu,  pâle,  glacé,  lugubre  et  éclatant.  Tout  ce  que  je 
distinguais  de  la  terre,  rochers,  forêts,  prairies,  glaciers, 
se  mouvait  pêle-mêle  dans  les  vapeurs  et  semblait  fuir, 
emporté  par  le  vent  à  travers  l'espace  dans  un  gigantesque 
réseau  de  nuages. 

Ce  matin,  la  nuit  avait  été  sereine.  Le  ciel  était  étoile; 
mais  quel  ciel  et  quelles  étoiles!  vous  savez,  cette  fraî- 
cheur, cette  grâce,  cette  transparence  mélancolique  et 
inexprimable  du  matin,  les  étoiles  claires   sur  le   ciel 


210  PYRÉNÉES. 

blanc,  une  voûte  de  cristal  semée  de  diamants.  A  cette 
voûte  lumineuse  s'appuyaient  de  toutes  parts  les  énormes 
montagnes,  noires,  velues,  difformes.  Celles  de  l'orient 
découpaient  à  leur  sommet  sur  le  plus  vif  de  l'aube  leurs 
sapins  qui  ressemblaient  à  ces  feuilles  dont  les  pucerons 
ne  laissent  que  les  fibres  et  font  une  dentelle.  Celles  de 
l'occident,  noires  à  leur  base  et  dans  presque  toute  leur 
hauteur,  avaient  à  leur  cime  une  clarté  rose.  Pas  un 
nuage,  pas  une  vapeur.  Une  vie  obscure  et  charmante 
animait  le  flanc  ténébreux  des  montagnes;  on  y  distin- 
guait l'herbe,  les  fleurs,  les  pierres,  les  bruyères,  dans 
une  sorte  de  fourmillement  doux  et  joyeux.  Le  bruit  du 
gave  n'avait  plus  rien  d'horrible,  et  était  un  grand  mur- 
mure mêlé  à  ce  grand  silence.  Aucune  pensée  triste, 
aucune  anxiété  ne  sortait  de  cet  ensemble  plein  d'har- 
monie. Toute  la  vallée  était  comme  une  urne  immense 
où  le  ciel,  pendant  les  heures  sacrées  de  l'aube,  versait 
la  paix  des  sphères  et  le  rayonnement  des  constellations. 

Il  me  semble,  mon  ami,  que  ces  choses-là  sont  plus  que 
du  paysage.  C'est  la  nature  entrevue  à  de  certains  mo- 
ments mystérieux  où  tout  semble  rêver,  j'ai  presque  dit 
penser,  où  l'aube,  le  rocher,  le  nuage  et  le  buisson  vivent 
plus  visiblement  qu'à  d'autres  heures  et  semblent  tres- 
saillir du  sourd  battement  de  la  vie  universelle. 

Vision  étrange  et  qui  est  pour  moi  bien  près  d'être  une 
réalité  :  aux  instants  où  les  yeux  de  l'homme  sont  fermés, 
quelque  chose  d'inconnu  apparaît  dans  la  création.  Ne  le 
croyez-vous  pas  comme  moi?  Ne  dirait-on  pas  qu'aux 
moments  du  sommeil,  quand  la  pensée  cesse  dans  l'homme, 
elle  commence  dans  la  nature?  Est-ce  que  le  calme  est 
plus  profond,  le  silence  plus  absolu,  la  solitude  plus  com- 
plète, et  qu'alors  le  rêveur  qui  veille  peut  mieux  saisir 
dans  ses  détails  subtils  et  merveilleux  le  fait  extraordi- 
naire delà  création?  ou  bien  y  a-t-il  en  efl"et  quelque 
révjélation,  quelque  manifestation  de  la  grande  intelligence 
entrant  en  communication  avec  le  grand  tout,  quelque 
attitude  nouvelle  de  la  nature?  La  nature  se  sent-elle 
mieux  à  l'aise  quand  nous  ne  sommes  pas  là?  se  déploie- 
t-elle  plus  librement? 

Il  est  certain  qu'en  apparence  du  moins,  il  y  a  pour  les 


CAUTERETS. 


objets  que  nous  nommons  inanimés  une  vie  crépusculaire 
et  une  vie  nocturne.  Cette  vie  n'est  peut-être  que  dans 
notre  esprit;  les  réalités  sensibles  se  présentent  à  nous  à 
de  certaines  heures  sous  un  aspect  inusité;  elles  nous 
émeuvent  ;  il  s'en  fait  un  mirage  au  dedans  de  nous,  et 
nous  prenons  les  idées  nouvelles  qu'elles  nous  suggèrent 
pour  une  vie  nouvelle  qu'elles  ont. 

Voilà  les  questions.  Décidez.  Quant  à  moi,  je  me  borne 
à  rêver.  Je  voue  mon  esprit  à  contempler  le  monde  et  à 
étudier  les  mystères.  Je  passe  ma  vie  entre  un  point  d'ad- 
miration et  un  point  d'interrogation. 


XIV 


Lorsqu'on  a  passé  le  pont  des  Darroucats  et  qu'on  n'est 
plus  qu'à  un  quart  d'heure  de  Gèdre,  deux  montagnes 
s'écartent  tout  à  coup  et  vous  découvrent  une  chose  inat- 
tendue. 

Vous  avez  visité  peut-être  les  Alpes,  les  Andes,  les  Cor- 
dillères ;  vous  avez  depuis  quelques  semaines  les  Pyrénées 
sous  les  yeux  ;  quoi  que  vous  ayez  pu  voir,  ce  que  vous 
apercevez  maintenant  ne  ressemble  à  rien  de  ce  que  vous 
avez  rencontré  ailleurs.  Jusqu'ici,  vous  avez  vu  des  mon- 
tagnes; vous  avez  contemplé  des  excroissances  de  toutes 
formes,  de  toutes  hauteurs  ;  vous  avez  exploré  des  croupes 
vertes,  des  pentes  de  gneiss,  de  marbre  ou  de  schiste,  des 
précipices,  des  sommets  arrondis  ou  dentelés,  des  gla- 
ciers, des  forêts  de  sapins  mêlées  à  des  nuages,  des  aiguilles 
de  granit,  des  aiguilles  de  glace;  mais,  je  le  répète,  vous 
n'avez  vu  nulle  part  ce  que  vous  voyez  en  ce  moment  à 
l'horizon. 

>  •  Au  milieu  des  courbes  capricantes  des  montagnes  héris- 
sées d'angles  obtus  et  d'angles  aigus,  apparaissent  brus- 
quement des  lignes  droites,  simples,  calmes,  horizontales  et 
verticales,  parallèles  ou  se  coupant  en  angles  droits,  et  com- 


GAVARNIE.  219 

binées  de  telle  sorte  que  de  leur  ensemble  résulte  la  figure 
éclatante,  réelle,  pénétrée  d'azur  et  de  soleil,  d'un  objet 
impossible  et  extraordinaire. 

Est-ce  une  montagne?  Mais  quelle  montagne  a  jamais 
présenté  ces  surfaces  rectilignes,  ces  plans  réguliers,  ces 
parallélismes  rigoureux,  ces  symétries  étranges,  cet  aspect 
géométrique?- 

Î^Est-ce  une  muraille?  Voici  des  tours  en  effet  qui  la 
contre-butent  et  l'appuient,  voici  des  créneaux,  voilà  les 
corniches,  les  architraves,  les  assises  et  les  pierres  que 
le  regard  distingue  et  pourrait  presque  compter,  voilà 
deux  brèches  taillées  à  vif  qui  éveillent  dans  l'esprit  des 
idées  de  sièges,  de  tranchées  et  d'assauts  ;  mais  voilà  aussi 
des  neiges,  de  larges  bandes  de  neige  posées  sur  ces 
assises,  sur  ces  créneaux,  sur  ces  architraves  et  sur 
ces  tours.  Nous  sommes  au  cœur  de  l'été  et  du  midi  ;  ce 
sont  donc  des  neiges  éternelles.  Or,  quelle  muraille,  quelle 
architecture  humaine  s'est  jamais  élevée  au  niveau  effrayant 
des  neiges  éternelles?  Babel,  l'effort  du  genre  humain 
tout  entier,  s'est  affaissée  sur  elle-même  avant  de  l'avoir 
atteint.  -" 

\ Qu'est-ce  donc  que  cet  objet  inexplicable  qui  ne  peut 
pas  être  une  montagne  et  qui  a  la  hauteur  des  montagnes, 
qui  ne  peut  pas  être  une  muraille  et  qui  a  la  forme  des 
murailles?. 
>C'est  une  montagne  et  une  muraille  tout  à  la  fois; 
c'est  l'édifice  le  plus  mystérieux  du  plus  mystérieux  des 
architectes;  c'est  le  colosseum  de  la  nature;  c'est  Ga- 
varnie.   — . 

Représentez -vous  cette  silhouette  magnifique  telle 
qu'elle  se  révèle  d'abord  à  une  distance  de  trois  lieues  : 
une  longue  et  sombre  muraille  dont  toutes  les  saillies, 
toutes  les  rides  sont  marquées  par  des  lignes  de  neige, 
dont  toutes  les  plates-formes  portent  des  glaciers.  Vers 
le  milieu,  deux  grosses  tours;  l'une  qui  est  au  levant, 
carrée  et  tournant  un  de  ses  angles  vers  la  France  ;  l'autre 
qui  est  au  couchant,  comme  si  c'était  moins  une  tour 
qu'une  gerbe  de  tourelles  ;  toutes  deux  couvertes  de  neige. 
Adroite,  deux  profondes  entailles,  les  brèches,  qui  décou- 
pent dans  la  muraille  comme  deux  vases  qu'emplissent 


220  PYRÉNÉES. 

i 
les  nuées.  Enfin,  toujours  à  droite  et  à  l'extrémité  occi- 
dentale, une  sorte  de  rebord  énorme  plissé  de  mille  gra- 
dins, qui  offre  à  l'œil,  dans  des  proportions  monstrueuses, 
ce  qu'on  appellerait  en  architecture  la  coupe  d'un  amphi- 
théâtre. 

Représentez-vous  cela  comme  je  le  voyais  :  la  muraille 
noire,  les  tours  noires,  la  neige  éclatante,  le  ciel  bleu; 
une  chose  complète  enfin,  grande  jusqu'à  l'inouï,  sereine 
jusqu'au  sublime. 

C'est  là  une  impression  qui  ne  ressemble  à  aucune 
autre;  si  singulière  et  si  puissante  à  la  fois  qu'elle  efface 
tout  le  reste  et  qu'on  devient  pour  quelques  instants, 
même  quand  cette  vision  magique  a  disparu  dans  un  tour- 
nant de  chemin,  indifférent  à  tout  ce  qui  n'est  pas  elle. 

Le  paysage  qui  vous  entoure  est  cependant  admirable; 
vous  entrez  dans  une  vallée  où  toutes  les  magnificences 
et  toutes  les  grâces  vous  enveloppent. 

Des  villages  en  deux  étages,  comme  Tracy-le-Haut  et 
Tracy-Ie-Bas,  (ièdre-Dessus  et  Gèdre-Dessous,  avec  leurs 
pignons  en  escaliers  et  leur  vieille  église  des  Templiers, 
se  pelotonnent  et  se  déroulent  sur  le  flanc  de  deux  mon- 
tagnes, le  long  d'un  gave  blanc  d'écume,  sous  les  touffes 
gaies  et  fantasques  d'une  végétation  charmante.  Tout  cela 
est  vif,  ravissant,  heureux,  exquis.  C'est  la  Suisse  et  la 
Forêt-Noire  qui  se  mêtent  brusquement  aux  Pyrénées. 
Mille  bruits  joyeux  vous  arrivent  comme  les  voix  et  les 
paroles  de  ce  doux  paysage  ;  chants  d'oiseaux,  rires  d'en- 
fants, murmures  du  gave,  frémissement  des  feuilles,  souf- 
fles apaisés  du  vent. 

Vous  ne  voyez  rien,  vous  n'entendez  rien  ;  à  peine  per- 
cevez-vous de  ce  gracieux  ensemble  quelque  impression 
douteuse  et  confuse.  L'apparition  de  Gavarnie  est  toujours 
devant  vos  yeux  et  rayonne  dans  votre  pensée  comme 
ces  horizons  surnaturels  qu'on  voit  quelquefois  au  fond 
des  rêves. 


GAVARNIE. 


Le  soir,  en  revenant  de  Gavarnie,  je  note  un  moment 
admirable.  Voici  ce  que  je  contemple  de  ma  fenêtre  : 

Lne  grande  montagne  remplit  la  terre  ;  un  grand  nuage 
remplit  le  ciel.  Entre  le  nuage  et  la  montagne,  une  bande 
mince  du  ciel  crépusculaire,  clair,  vif,  limpide,  et  Jupiter 
étincelant,  caillou  d'or  dans  un  ruisseau  d'azur.  Rien  de 
plus  mélancolique  et  de  plus  rassurant  et  de  plus  beau 
que  ce  petit  point  de  lumière  entre  ces  deux  blocs  de 
ténèbres. 


XV 


Luz  est  une  charmante  vieille  ville,  —  chose  rare  dans 
les  Pyrénées,  —  délicieusement  située  dans  une  profonde 
vallée  triangulaire.  Trois  grands  rayons  de  jour  y  entrent 
par  les  trois  embrasures  des  trois  montagnes. 

Quand  les  miquelets  et  les  contrebandiers  espagnols 
arrivaient  d'Aragon  par  la  brèche  de  Roland  et  par  le  noir 
et  hideux  sentier  de  Gavarnie,  ils  apercevaient  tout  à 
coup  à  l'extrémité  de  la  gorge  obscure  une  grande  clarté, 
comme  est  la  porte  d'une  cave  à  ceux  qui  sont  dedans.  Ils 
se  hâtaient  et  trouvaient  un  gros  bourg  éclairé  de  soleil 
et  vivant.  Ce  bourg,  ils  l'ont  bien  nommé  Lumière,  Luz. 

Il  y  a  là  une  rare  et  curieuse  église  bâtie  par  les  Tem- 
pliers; forteresse  autant  qu'église,  avec  son  enceinte  cré- 
nelée et  sa  porte  donjon. 

J'ai  tourné  autour,  entre  l'église  et  le  mur  crénelé.  Là 
est  le  cimetière,  semé  de  grandes  ardoises  où  des  croix  et 
des  noms  de  montagnards  creusés  avec  un  clou  s'effacent 
sous  la  pluie,  la  neige  et  les  pieds  des  passants. 

Une  porte,  aujourd'hui  murée,  était  la  porte  des  cagots. 
Les  cagots  ou  goitreux  étaient  parias.  Leur  porte  était 


HZ.  223 

basse,  autant  qu'on  en  peut  juger  par  la  ligne  vague  que 
dessinent  les  pierres  qui  la  murent. 

Le  bénitier  extérieur  est  un  charmant  petit  bénitier 
byzantin  auquel  adhèrent  encore  deux  chapiteaux  presque 
romans. 

Je  me  suis  arrêté  à  une  inscription  de  tombeau  effacée 
par  'le  temps,  rayée  au  couteau,  couverte  de  poussière. 
On  distingue  quelques  mots  espagnols.  Aqui.  AOris.  Cepen- 
dant les  mots  filla  de...  semblent  indiquer  le  patois.  J'ai  à 
peu  près  déchiffré  la  dernière  ligne,  qui  du  reste  ne  pré- 
sente aucun  sens  : 

SDB    DESER  A     LO     FE 

Les  corbeaux  du  mur  extérieur  de  l'abside  portent  des 
dessins  curieux.  Le  portail  principal,  qui  représente  Jésus 
entre  les  quatre  animaux  symboliques,  est  du  plus  beau 
roman,  ferme,  robuste,  puissant,  sévère.  Il  y  a  des  restes 
de  peintures  sur  le  mur  figurant  des  mosaïques  et  des 
édifices.  L'intérieur  de  l'église  est  une  grange  quelconque. 

Sous  la  voûte  du  portail  de  la  tour  d'entrée,  des  pein- 
tures byzantines,  restaurées  et  à  demi  blanchies  à  la 
chaux,  ont  perdu  beaucoup  de  leur  caractère.  Au  haut 
de  la  voûte,  le  Christ,  avec  la  couronna  impériale.  Au-des- 
sous, des  anges  du  jugement  soufflent  de  leurs  trompettes. 
Cette  inscription  :  svrgite.  mortvv.  venyte.  ad.  jcdicicji. 
Aux  quatre  coins,  quelques  vestiges  des  quatre  évangé- 
listes.  Le  bœuf,  avec  l'inscription  sanc.  lvc.  L'aigle,  avec 
SA^c...  La  moisissure  a  fait  une  nuée  où  le  reste  se  perd. 
Le  lion  ailé,  d'un  beau  style,  avec  l'inscription  sast  marc. 
Dans  l'ombre,  une  tête  d'ange  avec  un  reste  de  légende 

...GTE   MYCHABL. 


XV 


L'ILE    D'OLÉRON 


8  septembre. 

Figurez-vous  une  glace  appliquée  sur  le  sol  et  une 
échelle  couchée  sur  cette  glace,  ou  mieux  encore  une 
fenêtre  posée  à  plat  avec  son  châssis  et  ses  vitres;  donnez 
à  cette  fenêtre  un  quart  de  lieue  de  tour,  vous  avez  un 
marais  salant.  Quand  la  vitre  se  dépolit,  c'est  que  le  sel 
se  fait. 

Représentez-vous  une  langue  de  terre  longue,  plate, 
étroite,  qui,  vue  à  vol  d'oiseau,  apparaîtrait  au  regard 
couverte  de  ces  immenses  fenêtres  laissant  à  peine  entre 
elles  d'étroites  bandes  de  terre  aux  ajoncs  et  aux  tama- 
rins; çà  et  là  quelques  prairies,  quelques  champs  de  vigne, 
qu'on  engraisse  avec  des  varechs  et  qui  donnent  un  vin 
huileux  et  amer,  quelques  bouquets  d'arbres,  quelques 
sentiers;  de  loin  en  loin,  des  villages  blancs  le  long  de  la 
plage  ;  du  côté  de  la  France,  une  bordure  de  fortifica- 
tions; du  côté  de  l'Océan,  un  escarpement  qu'on  appelle 
la  côte  sauvage  ;  à  la  pointe  sud,  des  dunes  semées  de  pins 
qui  annoncent  le  voisinage  des  grandes  landes  ;  couvrez 
cette  terre  de  brumes  grises  et  sales  qui  montent  des 
marais  de  toutes  parts  ;  vous  avez  l'île  d'Oléron. 


r/lLE    D'OLE  ROiN.  225 

Si,  après  avoir  contemplé  Tenserable,  vous  considérez 
le  détail,  la  tristesse  croît  à  chaque  pas  que  vous  faites, 
et  vous  vous  sentez  étreindre  d'un  morne  serrement  de 
cœur. 

Une  grève  de  boue,  un  horizon  désert,  deux  ou  trois 
moulins  qui  tournent  pesamment  ;  un  bétail  maigre  dans 
un  pâturage  chétif;  sur  le  bord  des  marais  les  tas  de  sels, 
cônes  gris  ou  blancs  selon  qu'ils  sont  recouverts  de  chaume 
pour  passer  l'hiver  ou  exposés  au  soleil  pour  sécher;  sur 
le  seuil  des  maisons  les  filles  belles  et  pâles,  les  enfants 
livides,  les  hommes  abattus  et  frissonnants,  peu  de  vieil- 
lards, la  fièvre  partout  ;  voilà  le  petit  monde  lugubre  dans 
lequel  vous  vous  enfoncez. 

On  n'arrive  pas  aisément  à  l'île  d'Oléron.  Il  faut  le  vou- 
loir. On  ne  conduit  ici  le  voyageur  que  pas  à  pas  ;  il  semble 
qu'on  veuille  lui  donner  le  temps  de  réfléchir  et  de  se 
raviser. 

De  Rochefort,  on  le  mène  à  Marennes,  dans  une  façon 
d'omnibus  qui  part  de  Rochefort  deux  fois  par  jour.  C'est 
une  première  initiation. 

Trois  lieues  dans  les  marais  salants.  De  vastes  plaines 
où  s'élèvent,  comme  deux  obélisques  dans  un  cimetière, 
les  beaux  clochers  anglais  à  aiguilles  de  pierre  de  Moise 
et  de  Marennes;  tout  le  long  de  la  route,  des  flaques 
d'eau  verdissante;  à  tous  les  champs,  qui  sont  des  marais, 
d'énormes  clôtures  cadenassées  ;  aucun  passant  ;  de  temps 
en  temps  un  douanier  le  fusil  au  poing  debout  devant  sa 
cabane  de  terre  et  de  broussailles  avec  un  visage  blême 
et  consterné;  pas  d'arbres;  nul  abri  contre  le  vent  et  la 
pluie  si  c'est  l'hiver,  contre  le  soleil  si  c'est  la  canicule  ; 
un  froid  glacial  ou  une  chaleur  de  fournaise;  au  milieu 
des  marais,  le  village  malsain  de  Brouage  enfoncé  dans 
son  carré  de  murailles,  avec  ses  ruines  du  temps  des 
guerres  de  religion,  ses  maison^  basses,  blanchies  comme 
les  sépulcres  dont  parle  la  bible,  et  ses  spectres  qui  gre- 
lottent devant  les  portes  en  plein  midi.  C'est  là  le  premier 
trajet. 

Si  vous  persistez,  à  Marennes  un  cocher  de  coucou 
s'empare  de  vous,  vous  introduit,  vous  quinzième,  dans 
un   récipient  fait  pour  contenir  au  plus  six  personnes  ;  et 

15 


226  PYRÉNÉES. 

ces  quinze  patients  dans  l'intérieur  et  une  montagne  de 
paquets  sur  l'impériale  s'en  vont,  au  trot  boiteux  et  chan- 
celant d'un  unique  cheval,  à  travers  les  landes  et  les 
bruyères  jusqu'à  la  Pointe. 

Là,  si  vous  persistez  encore,  on  vous  débarque  ou  l'on 
vous  embarque,  choisissez  le  mot  que  vous  voudrez,  dans 
un  de  ces  bacs  chanceux  que  les  gens  du  pays  appellent 
des  risque-tout.  Cela  a  trois  matelots,  quatre  avirons,  deux 
mâts  et  deux  voiles  dont  l'une  se  nomme  le  taille-vent. 
Vous  avez  deux  lieues  de  mer  à  faire  sur  cette  planche. 
Les  marins  qui  chargent  le  bateau  commencent  par  mettre 
en  sûreté  dans  le  meilleur  compartiment  les  bœufs,  les 
chevaux,  les  charrettes  ;  puis  on  case  les  bagages  ;  puis 
dans  les  espaces  qui  restent,  entre  les  cornes  d'un  bœuf 
et  les  roues  d'un  chariot,  on  insère  les  voyageurs. 

Là  vous  rêvez,  à  la  discrétion  du  vent,  du  soleil  ou  de 
la  pluie.  Pendant  le  trajet,  vous  entendez  râler  les  passa- 
gers fiévreux  ou  mugir  le  pertuis  de  Maumusson  qui  est  à 
la  pointe  de  l'île  et  que  les  marins  écoutent  de  quinze 
lieues.  Pour  distraction,  on  vous  explique  ce  bruit. 

Le  pertuis  de  Maumusson  est  un  des  nombrils  de  la  mer. 
Les  eaux  de  la  Seudre,  les  eaux  de  la  Gironde,  les  grands 
courants  de  l'Océan,  les  petits  courants  de  l'extrémité 
méridionale  de  l'île  pèsent  là  à  la  fois  de  quatre  points 
différents  sur  les  sables  mouvants  que  la  mer  a  entassés 
sur  la  côte  et  font  de  cette  masse  un  tourbillon.  Ce  n'est 
pas  un  gouffre,  la  mer  paraît  plane  et  unie  à  la  surface,  à 
peine  y  distlngue-t-on  une  flexion  légère;  mais  on  entend 
sous  cette  eau  tranquille  un  bruit  formidable. 

Tout  gros  navire  qui  touche  le  pertuis  est  perdu.  Il 
s'arrête  tout  court,  puis  il  s'enfonce  lentement,  s'enfonce 
toujours  et  décroît  de  hauteur  peu  à  peu.  Bientôt  on  ne 
voit  plus  les  sabords,  puis  le  pont  plonge  sous  la  vague, 
puis  les  vergues  et  les  huniers,  on  ne  distingue  plus  que 
la  pointe  du  mât,  puis  une  petite  ride  se  fait  dans  la  mer, 
tout  a  disparu.  Rien  ne  peut  arrêter  dans  son  mouvement 
lent  et  terrible  la  redoutable  spirale  qui  a  saisi  le  navire. 

Cependant  les  embarcations  qui  calent  peu  d'eau  tra- 
versent hardiment  le  pertuis.  Sans  danger,  vous  disent 
les  marins.  Un  moment  après  ils  ajoutent  :  Pourtant  le 


L'ILE    D'OLÉRON.  '227 

vieux  Monier,  le  pilote  du  château,  n'eut  un  jour  que  le 
temps  de  se  jeter  à  la  mer,  laissant  sa  barque  s'abîmer, 
et  nagea  quatre  heures  avant  de  se  tirer  du  pertuis. 

A  travers  ces  causeries,  on  arrive,  on  amène  le  taille- 
vent,  on  jette  le  câble,  on  pose  le  pont. 

A  droite  une  forteresse  qui  est  une  prison,  à  gauche 
une  plage  hideuse  qui  est  la  fièvre;  on  débarque  entre  les 
deux. 

De  jolies  servantes,  charmantes  avec  leur  immense  coifle 
blanche  qu'elles  portent  avec  grâce,  vous  attendent  sur  le 
musoir,  prennent  votre  valise  et  votre  sac  de  nuit  et  s'en 
vont  devant  vous. 

Vous  passez  le  long  d'un  rempart,  au  pied  duquel  four- 
millent dans  toutes  les  attitudes  du  travail  quelques  cen- 
taines d'hommes  vêtus  de  gris,  hâves,  silencieux,  gardés 
par  des  gendarmes,  creusant  des  tranchées  dans  une  vase 
infecte.  Ce  sont  les  condamnés  au  boulet,  pauvres  soldats, 
la  plupart  déserteurs  par  le  mal  du  pays  ;  nostalgiques  que 
la  loi  ne  flétrit  pas,  qu'un  code  d'exception  punit  sévère- 
ment, et  qui  viennent  mourir  là  quoiqu'ils  ne  soient  pas 
condamnés  à  mort. 

Tout  en  faisant  ces  réflexions,  vous  arrivez  au  Cheval 
Blanc,  qui  est  l'auberge  du  lieu.  Une  bonne  auberge, 
puisque  je  dis  tout.  On  vous  introduit  dans  une  vaste 
chambre  blanchie  à  la  chaux ,  au  milieu  de  laquelle 
s'avance  un  grand  lit  à  baldaquin  faisant  promontoire  à 
la  mode  du  dix-septième  siècle.  Les  murs  sont  blancs,  les 
draps  sont  blancs;  l'hôte  est  cordial,  l'hôtesse  est  gra- 
cieuse ;  tout  convient  et  plaît  en  ce  logis.  Seulement  ne 
regardez  pas  l'eau  qu'on  a  mise  dans  votre  pot  à  l'eau  et 
qu'on  appelle  l'eau  douce  dans  le  pays. 


I 


Le  soir  de  mon  arrivée  à  Oléron,  j'étais  accablé  de  tris- 
tesse. 

Cette  île  me  paraissait  désolée,  sinistre,  et  ne  me  déplai- 
sait pas.  Je  me  promenais  sur  la  plage,  marchant  dans  les 
varechs  pour  éviter  la  boue.  Je  longeais  les  fossés  du  châ- 
teau. Les  condamnés  venaient  de  rentrer,  on  faisait  l'appel, 


228  PYRÉNÉES. 

et  j'entendais  leurs  voix  répondre  successivement  à  la  voix 
de  rofïicier  inspecteur  qui  leur  jetait  leurs  noms.  A  ma 
droite  les  marais  s'étendaient  à  perte  de  vue,  à  ma  gauche 
la  mer  couleur  de  plomb  se  perdait  dans  les  brumes  qui 
masquaient  la  côte. 

Je  ne  voyais  dans  toute  l'île  d'autre  créature  humaine 
qu'un  soldat  en  faction,  immobile  à  la  corne  d'un  retran- 
chement et  se  dessinant  sur  le  brouillard.  A  peine  pou- 
vais-je  distinguer  au  loin  à  l'horizon  la  petite  forteresse, 
isolée  dans  la  mer  entre  la  terre  et  l'île,  qu'on  appelle  le 
pavé.  Aucun  bruit  au  large,  aucune  voile,  aucun  oiseau. 
Au  bas  du  ciel,  au  couchant,  apparaissait  une  lune  énorme 
et  ronde  qui  semblait  dans  ces  brumes  livides  l'empreinte 
rougie  et  dédorée  de  la  lune. 

J'avais  la  mort  dans  l'âme.  Peut-être  voyais-je  tout  à 
travers  mon  accablement.  Peut-être  un  autre  jour,  à  une 
autre  luure,  aurais-je  eu  une  autre  impression.  Mais  ce 
soir-là  tout  était  pour  moi  funèbre  et  mélancolique.  Il  me 
semblait  que  cette  île  était  un  grand  cercueil  couché  dans 
la  mer  et  que  cette  lune  en  était  le  flambeau. 


NOTE 


Le  8  septembre,  Victor  Hugo  écrivait  : 

«  J'avais  la  mort  dans  l'àme.  »  —  «  Ce  soir-là  tout  était  pour 
moi  funèbre.  »  —  «  Il  me  semblait  que  cette  petite  île  était  un 
grand  cercueil  couché  dans  la  mer.  » 

Le  lendemain,  Victor  Hugo,  fuyant  l'ile  malsaine  où-  il  avait 
vécu  sous  cette  oppression,  était  à  Rochefort.  En  attendant  le 
départ  de  la  diligence,  il  entra  dans  un  café,  où  il  demanda  de  la 
bière.  Ses  yeux  tombèrent  sur  un  journal. 

Tout  à  coup,  un  témoin  le  vit  pâlir,  porter  la  main  à  son  cœur 
comme  pour  l'empêcher  d'éclater,  se  lever,  sortir  de  la  ville  et 
marcher  comme  un  fou  le  long  des  remparts. 

Le  journal  qu'il  avait  lu  racontait  la  catastrophe  de  Villequier. 

Cinq  jours  auparavant  —  le  4  septembre  1843  —  sa  fille  Léo- 
poldine  a%ait  péri  dans  une  promenade  sur  la  Seine. 

Elle  était  mariée,  depuis  six  mois  à  peine,  à  Charles  Vacquerie, 
qui,  ne  pouvant  la  sauver,  avait  voulu  mourir  avec  elle. 

Ils  sont  enterrés  à  Villequier,  dans  le  même  cercueil. 

C'est  ainsi  que  fut  interrompu  le  voyage  des  Pjrrénées.  Le 
malheureux  père  revint  précipitamment  à  Paris. 

On  a  lu,  et  on  lira  éternellement,  dans  les  Contemplations,  les 
admirables  et  douloureux  poèmes  intitulés  Pacca  mee. 


TABLE 


I 


Pages. 

Avertissement 1 

1839 

ALPES 

I.  LccBRNE.  —  Lb  Hont   Pilate 5 

II.  Berne.  —  Le  Rigi 21 

III.  Les  Bateleurs •.  .  .  .  37 

IV.  Scr  la  route  d'Aix-les-Bai?(s 50 

V.  Genève 52 

1843 
PYRÉNÉES 

I.    La  Loire.  —  Bordeaux 57 

IL.   De  BoRDEAix  A  Bayonne 68 


232  TABLE. 

Pages. 

III.  Bayonne.  —  Le  Charnier  de   Bordeaux 78 

IV.  Biarritz 96 

V.  La  charrette  a  boeufs 106 

VI.  De  Bayonne  a  Saint-Sébastien 108 

VIL     Saint-Sébastien 115 

VIIL  Pasages 124 

IX.  Autour  de  Pasages 152 

X.  Leso 16i 

XI.  Pampelune 173 

XII.  La  cabane  dans   la  montagne 205 

XIII.  Cauterets 214 

XIV.  Gavarnie 218 

XV.  Luz 222 

XVI.  L'ILE  d'Oléron 224 


Note 229 


Lib.-Imp.  réunies,  7,  rue  Saint-Benoît,  Paris. 


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